Préface
Le surréalisme et la pensée « iconique »
(p. 5-8)
Une page se tourne dans le monde de la recherche sur le surréalisme grâce au livre
d'Astrid Ruffa. Le « hasard objectif » a voulu que ce soit le fait d'une Tessinoise
travaillant à Lausanne : c'est qu'il fallait sans doute être aux périphéries de la communauté
interprétative française pour prendre en compte le fait que le mouvement
surréaliste n'a pas tout inventé à Paris, et qu'il n'est pas à considérer sous le seul angle
d'André Breton. Ce recentrement de la révolution de la civilisation occidentale des
années 1920, comprise désormais comme une ellipse à double foyer, est une performance
qui, en quelque sorte, reproduit à son propre niveau le travail de vivification
accompli par Dalí lui-même, en se permettant, venant des confins, d'apporter
une vision en décalage qui réenclenche un dynamisme intellectuel.
Loin des positions communes qui oscillent entre fascination et mépris pour le
« personnage » de Salvador Dalí vu comme un génie autoproclamé ou un faiseur,
Astrid Ruffa a focalisé son regard sur l'œuvre globale (plastique et littéraire) qu'elle
a abordée avec sérieux, armée des outils de l'histoire des idées, de la linguistique
et de la sémiotique ; c'est avec ces garde-fous qu'elle a pu prendre en charge
cette création polymorphe, difficile à appréhender du fait de la pluralité et de l'hybridité
de ses éléments, déroutante, mouvante, instable, non clairement délimitée ni thématiquement, ni sur le plan des genres, ni même au sens linguistique, et moins
encore sur le plan de l'identité intellectuelle ou de la frontière ontologique entre le
fictif et le réel.
L'apport fondamental de cette analyse est de faire apparaître, grâce à une
recherche historiquement et sémiotiquement fondée – un duo heuristique trop rarement
activé en sciences humaines –, la nature profonde de l'antagonisme Dalí / Breton,
que l'on a souvent compris en regard du seul alibi politique. Non seulement elle fait
apparaître l'ancrage de la pensée de Dalí dans un « Zeitgeist », sa dette à l'égard des
influences d'époque, son positionnement par rapport aux outils conceptuels qui ont
cours dans sa jeunesse, mais surtout, elle montre comment ceux-ci lui permettent
d'élaborer un imaginaire personnel évolutif mais cohérent, fondé sur « l'icône » (au sens
peircien), alors que celui de l'écrivain André Breton repose sur « l'indice ». Sur cet
horizon sémiotique, on saisit clairement le lien de rivalité entre les deux systèmes, et
l'apport de l'artiste catalan qui arrive à point nommé pour repenser la place, jusque-là
problématique, des arts visuels dans le mouvement surréaliste, et dont la présence
dans le groupe parisien implique l'exigence d'un repositionnement de chacun à l'égard
du programme de Breton.
Par ailleurs, cet ancrage épistémologique permet à Astrid Ruffa d'esquisser – et elle
fait office de pionnière à cet égard – en quoi le parcours de Dalí ne se présente pas,
comme on le croit communément, en ligne brisée à partir de l'après-guerre, mais en
continuité, car le fonctionnement « iconique » (au sens peircien) qui sous-tend la
« paranoïa-critique » et l'image double est à la base même de l'intérêt de l'artiste catalan
pour la Renaissance et de son retour à un mode de figuration classique, reposant
sur la même tension entre la tendance à la dissémination et le désir de totalisation.
On découvre ici un visage méconnu de Dalí, une présentation inédite et convaincante
de son œuvre comme une armature structurelle d'une solidité imparable, quand on
n'y a vu jusque-là que des béquilles.
Il est clair que la prise en compte du
corpus textuel, très peu étudié, est pour beaucoup
dans ce changement de perspectives : les écrits de Dalí sont de telles énigmes
que l'on se doit de les examiner sérieusement, au-delà des boutades et des contrepèteries
qui sont à leur surface. Astrid Ruffa leur octroie la place qui leur revient et, en
conséquence, l'œuvre complète reconstituée invite à une reconsidération de l'équilibre
d'ensemble, qui fait apparaître sa dynamique singulière : tant Dalí esthète que
Dalí Moustache témoignent de la sensibilité « iconique » ; ils sont des aspects particuliers
de ce Dalí manifestaire ou documentaire qui est ici pour la première fois étudié.
Le lecteur découvre un stratège intellectuel autant qu'un créateur, une belle
mécanique sémiotique autant qu'un être intuitif, un homme pétri d'angoisses et d'incertitudes,
et dont la création peut être comprise comme une sorte d'espace transitionnel
au sens où l'entend Winicott, c'est-à-dire un espace de jeu où il teste les
possibles et où il tente de gérer à distance, et sans assurance aucune, l'angoisse du
réel. Car il y a aussi des tremblements dans l'œuvre de Dalí, du jeu au double sens
de l'activité ludique et de la distance qui permet le mouvement ; c'est pourquoi la
démonstration d'Astrid Ruffa commence par l'image-devinette, et sa conclusion insiste
sur l'importance de l'ironie.
Ce parcours critique, novateur dans son
corpus comme dans sa méthode et ses
objectifs, marque ainsi une étape essentielle dans les recherches sur l'ouverture du
surréalisme à la pensée « iconique ».
Henri Michaux disait dans
Poteaux d'angle :
« Veille périodiquement à te susciter des obstacles, obstacles pour lesquels tu vas
devoir trouver une parade et une nouvelle intelligence. » L'intelligence des propos
d'Astrid Ruffa, qui n'a pas esquivé les obstacles, tient ici le lecteur en haleine de la
première à la dernière page, tant et si bien qu'il se retrouve sans l'avoir remarqué à
la page de conclusion, désolé d'avoir à refermer l'ouvrage. On rêve de voir se prolonger
cette démonstration grâce à une étude qui porterait sur le Dalí d'après-guerre,
jusqu'ici le plus souvent boudé par la critique, alors qu'on en propose ici une clé interprétative particulièrement prometteuse. À moins qu'Astrid Ruffa ne poursuive son
travail d'Isis, plus largement, par ces nombreuses œuvres polymorphes, surréalistes ou
non, dont la critique tronque trop souvent l'œuvre faute d'outils interprétatifs adaptés.
Car Dalí, au sein du mouvement surréaliste, a pleinement participé à l'inauguration
du mouvement de complexification médiologique de la création qui aboutit aujourd'hui
aux œuvres hypermédiatiques. Or là est le défi de la critique contemporaine :
faire voir comment les mutations artistiques appellent à comprendre une mutation de
civilisation. Ce livre offre sur cette question un pan d'éclairage substantiel.
Myriam Watthee-Delmotte
Maître de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique belge
Professeur à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)