Introduction
(extrait, p. 9-13)
Une religieuse gratifiée de visions de la Passion du Christ.
Une pénitente aveugle et estropiée. Quatre épouses et mères
patriciennes. Deux prophétesses dont une vierge mariée et
lactante. Une criminelle exécutée. Ces femmes eurent en commun
d'avoir leurs corps ouverts et leurs viscères examinés
après leur mort. Leurs vies et morts ont fourni la matière de
cette histoire de la dissection humaine en Italie au bas Moyen
Âge et à la Renaissance. Cette histoire commence à la fin du
XIIIe siècle avec l'émergence en Europe occidentale de la dissection
humaine comme pratique reconnue quoique rare, implantée
dans diverses institutions ecclésiastiques et séculaires.
Elle s'achève au milieu du XVIe siècle, à un moment où le savoir
anatomique fondé sur cette pratique, devenu l'un des piliers
de la médecine savante et de la philosophie naturelle, était en
passe d'être adopté par les écrivains laïcs comme voie d'accès
privilégiée au corps et au moi. Curieusement, vu la rareté
des sources concernant les femmes dans d'autres contextes, la
documentation aurait manqué à une histoire de la dissection
humaine fondée sur de semblables études de cas masculins.
Non que les corps d'hommes furent moins nombreux que les
corps de femmes à être ouverts durant cette période, bien que
cela ne soit pas exclure, mais cette disparité de sources reflète
plutôt l'intérêt de la culture italienne du bas Moyen Âge pour
l'ouverture de corps féminins et pour la dissection comme technique
la plus apte à en dévoiler les ressorts, ainsi que son émergence
comme modèle de compréhension du corps humain en
général, indépendamment de son sexe.
Le récit des premières ouvertures de corps humains à fins
d'inspection en Europe occidentale a été écrit plusieurs fois
(1).
Sans m'inscrire en faux contre les travaux de mes prédécesseurs,
j'ai cherché à redéfinir le champ en élargissant l'éventail
des pratiques, des contextes et des protagonistes. Qu'ils aient
fait appel à des sources iconographiques ou textuelles, les historiens
ont à ce jour concentré leurs recherches sur un seul
type de procédure : l'ouverture et l'inspection de corps humains
telles qu'elles furent pratiquées dans les facultés de médecine
et les collèges de médecins ou de chirurgiens à des fins pédagogiques
ou scientifiques. Ils ont restreint leur attention aux motivations
et aux actions d'un seul sujet de savoir – le médecin ou
le chirurgien lettrés – et sur un seul sujet d'anatomie – le criminel
exécuté, à qui la loi et la coutume réservaient ce genre de dissection.
La plupart de ces cadavres étaient masculins, du fait
que très peu de femmes étaient exécutées pour des crimes capitaux
à cette période, mais aussi parce que l'anatomie se donnait
pour tâche de connaître le corps humain au sens générique,
lequel était compris comme masculin. Les corps de femmes
n'étaient pas seuls à manquer ; jusque vers 1500, date à laquelle
les anatomistes commencèrent à se tourner vers les hôpitaux
pour leurs sujets d'anatomie, les dissections au service de l'enseignement
de la médecine et de la recherche scientifique furent
exceptionnelles, quoi qu'ait pu stipuler le règlement des universités
et des collèges. Rares furent les criminels exécutés à
cette période, plus encore ceux d'entre eux qui étaient éligibles
à la dissection, exclusivement pratiquée dans la plupart des
villes sur les corps d'étrangers de basse extraction
(2). Rien ne fut
fait cependant jusqu'au début du XVIe siècle pour alimenter le
réservoir de cadavres disponibles tant que l'anatomie ne fut pas
considérée comme une matière essentielle du cursus médical.
La règle de la séance de dissection annuelle inscrite aux statuts
de la plupart des facultés de médecine italiennes de la fin du XIVe
et du XVe siècle, était plus souvent ignorée qu'observée.
La dissection humaine prospérait toutefois à l'extérieur des
collèges et des universités. Elle se développa de façon rapide et
spontanée à partir de 1300 autour d'un ensemble de pratiques
culturelles
ad hoc qui n'avaient rien à voir avec l'enseignement
de la médecine : les rituels funéraires (en particulier l'embaumement
par éviscération), le culte des reliques, les autopsies pratiquées
dans le cadre de la justice pénale ou à des fins de santé publique, et une pratique obstétrique qui devait prendre le nom
d'opération césarienne (cette pratique consistant à extraire le
foetus vivant du corps de sa mère morte en couches pour le faire
baptiser trouvait alors une expression plus juste sous le terme
de
sectio in mortua (3)). Si ce n'est qu'elles comportaient l'ouverture
de corps humains, souvent réalisée par un chirurgien ou
un médecin (mais pas toujours), aucune de ces pratiques n'avait
grand-chose en commun avec la dissection académique. Sauf à
l'occasion de l'exposition et du démembrement publics d'une
sainte dépouille afin d'en multiplier les reliques, ces pratiques
parentes de la dissection – embaumement, autopsie, excision de
foetus – se déroulaient le plus souvent à l'abri des regards, dans
un cadre privé. Aucune n'impliquait le profond déshonneur attaché
aux leçons de dissection publiques, dont le sujet nu et anonyme,
exposé aux yeux d'un groupe d'observateurs sans lien de
parenté avec lui, était en grande partie démantelé, dispositif qui
violait à la fois sa qualité de personne et son identité sociale en
le rendant méconnaissable et impropre à recevoir les obsèques
traditionnelles qui prévoyaient l'exposition du corps vêtu sur sa
bière
(4). Les autres procédures, qui ne mettaient en jeu que l'ouverture
de l'abdomen, laissaient le corps virtuellement intact
(5).
Du fait qu'elles ne portaient atteinte ni à la dignité de la personne
ni à celle de sa famille – il arrivait même fréquemment qu'elles
soient pratiquées à la demande des proches –, elles n'inspiraient
que peu d'hostilité. L'embaumement, apparemment la forme la
plus précoce d'éviscération, était au contraire réservé aux morts
vénérés, voire sacrés.
En accordant au moins autant d'attention à ces procédures privées
peu intrusives qu'aux dissections institutionnelles de criminels
par des professeurs d'université, j'ai voulu restituer à la
dissection académique son contexte social et religieux. Les mots
des contemporains pour décrire l'ouverture de corps humains trahissent
une grande porosité entre le monde universitaire et ceux
de la parturition, des procès criminels, des maladies chroniques,
des funérailles officielles et du culte chrétien. La littérature médicale
recourt au latin anatomia avec ses variantes (
nothomia,
anathomia)
et dérivés vernaculaires pour désigner indifféremment
des pratiques distinguées aujourd'hui sous les termes de dissection
(ouverture d'un cadavre en vue d'approfondir la connaissance
du corps humain en général) et d'autopsie (ouverture d'un cadavre
en vue de déterminer quelque chose d'un corps particulier, généralement la cause du décès). L'une et l'autre tombent sous
la fameuse définition de l'anatomie donnée au VIIe siècle par le
Byzantin Jean d'Alexandrie dans son influent commentaire au
De Sectis de Galien : « l'anatomie est l'art d'inciser et l'élucidation
des choses cachées à l'intérieur du corps
(6). » Mais le terme apparaît
aussi parfois dans des textes qui traitent de l'embaumement.
L'emploi des verbes marque encore moins de distinction entre
ces diverses pratiques. Les auteurs latins ont volontiers recours
à des termes non techniques –
incidere (inciser),
aperire (ouvrir),
voire
exenterare ou
eviscerare (éviscérer) – pour décrire aussi bien
une dissection ou une autopsie qu'un embaumement, ou l'ouverture
d'une femme morte en couches. Ces quatre pratiques se
trouvent plus étroitement liées encore sous la plume d'auteurs
profanes italiens qui emploient presque toujours le verbe
sparare (privé de substantif), plus ordinairement associé à la préparation
d'animaux à des fins culinaires, telle l'action de vider un poisson
ou un cochon
(7).
Les diverses procédures impliquant l'ouverture du corps
humain étaient aussi intimement liées en pratique. Il n'est pour
s'en convaincre que de considérer les commentaires sur l'Anothomia
de Mondino, réunis en un imposant traité publié par Jacopo
Berengario da Carpi en 1521. S'il arrive à Berengario de faire
allusion aux dissections publiques officielles qu'il dirigea en
tant que professeur d'anatomie et de chirurgie à l'université de
Bologne, le traité est surtout riche d'observations contingentes
glanées au gré d'une intense activité de chirurgien qui l'amena
à pratiquer des autopsies officielles, ou accidentelles quand une
opération venait à tourner court (il disséqua aussi des foetus avortés
ou mort-nés procurés par des sages-femmes). L'un de ses rapports
d'autopsie les plus détaillés concerne la mort subite d'une
femme enceinte. Berengario fut appelé pour ouvrir le cadavre
dans l'espoir de trouver « deux foetus sinon tout à fait en vie, du
moins suffisamment pour être baptisés ». À sa vive surprise, il
n'en découvrit qu'un mais logé dans les intestins, hors de l'utérus
– « le foetus fut immédiatement baptisé par les femmes de la
maison
(8) », écrit-il. Procédant à l'ouverture de l'utérus, il y trouva
un gros apostème (
apostema) à l'origine de sa rupture et de l'éjection
du foetus. La
sectio in mortua prévue prit cette fois la tournure
d'une autopsie impromptue.
L'embaumement et l'autopsie étaient particulièrement liés.
L'éviscération des deux saintes femmes du début du XIVe siècle dont les vies forment la trame du chapitre i fut d'abord réalisée
dans le but de préserver leurs cadavres. L'inspection de leurs viscères
et la découverte d'objets pieux n'intervinrent que plusieurs
jours plus tard. L'association naturelle de l'embaumement et de
l'autopsie – une fois extraits les organes de l'abdomen pour favoriser
la conservation du cadavre, pourquoi ne pas les examiner
pour déterminer la cause du décès ? – trouve à s'illustrer à partir
de la fin du xve siècle, y compris sur d'éminents notables comme
Laurent de Médicis – dit le Magnifique – ou Isabella del Balzo
(seconde épouse de Frédéric Ier d'Aragon), décédés respectivement
en 1492 et 1533
(9). Les chirurgiens appelés pour embaumer
la dépouille d'un personnage illustre purent en profiter pour
tirer certaines observations à leur propre usage ; Berengario note
par exemple dans ses
Commentaria que les personnes grasses
ont tendance à accumuler d'importantes quantités de graisse
dans la région du coeur et cite l'exemple de Giovanni Francesco
della Rovere, archevêque de Turin, dont il éviscéra et prépara le
cadavre
(10).
En tenant compte de l'ensemble de ces pratiques au lieu d'en
isoler la dissection académique, j'ai voulu rétablir leur cohérence
culturelle. C'est là un point fondamental : en postulant
de manière anachronique que l'ouverture de corps humains
fut en premier lieu une procédure médicale, les historiens ont
méconnu le phénomène plus large au sein duquel elle a émergé
– ou relégué ces autres procédures au rang d'« arrière-plan » ou
de « contexte culturel ». Je considère au contraire l'ouverture de
corps humains comme un tout. Ses variantes (la dissection proprement
dite au sens moderne du terme, l'embaumement, l'autopsie,
l'excision de foetus, la « reconnaissance » ou inspection
des cadavres de saints hommes et femmes) sont comme une
série de miroirs angulaires qui se réfléchissent et s'éclairent les
uns les autres. Aucune n'est première, et la dissection (qui fut à
tous égards la plus ésotérique) moins que les autres. Pour mettre
en évidence leurs points communs et leur degré d'association
dans l'esprit des contemporains, j'ai utilisé les mots « dissection »
et (plus volontiers) « anatomie » pour les désigner toutes, sauf
quand l'exigence de clarté a réclamé un terme plus précis.
(...)
1. Pour un aperçu de la diversité et de la qualité de la littérature sur
ce sujet, voir Carlino (Andrea),
La fabrica del corpo : libri e dissezione
nel Rinascimento, Turin, Einaudi, 1994 ; Sawday (Jonathan),
The body emblazoned. Dissection and the human in Renaissance
culture, Londres, Routledge, 1996 ; Cunningham (Andrew),
The
anatomical Renaissance. The resurrection of the anatomical projects
of the Ancients, Aldershot, Scolar Press, 1997 et French (Roger K.),
Dis-section and vivisection in the European Renaissance, Aldershot,
Ashgate, 1999, et la bibliographie afférente. Ces quatre ouvrages
ont chacun leurs forces et leurs faiblesses ; pour un bilan historiographique
critique, voir Pardo Tomás (José), « Anatomia rinascimentale
: un soggetto storiografico rinnovato » in
Il teatro dei corpi.
Le pitture colorate d'anatomia di Girolamo Fabrici d'Acquapendente
dirigé par Rippa Bonati (Maurizio) et Pardo Tomás (José), Milan,
Mediamed, 2004, p. 34-43. Pour un tableau synoptique du champ
postérieur à l'édition originale de ce livre, voir Mandressi (Rafael),
« Dissections et anatomie », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine
et Georges Vigarello (dirs.),
Histoire du corps, t. 1, De la Renaissance
aux Lumières, Paris, Seuil, 2005, p. 311-333.
2. Voir Park (Katharine), « The criminal and the saintly body : autopsy
and dissection in Renaissance Italy »
Renaissance Quarterly, n°47,
1994, p. 12-13.
3. Sur l'histoire de cette pratique chrétienne médiévale, voir Schäfer
(Daniel),
Geburt aus dem Tod. Der Kaiserschnitt an Verstorbenen in
der abendländischen Kultur, Hürtgenwald, Guido Pressler, 1999,
chap. ii-iii.
4. Sur la nature et la signification des rituels funéraires en Italie à
cette période, voir Strocchia (Sharon T.),
Death and ritual in Renaissance
Florence, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992, chap. i-ii ; Ricci (Giovanni),
Il principe e la morte. Corpo, cuore, effigie
nel Rinascimento, Bologne, Mulino, 1998 ; et Paravicini Bagliani
(Agostino),
Le Corps du pape, traduit par Dalarun Mitrovitsa
(Catherine), Paris, Le Seuil, 1997, p. 143-165.
5. Les anatomies dites privées, ou plutôt particulières (
anatomie
particulares) constituaient une catégorie intermédiaire. Mises
en oeuvre dans le but d'explorer une région particulière du corps
et d'exposer sa structure devant une assistance restreinte, elles
étaient moins spectaculaires et moins dégradantes que les dissections
magistrales, et parfois réalisées sur d'anciens pensionnaires
d'hôpitaux. La pratique de la dissection dans les hôpitaux italiens
reste amplement à étudier. Pour Milan, voir cependant Azzolini
(Monica), « Leonardo da Vinci's anatomical studies in Milan : a reexamination
of sites and sources », in
Visualizing medieval medecine
and natural history,
1200-1500, dirigé par Givens (Jean A.),
Reeds (Karen M.) et Touwaide (Alain), Burlington, Ashgate, 2006,
p. 152-154 et 161-167.
6. «
Anathomia est artificiosa incisio et clarificatio eorum quae in
occulto ascondita sunt in corpora »,
Opera Galeni, éd. Bonardus
(Diomedes), Venise, Philippus Pincius, cité dans Lind (L. R.),
Studies
in pre-vesalian anatomy. Biography, translations, documents, Philadelphia,
American Philosophical Society, 1975, p. 42, n. 1 ; voir
aussi French (Roger K.),
Canonical medecine. Gentile da Foligno
and scholaticism, Leyde, Brill, 2001, p. 132-134. J'ai relevé quelques
rares emplois du mot
dissectio dans des traités de médecine latins
de la fin du XVe siècle et du début du xvie siècle. « Autopsie » et ses
dérivés sont apparus au xvie siècle pour désigner toute forme de
témoignage oculaire et n'ont pris leur connotation anatomique
qu'au milieu du xviie siècle ; voir Cook (Harold), « Medicine » in
The
Cambridge History of Science, vol. 3 : « Early Modern Science », dirigé
par Daston (Lorraine) et Park (Katharine), Cambridge, Cambridge
University Press, 2006, p. 414-415.
7. Comme la cuisine ou la boucherie, ces pratiques « anatomiques »
exigeaient une connaissance rudimentaire de la structure du corps
animal, ce qui explique qu'en l'absence de barbier ou de chirurgien,
la tâche de préparer le corps à l'embaumement ait fini par
échoir au boucher ou au cuisinier ; voir Ricci (Giovanni),
Il principe e
la morte, op. cit., p. 67.
8. Berengario da Carpi (Jacopo),
Carpi commentaria cum amplissimis
additionibus super Anatomia Mundini, Bologne, Giromalo de
Benedetti, 1521, fol. 211 v-212 r. Sur la pratique de la
sectio in mortua
à cette période, voir Park (Katharine), « The death of Isabella della
Volpe : four eyewitness accounts of a postmortem caesarean section
in 1545 »,
Bulletin of the History of Medicine, n°82, 2008, p. 169-187.
9. Ricci (Giovanni),
Il principe e la morte,
op. cit., p. 62, sur Isabella
del Balzo et, en général, chap. v. Sur la mort et les funérailles de
Laurent de Médicis, voir Strocchia (Sharon T.),
Death and ritual,
op. cit., p. 215-216 ; sur son autopsie, voir Benivieni (Antonio),
De regimine sanitatis ad Laurentium Medicem, édité par Belloni
(Luigi), Turin, Società italiana di patologia, 1951, p. 15, n. 4.
10. Berengario da Carpi (Jacopo),
Carpi commentaria,
op. cit., fol. 345 r.