Jacques Sivan :
Les Corps subtils aux gloires légitimantes (p. 47-51)
« Là j'ai été jugé, ici j'ai vu juger. […] Nous avions devant nous un criminel
ayant un passé d'honnête homme. »
Extrait d'un entretien de R. Roussel dans le journal L'Excelsior du
12 janvier 1928, à propos du procès aux assises de Louis Rousselet
dont il était chef du jury.
« Je sais qu'il est impossible aujourd'hui de faire comprendre une telle
époque. La machine continue d'ailleurs à travailler, remplit son office
d'elle-même, elle fait elle-même son propre éloge, même isolée dans
cette vallée. »
« Et à la sixième heure !... Il était impossible de permettre d'approcher
à tous ceux qui le demandaient. […] Quels sentiments n'éprouvionsnous
pas au moment où le ravissement venait transfigurer ce visage
torturé ! Comme nous aimions baigner nos joues dans le rayon de cette
justice enfin atteinte et déjà partie ! »
La Colonie pénitentiaire, Franz Kafka
LE CORPS DE GLOIRE
Ce « n'est pas pour faire quelque chose de supérieur au premier ouvrage, il
n'y a pas de progrès dans l'absolu et il a eu du premier coup l'absolu de la
gloire. Tout au plus ces nouveaux volumes aideront-ils le public ignorant
et retardataire à lire et à voir le rayonnement du premier
(1) ». Tel est le
témoignage du docteur Pierre Janet qui a soigné R. Roussel.
Mais qu'entend-il par l'expression « du premier coup l'absolu de la
gloire » ? Qui, en dépit des apparences, et comme nous allons le voir, n'a
rien à voir avec une expérience référentielle de type transcendantal. Comme
le dit très justementMichel Leiris, la gloire est pour Roussel un phénomène
physique produit par des causes logiques : « R[aymond] R[oussel] se piquait
d'être un ‘logicien'. C'est ce qu'il fut, et à tel point qu'en cela consista sa folie. / Conscient de son ‘génie', puis atterré quand il eut constaté que ce
génie n'était pas perceptible dans sa personnemême, il inventa un procédé
[…]
(2). » (C'est nous qui soulignons.) Dans ce même ouvrage Leiris précise
aussi que « cette sensation [c'est nous qui soulignons] elle-même de ‘gloire
universelle' qu'il déclare avoir éprouvée en écrivant
La Doublure (et dont il
aurait voulu savoir si tels écrivains connus l'avaient eux aussi éprouvée) n'est
pas un état d'âme mais quelque chose de physiquement ressenti, une ivresse,
une ‘euphorie' (qu'il cherchera dans les drogues, après l'avoir cherchée un
moment dans l'alcool, quand il sera certain de ne pouvoir la retrouver en
écrivant), satisfaction qui paraît assez proche de cette ‘sérénité' au nom de
laquelle il réglait les dettes de jeu de son maître d'échecs : si c'est dans le jeu
de cartes qu'il trouve sa sérénité
(3)… ».
Enfin, Leiris nous informe que Roussel a commis l'erreur, pendant un certain
temps, « de confondre [la] ‘gloire' ainsi conçue et [la] ‘célébrité' (pour les
contemporains ou pour la postérité), erreur qu'il finira par rectifier, quand sa
recherche deviendra, non plus celle du succès, mais celle de l' ‘euphorie' par
le moyen des barbituriques
(4) ».
Ainsi
Impressions d'Afrique (nous emploierons par la suite l'abréviation
IA), le couple
Locus Solus (abréviation
LS) /
L'Allée aux Lucioles (abréviation
L'AL – nous verrons bientôt pourquoi
LS/
L'AL sont indissociables),
et
Nouvelles Impressions d'Afrique (abréviation
NIA) forment, chacun à sa
façon, un agrandissement (au sens optique du terme) explicatif (au sens visuel
et étymologique du terme), un déploiement de ce moment extrêmement
dense, compacté et lumineux que fut l'élaboration de
La Doublure :
« Ce que j'écrivais était entouré de rayonnements, je fermais les rideaux, car
j'avais peur de la moindre fissure qui eût laissé passer au dehors les rayons
lumineux qui sortaient dema plume, je voulais retirer l'écran tout d'un coup
et illuminer le monde. Laisser traîner ces papiers, cela aurait fait des rayons
de lumière qui auraient été jusqu'à la Chine
(5). »
Comme je l'avais déjàmentionné dansma postface à l'édition en couleurs
de
NIA (6), peut-être que le lecteur « ignorant et retardataire » que l'on est a besoin
de ces trois livres-loupes, de ces trois livres à verres grossissants, pour
comprendre et observer le processus incessant et multiforme qu'est ce très
réel corps de gloire, ce « foyer éblouissant » (étant entendu que par « foyer »
il faut plutôt entendre ce moment très éphémère et très problématique de
contraction producteur de visibilité). Peut-être a-t-on besoin de ces trois appareils
optiques sophistiqués pour s'aider à voir, comme peuvent le faire
d'autres dispositifs textuels moins complexes, tel le poème
La Vue qui décrit
« une vue enchâssée » au fond d'un porte-plume ou simplement une image,
comme la dixième illustration de
NIA qui représente, selon les termesmêmes
de Roussel, « un astronome mettant au point un télescope ».
Le livre ou l'articulation des corps lumineux
Mais peut-être que, tant notre aveuglement est grand, ces dispositifs optiques,
pris séparément, ne sont pas suffisants. Peut-être a-t-on besoin de
grossir démesurément l'aveuglant foyer pour comprendre l'excellence de
son fonctionnement. Peut-être devrait-on agencer ces trois lentilles que sont
IA,
LS/
L'AL,
NIA de façon à les faire jouer l'une par rapport à l'autre et
pallier ainsi notre irrémédiable déficience oculaire. On pourrait alors se rendre
compte par exemple que, dans cet agencement général,
LS forme un
premier moment machinique très dense provoquant cette explosion légère,
fragile et lumineuse qu'est
L'AL.
Ainsi,
LS est ce foyer, ou pupille, ou trou qui ne cesse de rassembler très
problématiquement (juxtaposition hétéroclite de dispositifs apparemment
autonomes très techniques, très concrets répondant à des problèmes circonstanciels)
ce qu'il est à un moment donné, pour éclater, pour se redistribuer
à nouveau sous forme d'agencements immatériels, subtils, d'une
extraordinaire et agréable clarté, à l'exemple des innombrables lucioles évoquées
dans
L'AL, voletant çà et là dans le parc du château de Sans-Souci. Le
couple ainsi formé par ces deux oeuvres, à la fois sombre et éclatant, est en réalité le lieu de basculement, le point d'articulation, le point de « jointure
(7) »,
dit de son côté Empédocle, d'un processus momentanément plus global
(mais indéterminé). Ce processus, parce qu'il ne cesse de conjuguer lemême
ET son contraire, est – dans le même temps et indéfiniment – le pli (l'incessante
re-liure) d'un livre général tout aussi indéterminable par lequel des
im
pressions (typographiques, sonores, visuelles, olfactives, etc.) africaines se
condensent ET se déploient, s'ouvrent ET se rabattent sur de
nouvelles
impressions d'Afrique, toujours les mêmes ET toujours l'inverse de ce
qu'elles sont, celles du livre en perpétuelle métamorphose.
C'est la raison pour laquelle, Roussel, comme Mallarmé, n'a jamais eu
d'autre préoccupation que de faire du livre le dispositif le plus concret, le
plus mécanique, mais efficace, que l'on puisse imaginer. Et si, comme nous
l'avons déjà dit, toute l'oeuvre de Roussel fonctionne selon un processus de
pliage, de va-et-vient incessant, de dédoublement, de livre toujours compris
à l'intérieur d'un autre livre,
L'AL est pour
LS cet orbe phosphorescent, ce
rayonnement optique, cette lentille d'une luminosité, dont la transparence
quasi absolue confine à l'absence par laquelle un livre tout à fait inédit, en
l'occurrence
NIA – à une autant qu'à n dimensions – permettra véritablement
au monde de très problématiquement se rassembler, d'atteindre ce
point d'incandescence pour encore se redéployer, se redistribuer et, de la
sorte, indéfiniment se renouveler. Indubitablement, du dispositif
LS/
L'AL est née l'extraordinaire matrice verbale qu'est
NIA. Entre ces deux moments
un monde a été définitivement franchi.
S'il est donc un objet à la fois concret et abstrait où tout se rassemble, où
tout très problématiquement, très provisoirement et mécaniquement ne
cesse de très diversement se recomposer selon des paramètres changeants
et des contextes tout aussi variés, c'est bien le livre. Pour Roussel, comme
pour Mallarmé, le livre se transforme en une réalité processuelle. Il devient
une sorte de modèle réduit du monde, dont chaque lecture permet à tout
moment le redéploiement pour réactiver l'incroyable (parce que toujours renouvelée)
mais toujours éphémère autonomie des hétérogénéités forcément
relatives puisque contextuelles qui s'y épanouissent avant de se recompacter, de se replier à nouveau.
NIA en est, avons-nous dit, le meilleur exemple
qui demande d'être très concrètement manipulé pour être lu et pour
entr'apercevoir, de façon quasi abyssale, les images les plus disparates prises
dans ses plis. L'une de ces images fait d'ailleurs état de cette dimension abyssale
: elle nous montre un homme écartant la pliure d'un livre pour observer
une illustration.
1. Raymond Roussel,
Comment j'ai écrit certains de mes livres, 10-18, Pauvert, Paris, 1985,
p. 129.
2. Michel Leiris,
Roussel & Co., édition établie par Jean Jamin, présentée et annotée par
Annie Le Brun, Saint-Clément, Fata Morgana/Fayard, 1998, p. 180.
3.
Ibid., p. 259.
4.
Ibid., p. 315.
5. Raymond Roussel,
Comment j'ai écrit certains de mes livres,
op. cit., p. 127.
6. Raymond Roussel,
Nouvelles Impressions d'Afrique, mise en couleurs et postface de J. Sivan,
Romainville,
Al Dante/Léo Scheer, 2004.
7. Empédocle,
L'Ébranlement de la sphère, in Empédocle, II, Les Origines, édition et trad. Jean
Bollack, Paris, Gallimard, coll.
tel, frag. 31.