Préface (p. 5-25)
Guillermo de Torre est presque inconnu en France.
Bien évidemment, la réputation de certains auteurs
est accrue par des efforts de diffusion et surtout une
envie de faire connaître leur oeuvre. Or, l'oeuvre
précoce de cet écrivain se place sur un plan
problématique ; les plans théorique et artistique sont
chez lui indissociables, et son oeuvre poétique ne
peut être isolée, présentée comme une oeuvre
individuelle : elle est représentative de l'évolution
générale des mentalités et des esthétiques, elle est
une intellectualisation de ces phénomènes. Les
artistes à la fois poètes et critiques ont souvent ce
défaut d'imprimer le tempérament de leurs théories
à leurs créations ; la maladresse voire la lourdeur de
style des créations artistiques (manifestes ou poèmes)
de Guillermo de Torre en témoignent et pour cette
raison, la lecture de ses poèmes rebute au premier
abord. Cela ne doit pas masquer le rôle essentiel de
son activité (dans la constitution des nouvelles
générations littéraires espagnoles) et la nécessité
historique de ses textes théoriques.
L'Espagne des années 1920 est en pleine phase de
rénovation, de transformation de la littérature. Pour
faire pendant au pessimisme antérieur, la nouvelle
génération est attirée par la joie (qui flirte souvent
avec naïveté) et un amour excessif de la nouveauté
ainsi que du concept d'avant-garde. Ces précurseurs n'ont pas cherché à imposer de nouvelles directives
mais à expérimenter et – pourrait-on dire – à tester
les nouvelles voies proposées par les diverses
tendances artistiques européennes voire à en
développer une qui pourrait contenir toutes les
autres. Et à l'exception de quelques figures majeures
de la littérature du XXe siècle comme Jorge Luis
Borges, ces artistes demeurent relativement
méconnus. Comme si cette génération faisait son
propre sacrifice pour en annoncer une autre,
dressant un état des lieux des dernières esthétiques
pour permettre à la génération suivante de grandir
avec ces nouvelles ressources pour s'en affranchir
ensuite. Les poètes de la Génération 27 (parmi
lesquels Federico García Lorca, Jorge Guillén ou
Rafael Alberti) auraient-ils pu développer une
oeuvre si personnelle et spontanée sans les ouvreurs
de portes qu'ont été les Ultraïstes ? Ils ont assimilé
les théories Ultraïstes avec lesquelles ils ont grandi
(Federico García Lorca appelait Guillermo de Torre
« maître », dans sa correspondance), ils sont la
génération née avec l'euphorie (presque naïve
d'Ultra) et libérée de toute esthétique codifiée.
La période qui nous occupe dans cet
ouvrage (celle des années 1920) est celle de
l'expérimentation, de la curiosité, lesquelles sont
favorisées par un phénomène européen qui s'amplifie
à ce moment en Espagne : le développement des
revues, qui deviennent un lieu privilégié de la vie
littéraire. Les revues avant-gardistes essentiellement, à faible tirage, sont, pour les jeunes poètes le lieu de
ces expérimentations. Tout commence avec la revue
Los Quijotes en 1915, fondée, dirigée et imprimée
par l'anarchiste Emilio G. Linera (ce qui rappelle
d'ailleurs les débuts du Dadaïsme zurichois, quand
les publications sortaient des presses de l'anarchiste
Julius Heuberger). Cette revue fédère les écrivains en
devenir, et, en guise de couverture, place un portrait
différent à chaque numéro de ces illustres inconnus.
La revue se distingue des autres : elle ne consacre pas
les valeurs sûres mais glorifie la nouveauté.
Los Quijotes participe également de la diffusion de la
nouvelle poésie française, faisant connaître des
poèmes de Reverdy ou
Apollinaire, alors méconnus
en Espagne. Même si la revue s'éteint en 1918, elle
aura tracé les grandes lignes : un espoir placé dans
les écrivains de la nouvelle génération et une
curiosité pour les avant-gardes européennes
(et en particulier les avant-gardes françaises).
L'Ultraïsme se développe alors sur ces bases.
Les futurs Ultraïstes se réunissent dans les cafés
et parlent des différents -ismes européens. En
particulier le créationnisme de Vicente Huidobro
(de visite à Madrid) fait sensation auprès de ces
jeunes, qui y voient une forme aboutie des -ismes
contemporains. L'Ultraïsme prolongera ce
phénomène de circulation (et de diffusion) des
courants avant-gardistes. Les revues Ultraïstes
n'apparaissent pas alors comme des feuilles de
propagande pour défendre leur propre chapelle, mais bien plus comme une auberge espagnole, un
bordel des dernières tendances, ou une table
d'expérimentation pour jeunes poètes. Outre Vicente
Huidobro, deux personnalités également de séjour à
Madrid jouent un rôle prépondérant dans
l'importation de la poésie française. Le couple
Delaunay s'était installé une première fois en 1914
à Madrid. Après plusieurs périples dans la péninsule
Ibérique (notamment à Barcelone et au Portugal),
le couple se fixe quelques années à Madrid, où leur
maison sert de lieu de rencontre pour les jeunes
artistes madrilènes, parmi lesquels Guillermo de
Torre. Grâce aux Delaunay, ces artistes découvrent
ou redécouvrent Apollinaire, Cendrars et le
Douanier Rousseau, mais également le mouvement
Dada. Robert Delaunay avait été contacté au
Portugal par
Tristan Tzara en 1917 pour participer à
la revue
Dada. L'adresse de Tristan Tzara circulera
lorsque les Delaunay retrouveront les jeunes
écrivains madrilènes.
Commence alors, dans les cercles d'avant-garde,
un travail de diffusion d'un intrigant et attractif
mouvement : Dada. La revue
Grecia en fera un de
ses principaux combats. Née à Séville, cette revue,
dès son lancement en 1918, s'affirme par sa volonté
de s'ouvrir aux nouvelles générations de poètes
espagnols : on trouve de jeunes écrivains totalement
inconnus comme Federico García Lorca ou Jorge
Luis Borges (qui y fait paraître son premier poème,
Hymne à la mer), mais aussi la génération Ultraïste, laquelle se cherche un univers de référence, dont la
nouvelle poésie française fait partie. Le jeune
Guillermo de Torre fait alors son apparition dans ses
colonnes, et le premier poème français qu'il traduit
témoigne de la poésie qu'il aime :
La Grande
Complainte de mon obscurité de Tristan Tzara est
publiée le 20 juillet 1919. Guillermo de Torre,
victime de Dada, engagera entre juillet et septembre
une régulière chronique,
Album de portraits / mes amis
et moi, dans laquelle celui qui se présente comme
« le neveu officiel de Mme Dada
(1) » propose aux
lecteurs une liste d'artistes pouvant être divisée en
trois catégories. En premier figurent les amis
d'Espagne et les proches de l'Ultraïsme : Mauricio
Bacarisse, Eugenio Montes, Norah Borges, Alfonso
Reyes, Pedro Garfias, Isaac del Vando Villar, Rafael
Cansinos-Assens, mais aussi Guillermo de Torre luimême.
La deuxième catégorie inclut les poètes
contemporains, parmi lesquels on trouve en bonne
place les Français (Blaise Cendrars, Jean Cocteau,
Max Jacob). Et la troisième regroupe les Dadaïstes et
apparentés, dont Tristan Tzara,
Francis Picabia,
Philippe Soupault, Céline Arnauld, Paul Dermée, et
deux figures moins attendues : Jacques Edwards et
Ramon Gómez de la Serna, ce dernier étant aux yeux
de Guillermo de Torre, « de la même façon que Max
Jacob, un précurseur méconnu de Dada
(2) ». Quant à Jacques Edwards, voici le portrait qui en est dressé :
« Joaquin Edwards. Joyeux, plein de jeunesse et
d'ironique humour, il a rencontré en Dada la femme
désirée, son amie la plus intime, sensuelle et très
fidèle, qui ne le tromperait jamais, sourira toujours à
ses côtés et sera un élément décoratif et amusant
dans sa vie mondaine, plus incomparablement
plaisant que le whisky ou la roulette
(3). » Dada, par la
place exceptionnelle que Guillermo de Torre lui
offre, entre donc dans l'univers familier des
Ultraïstes. Que représente alors Dada pour
fasciner autant ? Le mot « Dada » à lui seul a-t-il
permis, comme ce fut le cas dans de nombreux
autres foyers, par son pouvoir évocateur, que le
mouvement s'implante en Espagne ?
Dans leur démarche de diffusion, les
collaborateurs de
Grecia construisent
involontairement l'identité de Dada (d'ailleurs,
n'est-ce pas le problème plus généralement de Dada,
dont l'identité a été créée par les diffuseurs ?). La
particularité hispanique est de présenter Dada
presque exclusivement comme un mouvement
littéraire, auquel viennent se greffer des
personnalités (comme Pierre Reverdy) qui pourtant
s'en sont tenues à l'écart. Une des principales
contributions à la construction de cette identité a été réalisée avec la
Petite Anthologie Dada publiée dans le
n° 3 de la revue
Grecia de novembre 1919. Cette
petite anthologie se base essentiellement, comme
l'avoue d'ailleurs son auteur Rafael Lasso de la Vega,
sur les textes réunis dans l'
Anthologie Dada publiée à
Zurich le 15 mai 1919 : elle comprend
Catastrophe
d'Albert-Birot,
Elle a deux chevaux de Perez-Jorba,
Globe de Reverdy,
Trombone à coulisse de Ribemont-
Dessaignes et enfin
Raccroc de Tzara. Seuls
Enfants
de troupe de Cocteau
(4) et
Étang m'a emporté au Chili de
Picabia n'ont pas été puisés dans l'
Anthologie Dada.
Ainsi, en présentant une telle anthologie, avec sept
poètes dont quatre n'appartiennent pas au
mouvement Dada (Perez-Jorba, Albert-Birot,
Reverdy, Cocteau), la revue
Grecia donne (malgré
elle) une idée vague (et très ouverte) de l'identité
Dada.
Les premières tentatives de diffusion de la poésie
française par Guillermo de Torre se réalisent de la
même façon. À la différence près que, cette fois, ce
n'est pas la poésie française qui est appropriée par
Dada, mais Dada qui s'impose comme le lieu de la
nouvelle poésie française. Dans le n° 36 de
Grecia du
20 décembre 1919, Guillermo de Torre propose un
Florilège – miniatures de la nouvelle poésie française.
Le sommaire de ce florilège est certes éclectique
(Apollinaire, Soupault, Reverdy, Aragon, Breton, Dermée,
Picabia, Morand), mais il suffit de se
demander où Guillermo de Torre a puisé ces textes
pour se faire une idée des revues qui incarnent pour
lui cette nouvelle poésie française. Ainsi, seul
Vers le
Sud d'Apollinaire est extrait du n° 12 de
Nord-Sud,
alors que tous les autres poèmes proviennent de
revues Dadaïstes :
Un beau jour de Morand est extrait
de
Littérature, n° 3,
Servitudes de Soupault,
Statue
d'Aragon,
Lafcadio de Breton sont extraits de
Dada
4-5,
Regard de Reverdy est extrait de
Dada 3, enfin
Sans Titre de
Picabia provient de
391, n° 8. Sans
mentionner une seule fois le nom de Dada dans ce
Florilège, Guillermo de Torre propose pourtant aux
lecteurs de
Grecia une vision très particulière de ce
qu'est la littérature française. Le panthéon littéraire
français contemporain s'établit alors subjectivement
et arbitrairement et s'assimile à l'activité strictement
Dadaïste. La revue
Grecia continuera par la suite de
promouvoir l'activité Dadaïste, traduisant les
poèmes, les textes polémiques (comme
Non, seul
plaisir de Ribemont-Dessaignes), présentant des
portraits liminaires (de Dermée, Tzara ou
Picabia) et
consacrant régulièrement des chroniques à leurs
publications (comme pour
Dada 4-5 ou
391, n° 9).
Toutefois, par cette intense activité promotionnelle,
la revue contribuera à renforcer l'accueil réservé de
la presse.
Dada n'étant pas entré en Espagne par le fracas
des grandes manifestations (les Ultraïstes se sont
chargés de cela sous leur propre étiquette) mais par les revues Ultraïstes, la presse espagnole n'a pu se
faire une opinion de Dada qu'au travers des textes
traduits, des échos et des clichés internationaux. Ces
clichés (notamment celui portant sur le langage)
alimentent les premiers articles parus, comme celui
de Ricardo Baeza :
Le grand désespoir des Dadaïstes est de devoir
s'exprimer dans un langage donné. Mais il semble
que cela ne manquera pas d'être réparé. Les
philologues du groupe ont fondé un Institut
d'études dadaïstes, et s'occupent activement à
créer un langage « ad hoc », où la phonétique est
principalement influencée par les bruits naturels
et mécaniques. Ils disent que parmi ceux qu'on
connaît déjà, ils ne prendront que quelques
interjections, suffisamment expressives des tribus
d'Afrique Centrale et de l'Archipel malais (5).
La presse se montre complètement
incompréhensive envers ces expérimentations
sémantiques qu'elle considère comme des
amusements de fumistes, ce qu'indiquent des articles
aux titres significatifs comme
Une nouvelle école
littéraire : le Gagaïsme (6) ou
Dada et Toutou (7). Cette incompréhension bornée s'accompagne rapidement
d'un désintérêt et d'un rejet affiché :
« Durant la guerre, le même Picabea (sic), avec
Maria Luarencin (sic), pas moins, avait lancé sa
revue 193 (sic), ou un tout autre numéro, qui
n'était rien d'autre que celui de sa maison dans
l'avenue de la République argentine. Picabia
faisait des dessins géométriques, qui étaient
comme des squelettes de machines, et un écrivain
juif perpétuait les délires de Max Jacob et de Jean
Cocteau. Mais tout cela ne servit à rien. Ces
hommes étaient loin de la guerre, spirituellement
comme géographiquement, et les écrivains
catalans n'aimaient pas plus que les Français les
héroïques abnégations. ‘Je m'en fiche, moi, de
l'Alsace-Lorraine' nous disait Picabia.
Naturellement, nous aussi, nous nous en fichons,
nous nous fichons des Picabia et de leurs arts (8). »
Même dans les villes dans lesquelles Dada n'a pas
posé le pied, comme Bilbao, le rejet est le même :
« Nous ignorons si d'ici cinquante ans les
amateurs de littérature considéreront comme des
choses exécrables, conservatrices et réactionnaires
les productions géniales des Dadaïstes en vogue.
Nous n'oublions pas que le goût évolue si vite que ceux qui, en art, rebutaient – comme Verlaine ou
Ruben Dario hier insultés – sont aujourd'hui les
idoles de toute une école dans laquelle se trouvent
d'excellents poètes contemporains…Ces
explosions d'excentricité culminent actuellement
avec le Dadaïsme, mouvement artistique, qui – au
moins – prend une extension considérable… Un
de nos amis nous dresse depuis Londres un
compte rendu d'une manifestation publique
Dadaïste, à laquelle il eut le goût d'assister, sans
pour autant devenir fou… Un journaliste
londonien disait dans une célèbre revue
intellectuelle la chose suivante, à propos d'une
telle manifestation : ‘On a fait couler beaucoup
d'encre à propos des Dadaïstes, cela m'a coûté
beaucoup de travail que d'assister au Théâtre de
l'OEuvre cette semaine… Je suis venu, j'ai vu et je
suis sorti convaincu… ce qu'ils veulent, c'est se
moquer des gens… Tout d'abord, il y eut une
présentation sur scène d'une partie des jeunes à
l'aspect particulièrement grotesque. Ensuite, dans
l'obscurité, un Manifeste cannibale a été lu, dans
lequel on affirmait que tous ceux qui n'ont jamais
réalisé la moindre production artistique
conservent le sens humain dans leurs mains
inactives. Il est nécessaire de détruire…Un choeur
sur la scène ne faisait rien d'autre que de chanter
‘Dada, Dada, Dada !.…' '…il n'est pas mort de
belle mort, comme les grandes écoles bourgeoises,
non plus des blessures reçues durant de violentes luttes contre des éléments hostiles…Il est mort
assassiné, ou il serait plus juste de dire jugé par le
ridicule, qui, en littérature, est la seule arme qui
tue de manière définitive…Et le roi Dada, qui
selon ses sujets espagnols devait conquérir le
monde, est ainsi sorti de Paris : ‘à coups de balai',
penaud, maltraité, étourdi par les épiques éclats de
rire des Parisiens pour finir par mourir de honte
dans un café du quartier Latin.
La grande bataille eut lieu quelques jours plus tôt,
dans la salle du Théâtre de l'OEuvre. Les
invitations étaient accompagnées d'un manifeste,
où sont débitées les maximes suivantes :
L'art vaut plus cher que le saucisson, plus cher que les
femmes, plus cher que tout.
L'art est un produit pharmaceutique pour imbéciles.
Le cubisme représente la disette des idées.
Dada, lui, ne veut rien, rien, rien
il s'en fallait de peu pour que le public dise :
‘Nous ne comprenons rien, rien, rien.' »
Les Dadaïstes ne sont rien, rien, rien bien
certainement ils n'arriveront à rien, rien, rien
(9).
Comme dans les autres pays où il s'est installé,
Dada doit donc faire face à une presse virulente,
comme le montrent encore des titres agressifs et
pleins de clichés tels que
Un ennemi Dada (10),
Communistes, Dadaïstes et Cubistes (11), ou encore cet
extrait de l'article d'Angel E. Marsá publié dans le
plus grand quotidien espagnol,
El País, qui est une
déclaration de guerre par un représentant d'une
école pourtant d'avant-garde :
« Nous avons, à part les inoffensifs et chétifs
pédérastes de l'art, quelques ennemis vraiment
formidables : les « Dadaïstes ». MAIS NOUS LES
VAINCRONS ! (…) Ces peigne-cul pédants, qui,
fatigués de manger dans les pots de chambre et de
boire dans les ‘bidets', ont inventé cette connerie
du retour à l'enfance, au balbutiement, à
l'inconscience, sont dignes que nous – les
VIBRATIONNISTES – leur foutions notre poing
dans la gueule (12) ! »
Cette guerre déclarée aux Dadaïstes est
indirectement une guerre aux Ultraïstes, qui sont
associés aux premiers et surtout reconnus comme les
responsables de l'introduction de Dada :
« Dans ce Paris, dans lequel tout le monde peut
attirer l'attention, un contingent alerte de ‘snobs',
avides de nouveautés – les Dadaïstes – ont
prospéré rapidement et continuent d'intéresser.
Déjà, en Suisse et en Allemagne, se sont formés
des foyers Dadaïstes, qui publient leurs revues
correspondantes, et en Espagne j'ai entendu dire
que les Ultraïstes et les néo-poètes sont disposés à
abjurer leurs erreurs et à rejoindre la communauté
Dada (13)… »
Mais les Ultraïstes entretiennent eux-mêmes cette
confusion. D'ailleurs, étrangement, dans une page de
Grecia intitulée
Dada société anonyme (14), reprenant la
présentation du
Bulletin Dada ainsi que de
nombreuses maximes, figurent des maximes des
écrivains espagnols, laissant supposer que le groupe
Ultraïste fait partie de Dada.
Dans un autre article bien plus accueillant, de
Gómez Carrillo, les Ultraïstes, au premier rang
desquels Guillermo de Torre, sont reconnus comme
les artisans de cette propagation du Dadaïsme :
« La seule chose vraiment nouvelle est le Dadaïsme,
dont le représentant officiel pour l'Espagne, le
Dr. Guillermo de Torre, se pose, derrière son rôle de
rédacteur des revues espagnoles d'avant-garde,
promoteur de l'Ultraïsme, successeur du
novecentisme (15), représentant en Espagne de la
phalange cubiste picturale et littéraire parisienne et en particulier du mouvement Dada, et de la section d'or,
par délégation de Tristan Tzara et Paul Dermí (sic).
Le porte-parole en Espagne du pontife Tzara (16). »
Effectivement le travail des Ultraïstes réalisé face
aux Dadaïstes n'aura pas été timide. Ils scrutent
presque au jour le jour l'actualité Dadaïste, cherchant
à expliquer à leurs lecteurs les raisons de tel ou tel
événement. Ainsi, le pamphlet de Georges
Ribemont-Dessaignes,
Dadaland, paru dans
Cannibale, n° 2
(17), après avoir été repris dans
Dada
Almanach (18), trouve également sa légitimité dans les
colonnes de
Grecia, où Lasso de la Vega réagit sur ce
débat relatif au caractère transfrontalier de Dada :
« En France est né un grand débat sur l'origine de
Dada et il y eut un tollé général contre ce nouvel
art, depuis les niais académiciens – cette tâche de
Rodriguez Marin – jusqu'à l'esprit maladif et
décadent de Rachilde. Pour que tout cela soit
réussi, il ne manquait plus que des patriotes qui
exècrent le Dadaïsme, le considérant comme un
art allemand. Rien de plus absurde. Dada est une
expression mondiale, s'étant établie à Paris et
écrite en langue française par des artistes du
monde entier. Dada est un état indépendant, libre et autonome. Ci-dessous nous reproduisons un
admirable article de Ribemont-Dessaignes publié
dans le dernier numéro de la revue Cannibale, de
Paris, qui concerne cette question [Suit la
traduction de Dadaland] (19). »
Malgré l'hostilité ouverte de la grande majorité
de la presse, le cercle Ultraïste (qui se retrouve à
Madrid) continuera de soutenir ce mouvement allié,
que ce soit à travers les revues (comme
Ultra,
Cervantes ou
Cosmópolis) ou dans les fameuses soirées
Ultraïstes. Or, dans cette entreprise de défense et
illustration du Dadaïsme, les Ultraïstes retiennent
avant tout les valeurs qui recoupent les leurs. Et là
réside la principale spécificité du Dadaïsme tel qu'il
est perçu en Espagne : le nihilisme et la volonté
destructrice ne sont pas les principaux points mis en
avant lorsqu'ils parlent de ce mouvement. La
vitalité, la joie, sont valeurs régulièrement vantées :
« En France fleurissent les revues Dadaïstes. Dans
Dada, 391, Cannibale, Littérature, etc., une
pléiade de jeunes artistes joyeux et géniaux
cherche sans succès à se crétiniser. Avant eux,
l'humanité avait essayé de comprendre, mais voici
ce jeune groupe qui cherche à s'amputer de son cerveau et à vivre au moment présent la vie
heureuse de l'idiot (20). »
Et ces valeurs contribueront à l'enthousiasme
excessif qui s'empare des écrivains hispanophones,
dont la plus grande victime a été l'écrivain chilien
Jacques Edwards Bello. Après avoir publié un poème
intitulé
L'aviateur Dada (21), et avant de publier son
Recueil de poèmes Dadaïstes,
Metamorfosis
(qu'il dédicace à Tzara, « inventeur de la langue
française »), il écrit à Tzara et
Picabia un fervent
message, reproduit dans le
Bulletin Dada :
MADRID. Je suis au courant de la révolution
lyrique DADA par Huidobro, Guillermo de
Torre, Cansinos d'Assens, Lasso de Vega, etc.
Toute la jeunesse intellectuelle de Madrid et du
Chili se joint petit à petit à ce mouvement
immense.
Adios Señor
Jacques Edwards Bello (22)
L'accueil Ultraïste étant si sincère et enthousiaste
qu'en retour on ne comptera pas moins de cinq
Ultraïstes dans la liste des « Quelques Présidents et
Présidentes » de Dada établie par Tzara dans la même revue : Rafael Cansinos-Asséns, Jacques
Edwards, Augusto Guallart, Guillermo de Torre et
Rafael Lasso de la Vega.
Mais, même si la publicité faite pour Dada est
telle qu'on ne sait plus si certaines revues espagnoles
propagent le Dadaïsme ou l'Ultraïsme, Ultra n'est
pas Dada. La frontière est difficile à établir par les
artistes eux-mêmes puisqu'ils ne sont pas à la
recherche de définitions, de lignes directives, mais
plus d'attitude face à la création. « Ultra » comme
« Dada » apparaissent alors comme deux mots de
ralliement autour d'un même projet, d'un même
élan de la jeunesse. Guillermo de Torre, surnommé
affectueusement le « petit enfant intelligent et
délirant » par Ramón Gómez de la Serna en 1918,
croit fortement en ce renouvellement de générations.
Même s'il reconnaît l'importance de ses aïeux
(il a d'ailleurs la clairvoyance de rentrer en contact
précocement avec de grandes figures comme Robert
Delaunay ou justement Ramón Gómez de la Serna),
il pense que les différents mouvements d'avantgardes
tendent à un même objectif (qu'Ultra cherche
à incarner, en canalisant les autres Mouvements).
C'est cet objectif qu'il tente d'analyser dans sa large
étude,
Littératures européennes d'avant-garde, publiée
en 1925, considérée pas moins que « comme une
espèce de Bible » par Alejo Carpentier et les écrivains
de sa génération. Émile Malespine, le directeur de
la revue
Manomètre de Lyon, salua ainsi l'ouvrage à
sa sortie :
Literaturas europeas de vanguardia, por Guillermo
de Torre (Caro Raggio,Madrid). – Un des livres les
plus complets sur le mouvement poétique
d'aujourd'hui. Dommage que ce livre ne soit pas
traduit en français. Aucun de nos ouvrages
critiques sur ce sujet n'est aussi impartial et aussi
documenté (23).
Si, après plusieurs rééditions (y compris au format
poche) et de nombreuses traductions dans diverses
langues, l'ouvrage n'est toujours pas intégralement
traduit en français quatre-vingts années après la
remarque de Malespine (même si nous présentons ici
la traduction du chapitre consacré à Dada), l'intérêt
historique de cette publication ne fait pas de doute.
Et le chapitre consacré au mouvement Dada en
est le plus problématique et le plus intéressant,
puisque Guillermo de Torre, qui pourtant souhaite à
porter un regard objectif sur Dada (notamment par
l'impressionnant travail de documentation et la
précision dans l'établissement de l'histoire de Dada),
ne parvient pas à se défaire de son jugement
passionné. Même s'il est reconnu comme une figure
majeure de l'Ultraïsme, Torre avoue à demi-mot son
appartenance sentimentale à Dada, mouvement dont
il souhaite rappeler, au-delà des conflits qu'il a vécu
à Paris, l'intense vitalité.
Rédigé entre 1920 et 1924, le chapitre consacré à
Dada suit de près les bouleversements esthétiques, la
disparition du mouvement Dada (achevé par le
Surréalisme) et cette recherche (particulière à cette
période) d'une nouvelle orientation qui rêverait de
fédérer les artistes contemporains. Torre observe les
bouleversements de la vie littéraire française et
s'intéresse logiquement au Congrès de Paris. Bien
qu'un des principaux organisateurs en soit Breton,
alors perçu comme un rival (dans son opposition à
Tristan Tzara), Torre ne peut manquer ce « Congrès
international pour la Détermination des Directives et
la Défense de l'Esprit moderne » pour lequel il
envoie à Breton une communication. André Breton
avait d'ailleurs fait l'effort de venir théoriser lors de
sa conférence du 17 novembre 1922 sur les
« Caractères de l'évolution moderne et de ce qui en
participe », à l'Ateneo de Madrid. Ce congrès rejoint
l'intention de l'Ultraïsme et surtout la théorie de
Torre lui-même sur les avant-gardes, qui ne cessera
de le préoccuper durant toute sa carrière de critique
littéraire. Cette attention aux avant-gardes
considérées comme les électrons d'un seul
phénomène européen se place dans cette première
grande étude théorique de Torre sous le signe de la
subjectivité : Torre conserve les premiers temps une
rancune envers Breton pour avoir selon lui en
quelque sorte trahi et dénaturé l'objectif de Dada en
développant le Surréalisme. Cette réserve face au
Surréalisme (Torre reconnaîtra par la suite s'être trompé) s'exprime dans le chapitre consacré à Dada
et explique en grande partie le fait que le
Surréalisme trouve dans ses jeunes années que peu
d'écho dans les revues d'avant-garde espagnoles.
1.
Grecia, n° 47, 1er août 1920.
2.
Grecia, n° 47, 1er août 1920.
3.
Grecia, n° 48, 1er septembre 1920.
4. Il s'agit d'un extrait des
3 pièces faciles pour petites mains, publiées dans
Dada 3.
5. Ricardo Baeza, « La literatura Dadaísta », in
El Sol, Madrid, 24 juin 1920.
6. Anonyme, « Una nueva escuela literaria EL GAGAISMO », in
La Voz, Madrid, 17 juillet
1920.
7. Atonio Zozaya, « Dadá y Toutú », in
La Libertad, Madrid, 30 juillet 1920.
8. Mario Aguilar, « El cubismo literario », in
El Figaro, Madrid, 16 mars 1920.
9. Y, « El Dadísmo » [
sic], in
Euzkadi, Bilbao, 1 mai 1920.
10. Anonyme, « Un enemigo Dadá », in
España, Madrid, 5 juin 1920.
11. José María Salaverria, « Comunistas, Dadaístas y Cubistas », in
ABC, Madrid, n° 5472,
22 juillet 1920, p. 2-3.
12. Angel E. Marsá, « El vibracionismo de Barcelona », in
El País, Madrid, 31 janvier 1921.
13. Ricardo Baeza, « La literatura Dadaísta », in
El Sol, Madrid, 24 juin 1920.
14.
Grecia, n° 44, 15 juin 1920.
15. Les principaux représentants de ce courant espagnol sont Ortega y Gasset, D'Ors et
Gómez de la Serna.
16. Gómez Carrillo, « París. El dadaísmo », in
El Liberal, Madrid, 3 avril 1920.
17. Georges Ribemont-Dessaignes, « Dadaland », in
Cannibale, n° 2, 25 mai 1920, Paris, p. 8.
18.
Dada Almanach, dir.
Richard Huelsenbeck, juillet 1920, Berlin, p. 96-98.
19.
Grecia, n° 48, 1er septembre 1920, p. 8 [la notice introductive et la traduction de« Dadaland » sont réalisées par Rafael Lasso de la Vega].
20. Anonyme, « Panorama ultraísta », in
Grecia, n° 43, 1er juin 1920, p. 16.
21. Jacques Edwards, « El aviador Dada », in
Grecia, n° 38, 20 janvier 1920, p. 5.
22.
Bulletin Dada, 5 février 1920, p. 4.
23. Émile Malespine, « Critique », in
Manomètre, n° 8, décembre 1925, p. 140.