Avant-propos
Yves Aupetitallot
(p. 7-9)
© Le Magasin, l'auteur
Le présent livre qui accompagne l'exposition
éponyme clôt un projet en deux volets dédié aux années 1980.
Sa partie inaugurale
(1) était construite autour de la mise
en exergue de l'espace privé et de l'espace public. Face au
constat « de la fin des grands récits » et de l'achèvement supposé
du moderne, les artistes se sont en effet évertués soit
à montrer la nécessité de la réactivation de ce dernier soit à
prendre acte de la réduction de la sphère publique à celle du
privé et de la domesticité.
Dans les faits, chacun a plus ou moins endossé un positionnement
sociétal intermédiaire, celui de la tribu ou du clan,
révélant ainsi le symptôme d'une désagrégation du modèle
édifié au sortir de la seconde guerre mondiale. Qu'ils se solidarisent
au prétexte de leur géographie, de leur voisinage (les
lieux et groupes des quartiers new-yorkais) ou de leur partage
d'intérêts divers (
À Pierre et Marie et
Pour vivre heureux, vivons
cachés en France,
Brown Boveri à Milan), bon nombre d'artistes
ont agi dans une communauté que l'émergence de médias et
de programmes spécifiques reflète. En ce sens, la nature de
l'espace dessiné pour le premier volet de notre exposition par
Michael Smith, une chambre collective dans laquelle étaient
évoqués et diffusés ces programmes, en rappelait l'évidence
(2).
L'autre évidence, suggérée cette fois-ci, est bien celle
d'une modification, voire même d'un épuisement de la figure
dialectique d'opposition entre public et privé. La décennie
est marquée par l'émergence d'un espace médiatique omniprésent
qui se concluera par l'apparition générale du web.
La société, entre ces notions de privé et de public, aurait été
d'abord l'espace d'un flux continu d'images et de représentations
dévolues à une spectacularisation généralisée.
Notre second volet est celui de ce troisième espace,
ou tout au moins de celui des matériaux, des images et
des représentations, qu'il emprunte et qu'il reproduit pour
construire une critique de la représentation ou une théâtralisation
de ce même champ et de sa psyché.
Dès 1977, l'exposition de Douglas Crimp,
Pictures (3), marque
selon les mots de son auteur « l'abandon des techniques
traditionnelles d'expression » et conséquemment du modernisme
lui-même. Cet abandon est la résultante du déplacement
de la production artistique qui s'affranchit de ses limites
formelles et perceptuelles pour s'affilier avec d'autres champs
et d'autres pratiques. Parmi eux, l'industrie culturelle, les
médias et la production artistique elle-même sont tout
particulièrement sollicités par les artistes. Ils y confisquent
des images et les soumettent à des modes et à des outils de
production diversifiés. Ces répertoires iconographiques et ces
imageries, dont l'appropriation est le mode de constitution,
sont repris comme tels ou sont transformés, simulés, copiés.
Leur corruption est produite par diverses formes de mise en
œuvre empruntées à l'art du siècle, le collage, l'assemblage, le
photomontage ou par l'appropriation d'un médium pour en
restituer un autre, la performance par exemple qui produit
de la peinture. Ces déplacements empruntent pour une bonne
part la procédure allégorique du readymade duchampien ;
dans son déplacement l'image appropriée change de sens.
Ce livre comme l'exposition prétendent rendre compte
de ces déplacements à partir de quelques exemples soit de
groupes d'œuvres soit du regroupement de quelques textes.
Encore faut-il souligner notre souci d'une vue générale plus
large que celle de la seule école new-yorkaise dont la galerie
Metro Pictures est le cœur
(4). Cette scène, qui est engagée
dans une critique de la représentation et des médias, institue
le déplacement de la fonction de l'artiste. Manipulateur de
signes, il fait l'usage des outils et des matériaux de la représentation
qu'il critique. En revanche, la scène artistique européenne
et pour une autre part la scène new-yorkaise, notamment
de l'East Village autour de Gracie Mansion, Patti Astor et
de Tony Shafrazi, si elles se livrent à ces mêmes déplacements,
n'en partagent pas les objectifs. À la différence d'une déconstruction
des signes constitutifs de ces images et un retournement
en pleine lumière de leur fonction idéologique, ces
autres scènes se joueraient plus d'une théâtralisation de leurs
effets et de leur mise en scène. La présentation new-yorkaise
des artistes allemands en 1981 et en 1989 sera l'occasion de tensions
sur cette ligne de fracture. Hal Foster, Donald B. Kuspit,
Benjamin H. D. Buchloh et Peter Schjeldahl en seront les
armes plumitives
(5).
L'exposition s'est construite dans un équilibre réfléchi
entre des contraintes de tout ordre et des choix de regroupement
d'artistes et d'œuvres.
Nous avons tenté, comme dans son premier volet, de
construire tout aussi bien une réalité géographique de la
période, que la diversité de ses représentations à partir des
caractères les plus significatifs qui autorisent le rassemblement
de leur production.
Le visiteur de l'exposition sera ainsi conduit d'un
groupe de pièces dévolues à la psyché comme sujet (la tentation
néo-surréaliste de la décennie) au déplacement du médium
(le déplacement de la reproduction photographique vers la
technique du dessin) ou encore à la théâtralisation représentée
du pouvoir et de l'art (
Louis XIV Tanzt de Rüdiger Schöttle).
Les déplacements dont il est question sont ceux des
images, soit pour en rendre visibles les signifiants soit pour
en nourrir des récits théâtralisés ; ils sont également ceux
des constituants formels de l'image et des répertoires iconographiques
qu'ils déclinent.
Cette question de l'image et des (re)présentations est
aussi celle de la monstration de l'œuvre, de son accrochage
dans un display d'ensemble voire dans certains cas dans
l'essai visuel qu'est le catalogue ou le livre
(6).
La décennie a peu raisonné cette question tout en l'expérimentant
constamment. La disqualification de l'esthétique
moderniste à l'œuvre est aussi celle de la boîte blanche qui en
est issue. Les accrochages se densifient, occupent l'entier des
parois et des espaces, se déjouent de la hiérarchisation des
pièces qui les composent et de leur autonomie.
Nous avons choisi d'évoquer cette question dans ce
catalogue. Pour ce faire nous republions trois textes dans
sa dernière partie. Une mise en perspective à l'échelle des
avant-gardes avec Germano Celant, le script de l'accrochage de l'exposition inaugurale de Rudi Fuchs au Castello di Rivoli
et le texte de Judith Barry publié dans le catalogue de l'exposition
Damaged Goods dont elle a fait le design
(7). En complément
de ces textes nous avons rassemblé des vues d'expositions
collectives organisées par des artistes, des vues de certaines
de leurs expositions indviduelles ou de pièces-installations
particulières. En conclusion, nous donnons à voir des vues
de notre première exposition.
Souhaitons que l'ensemble de ces matériaux puissent
contribuer à une meilleure connaissance de cette décennie.
Que soient remerciés ici celles et ceux qui ont contribué
à sa réalisation.
1
Espèces d'espace, 12.10.2008-4.01.2009.
2 Ont été principalement évoqués les programmes de Mica TV,
Paper Tiger TV , Deep Dish, TV Party, Patato Wolf et All Color News.
3
Pictures, Artists Space, N ew York, 24.09-29.10.1977.
4 Un tout premier bilan de ce seul aspect est réalisé dès la fin de
la décennie par le MOCA de Los Angeles avec l'exposition
Forest of Signs:
Art in the Crisis of the Representation (7.05-13.08.1989). La toute récente
exposition new-yorkaise
The Pictures Generation 1974-1984 (The Metropolitan
Museum of Art, New York, 21.04-2.08.2009), en reproduit le schéma
qui semble en passe de devenir dominant dans les institutions muséales
nord américaines.
5 En 1981, une série d'expositions solo se déroule dans les galeries
new-yorkaises et en 1989 le Guggenheim présente l'exposition
Refigured
Painting: The German Images 1960-1988. À cette occasion, la réaction
du critique du Village Voice, Peter Schjeldahl, en marque le point
de crispation le plus prononcé.
6 Cf. les catalogues des expositions de la Fondation Deste, notamment en
1988 celui que dessine Dan Friedmann pour l'exposition
Cultural Geometry
organisée par Jeffrey Deitch.
7 Proches de
Dan Graham, Judith Barry et Ken Saylor ont également
réalisé en 1988 le design de l'exposition du New Museum
Impresario:
Malcom McLaren and the British New Wave. Dans le cercle de
Dan Graham,
l'un des exemples récurrents du design d'exposition est Emilio Ambasz
qui a été curateur du département design du Museum of Modern Art de
New York entre 1970 et 1976. On lui doit notamment en 1972
Italy: The New
Domestic Landscape, dont le catalogue et l'exposition sont des références
constantes de
Dan Graham.