Brisset en neuf points
(p. 137)
Brisset est un prince sans rire.
Brisset, Pierre ou Jean-Pierre, sera toujours Brisset (1837-1919).
Brisset est une méthode d'évasion.
Brisset est un post-symboliste qui, sans le savoir et par anticipation, ajoute au mot une esthétique cubiste-dynamique et dada.
Brisset préconise la pratique de la musique des scie-mots parce qu'il en restera toujours quelques coacs.
Brisset est un inventeur, un grammairien, un prophète, le 7e Ange de l'Apocalypse et le Rénovateur de la pensée biologique.
Brisset est le sauveur de la langue française.
Brisset est un pataphysicien inconscient.
Brisset est un gars valable.
Comment et pourquoi un texte jugé scandaleux,
irrationnel et énigmatique, qui ne relève pas du
champ littéraire, y entre en 1912.
(p. 11-15)
Parce qu'il est hors du commun, qu'il est
sérieusement drôle (dans tous les sens du terme),
obsessionnel et exhilarant, qu'il résiste, qu'il
présente des théories tout à fait scientifiquement
irrecevables (l'homme descend de la grenouille),
qu'il procède pour ce faire par des calembours à
caractère souvent sexuel, voire pornographique
– parce qu'il est donc ni convenable ni normatif, ce
texte fait rire, il inquiète, il fascine, il fait irruption.
Ainsi apparaît-il comme un des sommets de
l'esprit dada par anticipation, une des culminations
pataphysiques, un exemple fétiche d'écriture
« automatique », un cas génial de
pholilittérature et
l'occasion d'hyperboles.
Quand, à l'automne ou au plus tard à l'hiver 1912,
Jules Romains (le futur auteur de
Knock) le
découvre, ce texte fait interférence dans la série
convenue des œuvres qu'on a l'habitude de
considérer comme telles. Jules Romains est aussi sûr
de surprendre ses contemporains qu'il a été luimême
surpris. En apportant chez
Apollinaire ces
textes, il est convaincu de faire circuler parmi les
artistes et les écrivains « d'avant-garde » alors présents
à Paris un souffle bien dans l'air du temps, un air de fête avant la catastrophe (la guerre de 14-18)
(3), un air
de dissociation (Brisset est carrément au-delà des
limites de la science et de la littérature), une
curiosité, du neuf. Ce à quoi le lecteur se sent
radicalement étranger – « exote » – devrait avoir
chance d'arrêter l'attention. Dans un monde déjà tant accaparé par le merveilleux des progrès
technologiques (le cinéma, le téléphone, la
télégraphie sans fil, l'aviation, les machines, le
phonographe, la radiographie, qui accaparent bien
plus que l'art et la littérature) et les menaces
réitérées de guerre, la surprise et la blague se doivent
d'être au rendez-vous. L'anecdote selon laquelle,
– avisant avec Fernand Léger des hélices lors d'une
visite au salon de l'aéronautique de 1912 –,
Duchamp demande à
Brancusi s'il peut faire ça, est significative. Comment en 1912 provoquer
l'étonnement de ses contemporains
(4) ? Le scénario
Brisset s'avère fascinant. L'intérêt de Duchamp pour
la peinture de
Louis M. Eilshemius (1864-1941)
(il le découvre en 1917) se situe dans cette sensibilité
subversive, attentatoire et curieuse de formes
incongrues et inédites. Il s'agit aussi de mettre en
évidence qu'« une œuvre en soi n'existe pas ». « C'est
une illusion d'optique, dit Duchamp. Elle n'est faite
que pour être vue par les gens qui la regardent. […]
Vous pourriez inventer un faux artiste. Ce qui arrive
aurait pu être complètement différent. Regardez ces
pauvres choses d'Afrique (il montre les sculptures
africaines et précolombiennes) si importantes pour
nous. Nous avons fait l'art moderne
(5). » C'est insister
sur l'historicisation de l'institutionnalisation de ce
qu'est l'art ou la littérature comme code. Aux yeux
d'un tout jeune professeur qui est encore un inconnu
et qui a pour ambition d'écrire (Jules Romains),
cela va de soi : Apollinaire et ses amis doivent être
confrontés aux textes de Brisset
(6). L'aventure
commence là. N'appartient-il pas aux poètes et
artistes de l'insolite, aux mauvais esprits d'exception, d'explorer ces mondes nouveaux de l'art des fous,
de l'art des enfants, de l'art des sauvages, de l'art des
spirites, de l'art des civilisations anciennes, de l'art
des naïfs ? Quelques mois avant cette apparition
notoire de Brisset dans le monde parisien des
Lettres, des Arts et des Sciences, n'a-t-on pas
découvert au théâtre Antoine les
Impressions
d'Afrique de Raymond Roussel ? Apollinaire n'a-t-il
pas salué l'événement tel l'avènement d'un nouvel
Ubu roi ? et Marcel Duchamp, qui l'accompagne avec
Gabrielle Buffet-
Picabia, n'en est-il pas
tourneboulé ? « La folie de l'insolite
(7) » l'a séduit
durablement et, quarante-cinq ans plus tard, il
« assure mal comprendre qu'on puisse en être encore
à Rimbaud, à Lautréamont, après l'immense
chirurgie sémantique effectuée par Roussel et
Jean-Pierre Brisset
(8) ». Il s'agit de rendre comme
vierges les sens du public.
3. C'est ainsi qu'est décrit l'épisode Brisset par Stefan Zweig (
cf. M. Décimo, Jean-Pierre Brisset, Prince des penseurs, inventeur, grammairien et prophète, Dijon, Les presses du réel, 2001, p. 182-183).
4.
Coa?…
contempo-rains.
5. M. Duchamp, dans Dore Ashton, juin 1966,
Rencontre avec Marcel Duchamp, Paris, L'échoppe, 1996, p. 14.
6. « La surprise est le grand ressort du nouveau » clamera un peu plus tard Apollinaire : « L'Esprit nouveau et les poètes » (26 novembre 1917),
Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Pléiade t. II, 1991, p. 949.
7. M. Duchamp,
Entretiens avec Pierre Cabanne [1966], 1995, Paris, Somogy, éditions d'art, p. 42.
8. M. Duchamp dans Jean Schuster, « Marcel Duchamp, vite »,
Le Surréalisme, même, n° 2, printemps 1957, p. 144.