Introduction
Jérôme Poggi
(extrait, p. 7-11)
Quand j'écris ces notes avec des dessins — ce n'est pas pour
raconter ma propre vie — Il s'agit pour moi d'étudier certains
phénomènes héréditaires qui déterminent la vie et le destin d'un
être humain — comme des phénomènes rendant compte de l'aliénation
en général. C'est une étude de l'âme à laquelle je parviens
depuis que je m'étudie pratiquement — m'utilisant comme une
préparation anatomique de l'âme. Mais dans la mesure où il s'agit
de créer une œuvre d'art et une étude de l'âme, j'ai altéré et
exagéré — utilisant aussi les autres pour faire mes études. Il
serait donc faux de considérer ces notes comme une confession.
Je divise donc — comme Søren Kierkegaard — le travail en deux
parts — le peintre et son ami neurotique le poète.
OKK T 2734
À sa mort en 1944 à l'âge de soixante-dix-sept ans, Edvard
Munch fait don à la municipalité d'Oslo de l'ensemble de son
œuvre. À côté de plusieurs milliers de peintures, dessins,
gravures, photographies et archives, une masse considérable
d'écrits de l'artiste est léguée, témoignant de l'activité littéraire,
poétique, philosophique ou critique particulièrement intense qu'il
n'a jamais cessé d'exercer pendant toute sa longue vie. La
correspondance de l'artiste, qu'il s'agisse des courriers reçus ou
des brouillons de ses propres lettres, rejoint cette collection quelques années plus tard lorsque sa sœur Inger Munch l'offre à
son tour à la ville. Aujourd'hui ce sont environ 15000 documents
manuscrits de l'artiste que le musée Munch conserve dans ses
collections.
Paradoxalement, très peu de ces textes furent publiés du vivant
de l'artiste. Une dizaine d'articles seulement parurent dans la
presse, souvent consacrés à d'autres artistes tels Jappe Nilssen
ou Stanislaw Przybyszewski pour lesquels il rédige des nécrologies
en 1928 et 1931, ou à des rares critiques d'exposition comme
celle organisée à la Kunstnernes Hus en 1932 sur l'art contemporain
allemand. Des écrits concernant son propre travail, Munch
ne publia guère que deux courts recueils en 1919 et en 1929, tous
deux consacrés à la
Frise de la vie, et encore, le furent-ils à
compte d'auteur et manifestement très peu diffusés. Reproduisant
deux courts articles qu'il fit paraître dans la presse à l'occasion
de son exposition controversée des tableaux de la
Frise de
la vie à Blomqvist (Oslo) en 1918, le premier recueil est essentiellement
constitué des revues, positives comme négatives, que
des critiques ont consacrées à son travail par le passé. Le
deuxième livret intitulé
La Genèse de la Frise de la vie réunit
quant à lui plusieurs aphorismes sur l'art, des textes datant des
années 1890 parmi lesquels le poème « Le Cri » et une nouvelle
version du
Manifeste de Saint-Cloud de 1889 que nous publions
dans ce présent volume, et un texte liant le projet de la
Frise de
la vie aux décorations qu'il réalisa pour l'université d'Aula.
Les raisons expliquant ce peu de publicité tiennent à la nature
même autant qu'à la forme de ces écrits. Consignés dans plusieurs
carnets pour certains, mais aussi sur de nombreuses notes
éparses, couchées sur des bouts de papier, des nappes ou même
des tickets de transport, en marge de ses dessins, les textes de Munch sont particulièrement difficiles à cerner. Peu d'entre eux
sont datés, et ne peuvent d'ailleurs pas l'être facilement tant
l'artiste les a écrits et réécrits tout au long de sa vie, revenant sur
les mêmes thèmes, réécrivant ses phrases, les rayant, les raturant,
les recopiant parfois plusieurs décennies après les avoir une
première fois rédigées. Le style de Munch est lui-même assez
chaotique, l'artiste changeant souvent de sujet au milieu d'une
phrase, passant de la première à la troisième personne du singulier,
usant de plusieurs pseudonymes dans un même récit, conjuguant
les verbes assez librement, sautant du passé au présent et
réciproquement. Son orthographe est elle-même assez approximative.
S'il lui arrive d'oublier des lettres lorsqu'il calligraphie
par exemple certains textes en lettres majuscules, c'est parfois
son recours à des formes anciennes du norvégien mêlées de
danois qui déconcerte le traducteur. Edvard Munch fait volontairement
preuve d'un style particulièrement libre, voire expérimental,
influencé par sa rencontre précoce avec l'écrivain Hans
Jaeger qui privilégiait une écriture quasi-phonétique, au détriment
des règles grammaticales conventionnelles, libérant par ce
fait le mot de sa gangue culturelle. Poussant à l'extrême le style
anarchique de son mentor, Munch en arrive à abolir toute ponctuation
dans ses écrits tardifs, optant pour une approche sensible,
visuelle et musicale de l'écriture plus que discursive. C'est
presque une écriture pour les yeux autant que pour l'esprit à
laquelle il parvient à la fin de sa vie en utilisant plusieurs crayons
de couleur pour dessiner les lettres comme on le voit dans le
recueil intitulé
L'Arbre de la connaissance.
C'est en toute connaissance de cause que Munch expérimente
aussi librement une écriture qui pourrait quasiment passer pour
automatique à un certain degré. S'il fut un lecteur assidu de
Dostoïevsky et de Platon particulièrement à la fin de sa vie, Munch est baigné dès son enfance dans un environnement littéraire
fécond. Son oncle A. P. Munch est un des historiens norvégiens
les plus considérés, auteur d'une
Histoire du peuple norvégien qui
fait toujours référence. Il compte également parmi les membres
de sa famille Andreas Munch, figure de la poésie romantique
norvégienne. Aussi est-ce avec une grande familiarité qu'il
fréquente dès l'âge de vingt ans la scène artistique littéraire
d'Oslo, se liant d'amitié avec le peintre Kristian Krohg, lui-même
auteur d'un sulfureux roman intitulé
L'Albertine, mais surtout
avec Hans Jaeger, mentor de la Bohème de Kristiania. Munch sera
un de ses plus fervents disciples, l'accompagnant jusque dans sa
cellule pour y accrocher un de ses tableaux lorsque l'écrivain
anarchiste sera condamné pour immoralisme en 1886. Tout au
long de sa vie, Munch exprimera sa reconnaissance et la dette
qu'il a envers l'écrivain, lui rendant un dernier hommage
posthume en réalisant un ultime portrait de Jaeger quelques jours
avant sa propre mort, soixante ans après leur première rencontre.
À Berlin, c'est le cercle littéraire réuni autour d'August Strindberg
que Munch fréquente assidûment, soumettant ses écrits à ses
amis poètes et écrivains lors des réunions du groupe dans le
cabaret du Pourceau Noir. Il se lie particulièrement d'amitié avec
le grand auteur suédois ainsi qu'avec le poète polonais Stanislaw
Przybyszewski et l'historien de l'art Julius Meier-Graffe. Ses
séjours parisiens le mettent en contact avec Stéphane Mallarmé
dont il réalise un portrait lithographique, avec l'éditeur Alfred Piat
qui lui commande une série de dessins pour illustrer les
Fleurs du
mal de Baudelaire par exemple, ou avec le Théâtre de l'Œuvre
pour lequel il réalise plusieurs projets autour d'Ibsen, autre auteur
essentiel aux yeux du peintre, auquel il a consacré plus de cinq
cents œuvres.
Cette fréquentation intime de la scène littéraire européenne, tout en nourrissant l'artiste de conversations avec les plus grands
auteurs de son temps, a certainement retenu Munch d'assumer
au grand jour ses aspirations littéraires. La couverture d'un de
ses cahiers témoigne de ses hésitations quant à la valeur que l'on
pouvait donner à son activité littéraire. Tracée largement au
crayon de couleur bleu, la mention « À brûler » suivie de la signature
de l'artiste couvre la première page du carnet T 2761. Munch
raya néanmoins cette sentence d'un geste décidé quelques années
plus tard en septembre 1932, ajoutant à la plume que le contenu
de ce carnet devrait « être examiné après [s]a mort par des amis
compréhensifs et ouverts d'esprit ». De telles annotations se
retrouvent dans plusieurs cahiers conservés au musée. À la fin de
sa vie, Munch prendra la décision définitive de laisser la postérité
juger de la valeur de ses écrits. Rédigé en 1940, son testament
stipule ainsi que « les brouillons de [s]es travaux littéraires
devront revenir à la municipalité d'Oslo qui décidera en accord
avec le jugement d'experts s'ils doivent être publiés et jusqu'à
quel degré ».
(...)