les presses du réel

Guillermo de TorreUltra-Dada entre deux avant-gardes

extrait
Préface (p. 5-25)


Guillermo de Torre est presque inconnu en France. Bien évidemment, la réputation de certains auteurs est accrue par des efforts de diffusion et surtout une envie de faire connaître leur oeuvre. Or, l'oeuvre précoce de cet écrivain se place sur un plan problématique ; les plans théorique et artistique sont chez lui indissociables, et son oeuvre poétique ne peut être isolée, présentée comme une oeuvre individuelle : elle est représentative de l'évolution générale des mentalités et des esthétiques, elle est une intellectualisation de ces phénomènes. Les artistes à la fois poètes et critiques ont souvent ce défaut d'imprimer le tempérament de leurs théories à leurs créations ; la maladresse voire la lourdeur de style des créations artistiques (manifestes ou poèmes) de Guillermo de Torre en témoignent et pour cette raison, la lecture de ses poèmes rebute au premier abord. Cela ne doit pas masquer le rôle essentiel de son activité (dans la constitution des nouvelles générations littéraires espagnoles) et la nécessité historique de ses textes théoriques.
L'Espagne des années 1920 est en pleine phase de rénovation, de transformation de la littérature. Pour faire pendant au pessimisme antérieur, la nouvelle génération est attirée par la joie (qui flirte souvent avec naïveté) et un amour excessif de la nouveauté ainsi que du concept d'avant-garde. Ces précurseurs n'ont pas cherché à imposer de nouvelles directives mais à expérimenter et – pourrait-on dire – à tester les nouvelles voies proposées par les diverses tendances artistiques européennes voire à en développer une qui pourrait contenir toutes les autres. Et à l'exception de quelques figures majeures de la littérature du XXe siècle comme Jorge Luis Borges, ces artistes demeurent relativement méconnus. Comme si cette génération faisait son propre sacrifice pour en annoncer une autre, dressant un état des lieux des dernières esthétiques pour permettre à la génération suivante de grandir avec ces nouvelles ressources pour s'en affranchir ensuite. Les poètes de la Génération 27 (parmi lesquels Federico García Lorca, Jorge Guillén ou Rafael Alberti) auraient-ils pu développer une oeuvre si personnelle et spontanée sans les ouvreurs de portes qu'ont été les Ultraïstes ? Ils ont assimilé les théories Ultraïstes avec lesquelles ils ont grandi (Federico García Lorca appelait Guillermo de Torre « maître », dans sa correspondance), ils sont la génération née avec l'euphorie (presque naïve d'Ultra) et libérée de toute esthétique codifiée.
La période qui nous occupe dans cet ouvrage (celle des années 1920) est celle de l'expérimentation, de la curiosité, lesquelles sont favorisées par un phénomène européen qui s'amplifie à ce moment en Espagne : le développement des revues, qui deviennent un lieu privilégié de la vie littéraire. Les revues avant-gardistes essentiellement, à faible tirage, sont, pour les jeunes poètes le lieu de ces expérimentations. Tout commence avec la revue Los Quijotes en 1915, fondée, dirigée et imprimée par l'anarchiste Emilio G. Linera (ce qui rappelle d'ailleurs les débuts du Dadaïsme zurichois, quand les publications sortaient des presses de l'anarchiste Julius Heuberger). Cette revue fédère les écrivains en devenir, et, en guise de couverture, place un portrait différent à chaque numéro de ces illustres inconnus. La revue se distingue des autres : elle ne consacre pas les valeurs sûres mais glorifie la nouveauté. Los Quijotes participe également de la diffusion de la nouvelle poésie française, faisant connaître des poèmes de Reverdy ou Apollinaire, alors méconnus en Espagne. Même si la revue s'éteint en 1918, elle aura tracé les grandes lignes : un espoir placé dans les écrivains de la nouvelle génération et une curiosité pour les avant-gardes européennes (et en particulier les avant-gardes françaises).
L'Ultraïsme se développe alors sur ces bases. Les futurs Ultraïstes se réunissent dans les cafés et parlent des différents -ismes européens. En particulier le créationnisme de Vicente Huidobro (de visite à Madrid) fait sensation auprès de ces jeunes, qui y voient une forme aboutie des -ismes contemporains. L'Ultraïsme prolongera ce phénomène de circulation (et de diffusion) des courants avant-gardistes. Les revues Ultraïstes n'apparaissent pas alors comme des feuilles de propagande pour défendre leur propre chapelle, mais bien plus comme une auberge espagnole, un bordel des dernières tendances, ou une table d'expérimentation pour jeunes poètes. Outre Vicente Huidobro, deux personnalités également de séjour à Madrid jouent un rôle prépondérant dans l'importation de la poésie française. Le couple Delaunay s'était installé une première fois en 1914 à Madrid. Après plusieurs périples dans la péninsule Ibérique (notamment à Barcelone et au Portugal), le couple se fixe quelques années à Madrid, où leur maison sert de lieu de rencontre pour les jeunes artistes madrilènes, parmi lesquels Guillermo de Torre. Grâce aux Delaunay, ces artistes découvrent ou redécouvrent Apollinaire, Cendrars et le Douanier Rousseau, mais également le mouvement Dada. Robert Delaunay avait été contacté au Portugal par Tristan Tzara en 1917 pour participer à la revue Dada. L'adresse de Tristan Tzara circulera lorsque les Delaunay retrouveront les jeunes écrivains madrilènes.
Commence alors, dans les cercles d'avant-garde, un travail de diffusion d'un intrigant et attractif mouvement : Dada. La revue Grecia en fera un de ses principaux combats. Née à Séville, cette revue, dès son lancement en 1918, s'affirme par sa volonté de s'ouvrir aux nouvelles générations de poètes espagnols : on trouve de jeunes écrivains totalement inconnus comme Federico García Lorca ou Jorge Luis Borges (qui y fait paraître son premier poème, Hymne à la mer), mais aussi la génération Ultraïste, laquelle se cherche un univers de référence, dont la nouvelle poésie française fait partie. Le jeune Guillermo de Torre fait alors son apparition dans ses colonnes, et le premier poème français qu'il traduit témoigne de la poésie qu'il aime : La Grande Complainte de mon obscurité de Tristan Tzara est publiée le 20 juillet 1919. Guillermo de Torre, victime de Dada, engagera entre juillet et septembre une régulière chronique, Album de portraits / mes amis et moi, dans laquelle celui qui se présente comme « le neveu officiel de Mme Dada (1) » propose aux lecteurs une liste d'artistes pouvant être divisée en trois catégories. En premier figurent les amis d'Espagne et les proches de l'Ultraïsme : Mauricio Bacarisse, Eugenio Montes, Norah Borges, Alfonso Reyes, Pedro Garfias, Isaac del Vando Villar, Rafael Cansinos-Assens, mais aussi Guillermo de Torre luimême. La deuxième catégorie inclut les poètes contemporains, parmi lesquels on trouve en bonne place les Français (Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Max Jacob). Et la troisième regroupe les Dadaïstes et apparentés, dont Tristan Tzara, Francis Picabia, Philippe Soupault, Céline Arnauld, Paul Dermée, et deux figures moins attendues : Jacques Edwards et Ramon Gómez de la Serna, ce dernier étant aux yeux de Guillermo de Torre, « de la même façon que Max Jacob, un précurseur méconnu de Dada (2) ». Quant à Jacques Edwards, voici le portrait qui en est dressé : « Joaquin Edwards. Joyeux, plein de jeunesse et d'ironique humour, il a rencontré en Dada la femme désirée, son amie la plus intime, sensuelle et très fidèle, qui ne le tromperait jamais, sourira toujours à ses côtés et sera un élément décoratif et amusant dans sa vie mondaine, plus incomparablement plaisant que le whisky ou la roulette (3). » Dada, par la place exceptionnelle que Guillermo de Torre lui offre, entre donc dans l'univers familier des Ultraïstes. Que représente alors Dada pour fasciner autant ? Le mot « Dada » à lui seul a-t-il permis, comme ce fut le cas dans de nombreux autres foyers, par son pouvoir évocateur, que le mouvement s'implante en Espagne ?
Dans leur démarche de diffusion, les collaborateurs de Grecia construisent involontairement l'identité de Dada (d'ailleurs, n'est-ce pas le problème plus généralement de Dada, dont l'identité a été créée par les diffuseurs ?). La particularité hispanique est de présenter Dada presque exclusivement comme un mouvement littéraire, auquel viennent se greffer des personnalités (comme Pierre Reverdy) qui pourtant s'en sont tenues à l'écart. Une des principales contributions à la construction de cette identité a été réalisée avec la Petite Anthologie Dada publiée dans le n° 3 de la revue Grecia de novembre 1919. Cette petite anthologie se base essentiellement, comme l'avoue d'ailleurs son auteur Rafael Lasso de la Vega, sur les textes réunis dans l'Anthologie Dada publiée à Zurich le 15 mai 1919 : elle comprend Catastrophe d'Albert-Birot, Elle a deux chevaux de Perez-Jorba, Globe de Reverdy, Trombone à coulisse de Ribemont- Dessaignes et enfin Raccroc de Tzara. Seuls Enfants de troupe de Cocteau (4) et Étang m'a emporté au Chili de Picabia n'ont pas été puisés dans l'Anthologie Dada. Ainsi, en présentant une telle anthologie, avec sept poètes dont quatre n'appartiennent pas au mouvement Dada (Perez-Jorba, Albert-Birot, Reverdy, Cocteau), la revue Grecia donne (malgré elle) une idée vague (et très ouverte) de l'identité Dada.
Les premières tentatives de diffusion de la poésie française par Guillermo de Torre se réalisent de la même façon. À la différence près que, cette fois, ce n'est pas la poésie française qui est appropriée par Dada, mais Dada qui s'impose comme le lieu de la nouvelle poésie française. Dans le n° 36 de Grecia du 20 décembre 1919, Guillermo de Torre propose un Florilège – miniatures de la nouvelle poésie française. Le sommaire de ce florilège est certes éclectique (Apollinaire, Soupault, Reverdy, Aragon, Breton, Dermée, Picabia, Morand), mais il suffit de se demander où Guillermo de Torre a puisé ces textes pour se faire une idée des revues qui incarnent pour lui cette nouvelle poésie française. Ainsi, seul Vers le Sud d'Apollinaire est extrait du n° 12 de Nord-Sud, alors que tous les autres poèmes proviennent de revues Dadaïstes : Un beau jour de Morand est extrait de Littérature, n° 3, Servitudes de Soupault, Statue d'Aragon, Lafcadio de Breton sont extraits de Dada 4-5, Regard de Reverdy est extrait de Dada 3, enfin Sans Titre de Picabia provient de 391, n° 8. Sans mentionner une seule fois le nom de Dada dans ce Florilège, Guillermo de Torre propose pourtant aux lecteurs de Grecia une vision très particulière de ce qu'est la littérature française. Le panthéon littéraire français contemporain s'établit alors subjectivement et arbitrairement et s'assimile à l'activité strictement Dadaïste. La revue Grecia continuera par la suite de promouvoir l'activité Dadaïste, traduisant les poèmes, les textes polémiques (comme Non, seul plaisir de Ribemont-Dessaignes), présentant des portraits liminaires (de Dermée, Tzara ou Picabia) et consacrant régulièrement des chroniques à leurs publications (comme pour Dada 4-5 ou 391, n° 9). Toutefois, par cette intense activité promotionnelle, la revue contribuera à renforcer l'accueil réservé de la presse.
Dada n'étant pas entré en Espagne par le fracas des grandes manifestations (les Ultraïstes se sont chargés de cela sous leur propre étiquette) mais par les revues Ultraïstes, la presse espagnole n'a pu se faire une opinion de Dada qu'au travers des textes traduits, des échos et des clichés internationaux. Ces clichés (notamment celui portant sur le langage) alimentent les premiers articles parus, comme celui de Ricardo Baeza :
Le grand désespoir des Dadaïstes est de devoir s'exprimer dans un langage donné. Mais il semble que cela ne manquera pas d'être réparé. Les philologues du groupe ont fondé un Institut d'études dadaïstes, et s'occupent activement à créer un langage « ad hoc », où la phonétique est principalement influencée par les bruits naturels et mécaniques. Ils disent que parmi ceux qu'on connaît déjà, ils ne prendront que quelques interjections, suffisamment expressives des tribus d'Afrique Centrale et de l'Archipel malais (5).
La presse se montre complètement incompréhensive envers ces expérimentations sémantiques qu'elle considère comme des amusements de fumistes, ce qu'indiquent des articles aux titres significatifs comme Une nouvelle école littéraire : le Gagaïsme (6) ou Dada et Toutou (7). Cette incompréhension bornée s'accompagne rapidement d'un désintérêt et d'un rejet affiché :
« Durant la guerre, le même Picabea (sic), avec Maria Luarencin (sic), pas moins, avait lancé sa revue 193 (sic), ou un tout autre numéro, qui n'était rien d'autre que celui de sa maison dans l'avenue de la République argentine. Picabia faisait des dessins géométriques, qui étaient comme des squelettes de machines, et un écrivain juif perpétuait les délires de Max Jacob et de Jean Cocteau. Mais tout cela ne servit à rien. Ces hommes étaient loin de la guerre, spirituellement comme géographiquement, et les écrivains catalans n'aimaient pas plus que les Français les héroïques abnégations. ‘Je m'en fiche, moi, de l'Alsace-Lorraine' nous disait Picabia. Naturellement, nous aussi, nous nous en fichons, nous nous fichons des Picabia et de leurs arts (8). »
Même dans les villes dans lesquelles Dada n'a pas posé le pied, comme Bilbao, le rejet est le même :
« Nous ignorons si d'ici cinquante ans les amateurs de littérature considéreront comme des choses exécrables, conservatrices et réactionnaires les productions géniales des Dadaïstes en vogue. Nous n'oublions pas que le goût évolue si vite que ceux qui, en art, rebutaient – comme Verlaine ou Ruben Dario hier insultés – sont aujourd'hui les idoles de toute une école dans laquelle se trouvent d'excellents poètes contemporains…Ces explosions d'excentricité culminent actuellement avec le Dadaïsme, mouvement artistique, qui – au moins – prend une extension considérable… Un de nos amis nous dresse depuis Londres un compte rendu d'une manifestation publique Dadaïste, à laquelle il eut le goût d'assister, sans pour autant devenir fou… Un journaliste londonien disait dans une célèbre revue intellectuelle la chose suivante, à propos d'une telle manifestation : ‘On a fait couler beaucoup d'encre à propos des Dadaïstes, cela m'a coûté beaucoup de travail que d'assister au Théâtre de l'OEuvre cette semaine… Je suis venu, j'ai vu et je suis sorti convaincu… ce qu'ils veulent, c'est se moquer des gens… Tout d'abord, il y eut une présentation sur scène d'une partie des jeunes à l'aspect particulièrement grotesque. Ensuite, dans l'obscurité, un Manifeste cannibale a été lu, dans lequel on affirmait que tous ceux qui n'ont jamais réalisé la moindre production artistique conservent le sens humain dans leurs mains inactives. Il est nécessaire de détruire…Un choeur sur la scène ne faisait rien d'autre que de chanter ‘Dada, Dada, Dada !.…' '…il n'est pas mort de belle mort, comme les grandes écoles bourgeoises, non plus des blessures reçues durant de violentes luttes contre des éléments hostiles…Il est mort assassiné, ou il serait plus juste de dire jugé par le ridicule, qui, en littérature, est la seule arme qui tue de manière définitive…Et le roi Dada, qui selon ses sujets espagnols devait conquérir le monde, est ainsi sorti de Paris : ‘à coups de balai', penaud, maltraité, étourdi par les épiques éclats de rire des Parisiens pour finir par mourir de honte dans un café du quartier Latin. La grande bataille eut lieu quelques jours plus tôt, dans la salle du Théâtre de l'OEuvre. Les invitations étaient accompagnées d'un manifeste, où sont débitées les maximes suivantes : L'art vaut plus cher que le saucisson, plus cher que les femmes, plus cher que tout. L'art est un produit pharmaceutique pour imbéciles. Le cubisme représente la disette des idées. Dada, lui, ne veut rien, rien, rien il s'en fallait de peu pour que le public dise : ‘Nous ne comprenons rien, rien, rien.' »
Les Dadaïstes ne sont rien, rien, rien bien certainement ils n'arriveront à rien, rien, rien (9). Comme dans les autres pays où il s'est installé, Dada doit donc faire face à une presse virulente, comme le montrent encore des titres agressifs et pleins de clichés tels que Un ennemi Dada (10), Communistes, Dadaïstes et Cubistes (11), ou encore cet extrait de l'article d'Angel E. Marsá publié dans le plus grand quotidien espagnol, El País, qui est une déclaration de guerre par un représentant d'une école pourtant d'avant-garde :
« Nous avons, à part les inoffensifs et chétifs pédérastes de l'art, quelques ennemis vraiment formidables : les « Dadaïstes ». MAIS NOUS LES VAINCRONS ! (…) Ces peigne-cul pédants, qui, fatigués de manger dans les pots de chambre et de boire dans les ‘bidets', ont inventé cette connerie du retour à l'enfance, au balbutiement, à l'inconscience, sont dignes que nous – les VIBRATIONNISTES – leur foutions notre poing dans la gueule (12) ! »
Cette guerre déclarée aux Dadaïstes est indirectement une guerre aux Ultraïstes, qui sont associés aux premiers et surtout reconnus comme les responsables de l'introduction de Dada :
« Dans ce Paris, dans lequel tout le monde peut attirer l'attention, un contingent alerte de ‘snobs', avides de nouveautés – les Dadaïstes – ont prospéré rapidement et continuent d'intéresser. Déjà, en Suisse et en Allemagne, se sont formés des foyers Dadaïstes, qui publient leurs revues correspondantes, et en Espagne j'ai entendu dire que les Ultraïstes et les néo-poètes sont disposés à abjurer leurs erreurs et à rejoindre la communauté Dada (13)… »
Mais les Ultraïstes entretiennent eux-mêmes cette confusion. D'ailleurs, étrangement, dans une page de Grecia intitulée Dada société anonyme (14), reprenant la présentation du Bulletin Dada ainsi que de nombreuses maximes, figurent des maximes des écrivains espagnols, laissant supposer que le groupe Ultraïste fait partie de Dada.
Dans un autre article bien plus accueillant, de Gómez Carrillo, les Ultraïstes, au premier rang desquels Guillermo de Torre, sont reconnus comme les artisans de cette propagation du Dadaïsme :
« La seule chose vraiment nouvelle est le Dadaïsme, dont le représentant officiel pour l'Espagne, le Dr. Guillermo de Torre, se pose, derrière son rôle de rédacteur des revues espagnoles d'avant-garde, promoteur de l'Ultraïsme, successeur du novecentisme (15), représentant en Espagne de la phalange cubiste picturale et littéraire parisienne et en particulier du mouvement Dada, et de la section d'or, par délégation de Tristan Tzara et Paul Dermí (sic). Le porte-parole en Espagne du pontife Tzara (16). »
Effectivement le travail des Ultraïstes réalisé face aux Dadaïstes n'aura pas été timide. Ils scrutent presque au jour le jour l'actualité Dadaïste, cherchant à expliquer à leurs lecteurs les raisons de tel ou tel événement. Ainsi, le pamphlet de Georges Ribemont-Dessaignes, Dadaland, paru dans Cannibale, n° 2 (17), après avoir été repris dans Dada Almanach (18), trouve également sa légitimité dans les colonnes de Grecia, où Lasso de la Vega réagit sur ce débat relatif au caractère transfrontalier de Dada :
« En France est né un grand débat sur l'origine de Dada et il y eut un tollé général contre ce nouvel art, depuis les niais académiciens – cette tâche de Rodriguez Marin – jusqu'à l'esprit maladif et décadent de Rachilde. Pour que tout cela soit réussi, il ne manquait plus que des patriotes qui exècrent le Dadaïsme, le considérant comme un art allemand. Rien de plus absurde. Dada est une expression mondiale, s'étant établie à Paris et écrite en langue française par des artistes du monde entier. Dada est un état indépendant, libre et autonome. Ci-dessous nous reproduisons un admirable article de Ribemont-Dessaignes publié dans le dernier numéro de la revue Cannibale, de Paris, qui concerne cette question [Suit la traduction de Dadaland] (19). »
Malgré l'hostilité ouverte de la grande majorité de la presse, le cercle Ultraïste (qui se retrouve à Madrid) continuera de soutenir ce mouvement allié, que ce soit à travers les revues (comme Ultra, Cervantes ou Cosmópolis) ou dans les fameuses soirées Ultraïstes. Or, dans cette entreprise de défense et illustration du Dadaïsme, les Ultraïstes retiennent avant tout les valeurs qui recoupent les leurs. Et là réside la principale spécificité du Dadaïsme tel qu'il est perçu en Espagne : le nihilisme et la volonté destructrice ne sont pas les principaux points mis en avant lorsqu'ils parlent de ce mouvement. La vitalité, la joie, sont valeurs régulièrement vantées :
« En France fleurissent les revues Dadaïstes. Dans Dada, 391, Cannibale, Littérature, etc., une pléiade de jeunes artistes joyeux et géniaux cherche sans succès à se crétiniser. Avant eux, l'humanité avait essayé de comprendre, mais voici ce jeune groupe qui cherche à s'amputer de son cerveau et à vivre au moment présent la vie heureuse de l'idiot (20). »
Et ces valeurs contribueront à l'enthousiasme excessif qui s'empare des écrivains hispanophones, dont la plus grande victime a été l'écrivain chilien Jacques Edwards Bello. Après avoir publié un poème intitulé L'aviateur Dada (21), et avant de publier son Recueil de poèmes Dadaïstes, Metamorfosis (qu'il dédicace à Tzara, « inventeur de la langue française »), il écrit à Tzara et Picabia un fervent message, reproduit dans le Bulletin Dada :
MADRID. Je suis au courant de la révolution lyrique DADA par Huidobro, Guillermo de Torre, Cansinos d'Assens, Lasso de Vega, etc. Toute la jeunesse intellectuelle de Madrid et du Chili se joint petit à petit à ce mouvement immense.
Adios Señor
Jacques Edwards Bello (22)
L'accueil Ultraïste étant si sincère et enthousiaste qu'en retour on ne comptera pas moins de cinq Ultraïstes dans la liste des « Quelques Présidents et Présidentes » de Dada établie par Tzara dans la même revue : Rafael Cansinos-Asséns, Jacques Edwards, Augusto Guallart, Guillermo de Torre et Rafael Lasso de la Vega.
Mais, même si la publicité faite pour Dada est telle qu'on ne sait plus si certaines revues espagnoles propagent le Dadaïsme ou l'Ultraïsme, Ultra n'est pas Dada. La frontière est difficile à établir par les artistes eux-mêmes puisqu'ils ne sont pas à la recherche de définitions, de lignes directives, mais plus d'attitude face à la création. « Ultra » comme « Dada » apparaissent alors comme deux mots de ralliement autour d'un même projet, d'un même élan de la jeunesse. Guillermo de Torre, surnommé affectueusement le « petit enfant intelligent et délirant » par Ramón Gómez de la Serna en 1918, croit fortement en ce renouvellement de générations. Même s'il reconnaît l'importance de ses aïeux (il a d'ailleurs la clairvoyance de rentrer en contact précocement avec de grandes figures comme Robert Delaunay ou justement Ramón Gómez de la Serna), il pense que les différents mouvements d'avantgardes tendent à un même objectif (qu'Ultra cherche à incarner, en canalisant les autres Mouvements). C'est cet objectif qu'il tente d'analyser dans sa large étude, Littératures européennes d'avant-garde, publiée en 1925, considérée pas moins que « comme une espèce de Bible » par Alejo Carpentier et les écrivains de sa génération. Émile Malespine, le directeur de la revue Manomètre de Lyon, salua ainsi l'ouvrage à sa sortie :
Literaturas europeas de vanguardia, por Guillermo de Torre (Caro Raggio,Madrid). – Un des livres les plus complets sur le mouvement poétique d'aujourd'hui. Dommage que ce livre ne soit pas traduit en français. Aucun de nos ouvrages critiques sur ce sujet n'est aussi impartial et aussi documenté (23).
Si, après plusieurs rééditions (y compris au format poche) et de nombreuses traductions dans diverses langues, l'ouvrage n'est toujours pas intégralement traduit en français quatre-vingts années après la remarque de Malespine (même si nous présentons ici la traduction du chapitre consacré à Dada), l'intérêt historique de cette publication ne fait pas de doute. Et le chapitre consacré au mouvement Dada en est le plus problématique et le plus intéressant, puisque Guillermo de Torre, qui pourtant souhaite à porter un regard objectif sur Dada (notamment par l'impressionnant travail de documentation et la précision dans l'établissement de l'histoire de Dada), ne parvient pas à se défaire de son jugement passionné. Même s'il est reconnu comme une figure majeure de l'Ultraïsme, Torre avoue à demi-mot son appartenance sentimentale à Dada, mouvement dont il souhaite rappeler, au-delà des conflits qu'il a vécu à Paris, l'intense vitalité.
Rédigé entre 1920 et 1924, le chapitre consacré à Dada suit de près les bouleversements esthétiques, la disparition du mouvement Dada (achevé par le Surréalisme) et cette recherche (particulière à cette période) d'une nouvelle orientation qui rêverait de fédérer les artistes contemporains. Torre observe les bouleversements de la vie littéraire française et s'intéresse logiquement au Congrès de Paris. Bien qu'un des principaux organisateurs en soit Breton, alors perçu comme un rival (dans son opposition à Tristan Tzara), Torre ne peut manquer ce « Congrès international pour la Détermination des Directives et la Défense de l'Esprit moderne » pour lequel il envoie à Breton une communication. André Breton avait d'ailleurs fait l'effort de venir théoriser lors de sa conférence du 17 novembre 1922 sur les « Caractères de l'évolution moderne et de ce qui en participe », à l'Ateneo de Madrid. Ce congrès rejoint l'intention de l'Ultraïsme et surtout la théorie de Torre lui-même sur les avant-gardes, qui ne cessera de le préoccuper durant toute sa carrière de critique littéraire. Cette attention aux avant-gardes considérées comme les électrons d'un seul phénomène européen se place dans cette première grande étude théorique de Torre sous le signe de la subjectivité : Torre conserve les premiers temps une rancune envers Breton pour avoir selon lui en quelque sorte trahi et dénaturé l'objectif de Dada en développant le Surréalisme. Cette réserve face au Surréalisme (Torre reconnaîtra par la suite s'être trompé) s'exprime dans le chapitre consacré à Dada et explique en grande partie le fait que le Surréalisme trouve dans ses jeunes années que peu d'écho dans les revues d'avant-garde espagnoles.


1. Grecia, n° 47, 1er août 1920.
2. Grecia, n° 47, 1er août 1920.
3. Grecia, n° 48, 1er septembre 1920.
4. Il s'agit d'un extrait des 3 pièces faciles pour petites mains, publiées dans Dada 3.
5. Ricardo Baeza, « La literatura Dadaísta », in El Sol, Madrid, 24 juin 1920.
6. Anonyme, « Una nueva escuela literaria EL GAGAISMO », in La Voz, Madrid, 17 juillet 1920.
7. Atonio Zozaya, « Dadá y Toutú », in La Libertad, Madrid, 30 juillet 1920.
8. Mario Aguilar, « El cubismo literario », in El Figaro, Madrid, 16 mars 1920.
9. Y, « El Dadísmo » [sic], in Euzkadi, Bilbao, 1 mai 1920.
10. Anonyme, « Un enemigo Dadá », in España, Madrid, 5 juin 1920.
11. José María Salaverria, « Comunistas, Dadaístas y Cubistas », in ABC, Madrid, n° 5472, 22 juillet 1920, p. 2-3.
12. Angel E. Marsá, « El vibracionismo de Barcelona », in El País, Madrid, 31 janvier 1921.
13. Ricardo Baeza, « La literatura Dadaísta », in El Sol, Madrid, 24 juin 1920.
14. Grecia, n° 44, 15 juin 1920.
15. Les principaux représentants de ce courant espagnol sont Ortega y Gasset, D'Ors et Gómez de la Serna.
16. Gómez Carrillo, « París. El dadaísmo », in El Liberal, Madrid, 3 avril 1920.
17. Georges Ribemont-Dessaignes, « Dadaland », in Cannibale, n° 2, 25 mai 1920, Paris, p. 8.
18. Dada Almanach, dir. Richard Huelsenbeck, juillet 1920, Berlin, p. 96-98.
19. Grecia, n° 48, 1er septembre 1920, p. 8 [la notice introductive et la traduction de« Dadaland » sont réalisées par Rafael Lasso de la Vega].
20. Anonyme, « Panorama ultraísta », in Grecia, n° 43, 1er juin 1920, p. 16.
21. Jacques Edwards, « El aviador Dada », in Grecia, n° 38, 20 janvier 1920, p. 5.
22. Bulletin Dada, 5 février 1920, p. 4.
23. Émile Malespine, « Critique », in Manomètre, n° 8, décembre 1925, p. 140.


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