Préambule
(p. 7-8)
© Les presses du réel / Mamco / l'auteur
Longtemps vous avez pensé que l'art vous permettrait d'accroître vos
compétences perceptives, qu'il ferait de vous un spectateur maître de
lui-même et de son rapport à l'œuvre. Puis vous avez plongé les yeux
dans
Mirror Vortex de
Robert Smithson et avez tenté de comprendre
son voyage au Yucatán. Vos certitudes se sont évanouies. « Pourquoi
ne pas reconstruire notre incapacité à voir ? » demande, en effet,
Smithson à l'issue de son périple mexicain. Et si vous venez à glisser,
en criant de joie et de peur tout à la fois, tel un enfant, sur les toboggans
de
Carsten Höller, dans un musée transformé en
amusement park,
ou si vous fermez les yeux, au bord de l'épilepsie, devant les centaines
d'ampoules clignotantes de son
Light Wall, le renversement de vos
convictions prendra encore de l'ampleur. Pendant les quelques secondes
de la chute ou de votre exposition à ces battements lumineux, vous ne
vous contrôliez plus, vous n'étiez plus vous-même. Pourquoi ne pas
construire notre capacité à nous perdre ?
Longtemps vous avez également cru que l'art avait pour vocation
de donner du sens. Puis vous avez parcouru les livres d'
Ed Ruscha et
avez compris que l'une des tâches de l'œuvre pouvait être de s'efforcer
de n'en pas donner. Une photographie de station-service, de piscine ou
de cactus qui ne veut être rien d'autre qu'une photographie de stationservice,
de piscine ou de cactus. Ce littéralisme foncier, vous en avez
perçu un écho tout contemporain quand Martin Creed décida d'emprunter
les voies de l'algèbre pour énoncer son credo esthétique : « le
monde entier + l'œuvre = le monde entier ». L'art, en quête d'une hypothétique
neutralité, proclamait sa valeur : un zéro.
Depuis quelque temps déjà, vous vous étiez fait une raison : la
réification est une fatalité pour l'art, l'art est peut-être même l'autre
nom de la réification.
Marcel Broodthaers et
Andy Warhol, chacun à
sa manière, vous en avaient forgé la triste conviction. Mais vous fréquentiez
assidûment les
Furniture Sculptures de
John M Armleder, qui ne se soucient plus aucunement de l'essence de l'art, promise, dit-on,
depuis
Manet. L'inédit formalisme postmoderne de ces œuvres aux
libres manipulations de styles et d'objets, pratiquées en l'absence de
toute hiérarchie et de toute susceptibilité ontologique, ouvre une
perspective inouïe : envisager la réification comme une fête. Cela vous
fut un réconfort, car, il vous avait fallu l'admettre, les grandes tentatives
historiques de résistance à la réification avaient, pour diverses
raisons, connu l'échec. L'énoncé conceptuel était devenu une image et
le certificat, une précieuse relique. Pourtant, dans les premières années
du siècle nouveau, les quelques « situations scénographiées » de Tino
Sehgal auxquelles il vous a été donné d'assister, et que, l'artiste y
veille, rien ne vient documenter, ont marqué, d'une façon inattendue,
la reprise du projet anti-réificateur. Entre la promesse d'une fête et
la relance d'une entreprise d'émancipation à l'égard d'un universel
devenir-chose de l'art, la conjoncture avait décidément changé.