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Editorial
André-Louis Paré
Dans son ouvrage Penser la pornographie (PUF, 2003), le philosophe Ruwen Ogien (1947-2017) réfute les arguments des pornophobes, qu'ils se disent conservateurs ou progressistes. Tandis que les uns considèrent la pornographie comme une menace pour la cellule familiale, et les valeurs traditionnelles qu'elle incarne, les autres critiquent la dégradation des relations humaines qu'elle génère. Ses objections reposent sur une éthique minimale dont un des principes est celui de ne pas nuire à autrui. Selon Ogien, on devrait considérer inoffensive la production ou la consommation d'images pornographiques pourvu qu'elle ne porte pas préjudice à quiconque. Pour en discuter, il examine attentivement les points de vue des groupes d'individus s'opposant à la pornographie en misant sur une conception substantielle du bien sexuel prétendument inhérente à la nature humaine. Or cette conception réprouve le droit des personnes adultes de décider ce qu'elles font de leur propre vie. En tant qu'essai d'éthique appliquée, Penser la pornographie s'immisce dans un débat qui a toujours cours entre ceux et celles qui, au nom de la dignité humaine, désirent réprimer la pornographie, et ceux et celles qui, tout en reconnaissant son existence, militent pour une tolérance quant aux désirs et aux goûts de chacun·e dans le respect des règles conformes à l'éthique minimaliste.
Quatre années plus tard, Ogien publie La liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale (La Musardine, 2007) et s'en prend, cette fois, à la censure dans le domaine de l'expression artistique. Il y défend la liberté d'offenser, celle d'exposer des œuvres pouvant choquer dès lors qu'elles ne causent de tort à personne. Certes, les œuvres d'arts visuels qui proposent à la vue des images trouvées obscènes peuvent être jugées de mauvais goût et provoquer de la répulsion, mais faut-il les bannir pour autant? Pour se prémunir de l'indignation d'un certain public, les musées, ou toute autre institution culturelle, mettent en place une signalétique mentionnant que des œuvres peuvent brusquer la sensibilité de certaines personnes. Ce fut le cas pour l'exposition Evergon. Théâtres de l'intime, présentée récemment au Musée national des beaux-arts du Québec, alors qu'un espace dédié aux œuvres à caractère sexuel était proposé à un public averti. Dans ces conditions où l'on n'oblige personne à voir ces œuvres, Ogien plaide pour une acceptation de la représentation de la sexualité dans des lieux publics.
Il faut dire cependant qu'avec l'avènement de l'Internet et la multiplication des écrans, la liberté d'offenser se déploie sur un tout autre terrain. Les images dites pornographiques peuvent facilement circuler, et je ne parle pas ici des sites web de l'industrie du sexe qui offrent leurs produits au nom de la culture du divertissement. Sur les réseaux sociaux, la censure d'images confondant trop souvent nudité, érotisme et pornographie s'opère surtout par des algorithmes qui modèrent tant bien que mal le contenu diffusé. Dans le dossier de ce numéro, portant sur l'association entre les arts visuels et la pornographie, le texte de Jessica Ragazzini rappelle justement le débat entourant les images d'œuvres d'art qui ont été bloquées par Facebook. Son article analyse surtout les stratégies développées par certains musées pour contrer cette censure abusive. Toujours en lien avec la pornographie, les autres titres portent davantage sur la création d'œuvres ou d'actions performatives qui explorent de différentes façons l'univers de la pornographie. Cette incursion artistique peut indisposer certain·e·s lecteur·rice·s, mais elle participe d'une réalité non négligeable d'attitudes d'artistes qui, depuis plusieurs années, explorent une autre pornographie – alternative, gaie, lesbienne, trans, queer, féministe – qui, à n'en pas douter, transforme les pourtours de la pornographie conventionnelle.
La pornographie, dite commerciale, se développe dans le giron d'une économie capitaliste qui s'insère principalement dans une histoire de la sexualité hétéronormative. Son marché a pour but de produire des images d'actes sexuels non simulées pouvant exciter et stimuler le plaisir sexuel masculin. C'est pour contrer cette vision phallocentrique que les textes de ce dossier s'inscrivent au sein d'un mouvement appelé « post-pornographie ». Le post-porn s'identifie à une panoplie de pratiques minoritaires revendiquant le pouvoir d'assumer son corps sexué en dehors des diktats de l'industrie. Julie Lavigne, historienne de l'art, professeure au département de sexologie de l'Université du Québec à Montréal, et autrice du livre La traversée de la pornographie. Politique et érotisme dans l'art féministe (Éditions du remue-ménage, 2014), propose – à titre de codirectrice de ce dossier – une rétrospective de pratiques artistiques qu'elle nomme « autopornographie ». Elle reprend l'histoire des revendications d'artistes « dont le genre, l'expression de genre ou la sexualité sont minorisés » et, par conséquent, se détourne d'une pornographie assujettie au pouvoir commercial. Ainsi, contrairement à l'image de la femme-objet de l'industrie pornographique, l'autopornographie s'accomplit au sein d'une subjectivité créatrice de soi.
C'est également dans ce processus du « souci de soi », où le corps est considéré comme un laboratoire d'expérimentation, que s'insère la pratique de l'artiste arkadi lavoie lachapelle. AM Trépanier analyse cette pratique à partir de l'exposition Masturbation alchimique : les vagues (2022) dans laquelle la pornographie se détourne de « l'hétéropatriarcat » pour offrir plutôt des voies de guérison et d'adaptation dans une « démarche transformatrice » engagée dans un « auto-érotisme thérapeutique ». Pour sa part, Charlene K. Lau, dans Les nouvelles pornographes, rappelle d'abord le débat qui a toujours cours dans le mouvement féministe à propos de la pornographie, mais en vient ensuite à l'analyse des œuvres des artistes Narcissister et Heji Shin qui se réapproprient « le langage transgressifet polémique de la pornographie ». De son côté, Peter Dubé explore la genèse du désir gai à travers, notamment, les pratiques d'artistes de Tom of Finland, Paul Berlin et Evergon. Ce désir homosexuel a beau être soutenu par l'industrie pornographique, ces artistes s'inspirent plutôt d'une iconographieévoquant souvent la mythologie, laquelle invite à une réflexion sur le pouvoir générateur d'identités particulières. Malgré le contexte culturel très difiérent, Mayoukh Barua rend compte également du désir sexuel gai à partir de l'œuvre An Old Man… (1995) de l'artiste indien Bhupen Khakhar (1934-2003). Son analyse perspicace de l'œuvre de cet artiste nous conduit d'abord à une réflexion concernant l'aspect excessif que l'on prête au désir homosexuel marginalisé, mais aussi à un questionnement sur l'érotisme qui se dégage de cette œuvre.
L'artiste Emma-Kate Guimond propose, quant à elle, une analyse de la performance de Michael Martini inspirée du conte Hansel et Gretel des frères Grimm. Elle se penche sur cette performance en parallèle avec les actions performatives de l'artiste Karen Finley, souvent provocantes et impudiques. Ses actions constituaient des réactions à la violence sexuelle et à l'humiliation des femmes au sein d'un régime patriarcal. C'est aussi le cas pour l'artiste chilienne MariaBasura, dont nous entretient Claire Lahuerta.Le film Fuck the fascism rassemble une série d'actions dans laquelle l'artiste et ses complices afirontent « avec une brutalité fascinante les vestiges colonialistes » afin de contrer « une obscénité néolibérale qui détruit les individus les plus marginalisés ». Enfin, dans la section « Essai », le photographe vancouvérois Steven Audia témoigne de son expérience personnelle l'ayant amené à fonder Studio X, une entreprise consacrée à magnifier le corps humain, notamment celui des travailleur·euse·s du sexe.
Pour faire suite à ce dossier, vous êtes invité·e·s à lire, dans la section « Événement », le bilan de Didier Morelli sur la biennale de Singapour 2022. Vous pourrez aussi parcourir, dans la section « Comptes rendus », plusieurs textes sur des expositions récentes présentées au Québec, au Canada et à l'étranger. Comme il se doit, nous profitons de cette édition pour recenser quelques livres et ouvrages reçus susceptibles de susciter votre intérêt.