Préface – À plus d'un titre
Patricia Falguières
(extrait, p. 6-7)
© JRP|Ringier, La maison rouge, l'auteur
Les quatre essais que BOD publia dans
Artforum entre 1976 et 1981 et
qui furent regroupés ensuite sous le titre collectif
Inside the White Cube.
The Ideology of the Gallery Space constituent l'une des plus belles
boîtes noires
dont disposent aujourd'hui artistes, critiques, curateurs et collectionneurs.
On nomme ainsi, dans les laboratoires de recherche, un dispositif
dont on étudie les échanges sans jamais interroger le contenu ou le
mode de fonctionnement interne. Comme un transistor, un algorithme
ou un programme informatique scellé, il suffit de savoir ce qu'on y fait
entrer et ce qui en sort : une fois branchée, la boîte noire fera tourner
les programmes de recherche du jour… On peut aussi y reconnaître un
« lieu commun » : un énoncé valide en toutes circonstances, une démonstration
reçue une fois pour toutes, dont chacun hérite et avec quoi il
peut bâtir de nouvelles démonstrations, autant qu'un mot de passe et
un signe de reconnaissance. Le « cube blanc » est devenu l'une des plus
précieuses
boîtes noires de l'art contemporain, le plus répandu de ses
lieux
communs. Il s'est fait, à travers le monde, titre d'expositions, nom de galeries.
Il surgit régulièrement au fil de textes qui ne prennent plus la peine
d'en expliciter le sens, ni l'origine parce qu'il a acquis statut d'évidence.
Une enquête lancée au printemps 2006 par le magazine
Frieze classait
les quatre textes de BOD parmi les sources majeures d'inspiration de
la nouvelle génération de curateurs et d'artistes. D'
Heimo Zobernig à
Philippe Parreno, le cube blanc s'est fait matériau pour les artistes, et
signe de l'art. Lors de la dernière Biennale de Venise, le visiteur se voyait
accueilli à l'exposition du Palazzo Grassi,
Peintures et sculptures de la collection
de François Pinault, par un cube blanc-enseigne de
Rudolf Stingel,
érigé sur le quai, en plein air, comme suspendu, ses parois intérieures
de papier d'argent férocement graffitées, et surmonté d'un trophée grotesque
(un portrait du collectionneur ?) par
Franz West.
Mais a-t-on lu les quatre essais de BOD ou s'est-on arrêté à leur titre, à
ce « White Cube » qui est l'une des plus heureuses trouvailles de la littérature
artistique, tous siècles confondus ? Ne sommes-nous pas aveuglés
par cette enseigne éclatante ?
Les titres trop bien trouvés font gagner du temps au lecteur, ils le dispensent
de s'enfoncer dans le labyrinthe du texte. De ce point de vue il
en va
d'Inside the White Cube comme des
Chambres d'art et de merveilles de
la Renaissance tardive publiées en 1908 par Julius von Schlosser à Vienne,
dont le titre, à l'origine d'une catégorie muséographique (la
Chambre de
merveilles ou
Wunderkammer), a suscité l'emballement des amateurs, des collectionneurs,
des curateurs, tandis que l'œuvre demeure enfouie dans la
poussière d'in-folios inaccessibles. Le parallèle s'impose : l'essai de Schlosser
restituait un état antérieur, oublié, du
collectionnisme autant qu'une alternative
au musée moderne purifié de ses scories, aseptisé, exclusivement
dédié à
l'Art.
Inside the White Cube pointe cette condition implicite de l'art
moderne qu'est l'espace neutralisé, comme suspendu hors du temps et
de l'espace, de la galerie : « la galerie est construite selon des lois aussi
rigoureuses que celles qui présidaient à l'édification des églises au Moyen
Âge. Le monde extérieur ne doit pas y pénétrer – aussi les fenêtres en
sont-elles généralement condamnées. Les murs sont peints en blanc. Le
plafond se fait source de lumière […]. L'art y est libre de vivre sa vie. Peutêtre
un bureau discret pour seul élément de mobilier. Dans ce contexte,
un cendrier à pied devient un objet sacré, tout comme un manche d'incendie
dans un musée d'art moderne n'évoque pas tant un manche d'incendie
qu'une énigme esthétique ». « Chambre esthétique » dotée d'une
« dimension sacramentelle », la galerie blanche est « la seule convention
majeure à laquelle l'art [moderne] ait dû se soumettre ». BOD lui restitue
son caractère de norme, de protagoniste de l'histoire de l'art, d'artefact.
De ce point de vue,
Inside the White Cube est une analyse et un démantèlement
du « cadre » ou du « hors d'œuvre », de ce que, dans ces années-là
justement (
La vérité en peinture paraît en 1978),
Jacques Derrida nomma
le
parergon : cet
implicite, ce
superflu qui vient encadrer l'œuvre comme le
cartouche la gravure mais qui, à y bien regarder, en est la
mise en œuvre ou
l'énergie. Disons-le :
Inside the White Cube est un texte majeur de la
déconstruction
du système de l'art moderne.
(...)