PRÉFACE
(p. 5-7)
Voici un livre qui vient à son heure, alors que la distance nécessaire a été prise avec le débat sur la colonisation. Il y a peu de temps encore, la mémoire et l'Histoire étaient convoquées à grands renforts de publicité pour justifier soit le rôle positif de la colonisation, soit au contraire, son caractère criminel. Sophie Leclercq ne revient pas de plain-pied sur cette bataille idéologique mais, en
prenant le détour de l'histoire, et, ici, plus particulièrement, de celle du surréalisme
dans sa relation au colonialisme et au colonisé, elle offre au lecteur d'utiles matériaux
pour nourrir sa réflexion. Dans la première partie du volume, intitulée « Aux
marges du colonialisme », elle traite des héritages du mouvement et montre que les
surréalistes se revendiquent aussi bien des poètes maudits, Rimbaud,
Jarry puis
Apollinaire, que du communisme, de Marx à Trotsky, en passant par le Paul
Lafargue du
Droit à la paresse et le Lénine de
L'impérialisme stade suprême du capitalisme,
ou encore de l'anarchisme d'un Darien ou de Zo d'Axa. Plus proches d'eux,
Dada et les poètes du
Grand Jeu, Ribemont-Dessaignes, Daumal ou Vailland ont
contribué à leur faire détester l'Occident, ses empires, ses institutions et ses valeurs.
L'Armée, l'Église, la Justice sont vomies par ces jeunes écrivains en révolte absolue
contre une civilisation occidentale qui a produit la Première Guerre mondiale et
son cortège de violences, de charniers et de destructions.
« Formidables briseurs de mythes colonialistes », comme l'écrit Sophie Leclercq,
les surréalistes ont mêlé le verbe à la révolte et refusé de dissocier écriture et politique,
comme le souligne la deuxième partie de l'étude consacrée à « l'esthétisme de
l'anticolonialisme ». Cela les conduira à la rupture avec le communisme lorsque
celui-ci se ralliera, en 1934, à la doctrine du « réalisme prolétarien» mais cela les
avait rapprochés au temps des luttes contre la guerre du Rif, les massacres de Yen
Bay, l'Exposition coloniale de Paris en 1931 ou l'intervention italienne en
Éthiopie. Rêvant un Orient mythique par anti-occidentalisme, ils idéalisent tour à
tour le Nègre joueur de jazz et volontiers truand ou proxénète puis l'Arabe opposé à l'importation d'un modèle industriel qui nie sa spécificité et l'originalité de sa
culture. Ils oublient sans doute, au passage, le nationalisme qui sourd dans ces
revendications mais ils entendent en revanche à merveille l'exaltation des cultures
qui s'affirme dans le combat pour l'affirmation des valeurs de la négritude d'un
Aimé Césaire. Parce qu'ils sont des collectionneurs avertis, ne rejetant pas les règles
du marché de l'art, ce que l'on avait peu souligné jusqu'ici, ils ont très tôt admiré,
non seulement l'art nègre qu'un Apollinaire voulait voir entrer un jour au Louvre
et qu'un Picasso revendiquait lui aussi, mais l'art eskimo ou celui des Indiens
d'Amérique du Nord ou encore du Mexique. Refusant les dogmes de l'ethnologie
naissante, tels que l'âme primitive chère à Lévy-Bruhl et les razzias consécutives aux
missions sur le terrain, ils n'en exposent pas moins les mâts ou les masques qu'ils
se procurent chez Charles Ratton ou Paul Guillaume et revendent afin de survivre
sans se livrer à une autre occupation que la littérature, tels Breton ou Éluard.
Pour parvenir à cette « décolonisation culturelle » qu'ils sont les premiers à avoir
conçue comme un stade indispensable à la libération des peuples opprimés, il leur
fallait « renouveler l'anticolonialisme » comme le suggère le titre de la dernière partie.
Dans un monde de l'après Deuxième Guerre mondiale où la question de la
décolonisation se pose avec acuité, les surréalistes sont bien placés pour prendre la
parole, rappeler leur engagement ancien et crier leur refus de la guerre d'Indochine
puis de celle d'Algérie. Pour ceux qui ont séjourné en Amérique, Benjamin Péret
au Brésil ou André Breton aux Antilles et à Haïti, la découverte du candomblé et
du vaudou est une expérience fondatrice qui leur permettra d'aborder la période
des guerres coloniales sans crainte d'être dépassés par les événements. Devenus
experts dans la défense et la promotion des arts non occidentaux, reconnus par les
galeristes comme par les ethnologues avec qui ils entretiennent des relations moins
tendues qu'autrefois, du moins avec Claude Lévi-Strauss et les plus accessibles
d'entre eux à l'ambiguïté de leur profession, ils prennent la défense des Mau-Mau
du Kenya ou des révolutionnaires cubains, persuadés que la régénération de
l'Occident sera le fait des populations anciennement colonisées par l'homme blanc.
Rejouant l'anticolonialisme de leur jeunesse mais après l'avoir profondément transformé,
ils signent sans hésitation le Manifeste des 121 en septembre 1960 comme ils avaient pris la défense des Rifains en 1925 ou celle des Malgaches en 1947.
Présents sur tous les terrains ou presque, ils écrivent ainsi une page glorieuse de leur
histoire et c'est le grand mérite du livre de Sophie Leclercq que de mettre en
exergue ce rôle, sous-estimé en général ou minoré, ce qui revient au même, et de
souligner l'unité profonde de la politique et de l'esthétique des surréalistes.
Jean-Yves Mollier
Centre d'Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines