les presses du réel
extrait
Une image peut-elle en cacher une autre ?
Conversation avec Jean-Pierre Cometti (p. 103-109)


J.-P. C. : Dans ton travail, tu développes un type de composition et d'image qui conduit à s'interroger sur ce que j'appellerais un mode transversal de référence, par opposition à des modes plus directs ou verticaux, auxquels nous avons plus communément l'habitude de penser. J'aimerais bien que nous en parlions, pour des raisons qui touchent à la nature des images, à la place qu'elles tiennent, non seulement dans notre environnement, mais dans l'art d'aujourd'hui, même si c'est à travers des médias variés, et à la façon dont tu situes précisément ton propre travail, tes préoccupations propres, dans ce contexte. Comment tu conçois tes propres images, et plus particulièrement dans quelle mesure tu serais prête à leur reconnaître une dimension référentielle qui ne serait pas celle à laquelle on pense habituellement. Soit dit en passant, on parle beaucoup d'images, aujourd'hui, mais on ne sait pas toujours très bien ce qu'il y a lieu de placer sous ce mot.

S. F. : Pour les références historiques, l'accès que j'ai eu pour beaucoup d'oeuvres s'est fait par le biais des catalogues. Les tableaux sont abordés d'abord comme des images, mon « musée imaginaire » s'est constitué d'images de tableaux, qu'elles soient abstraites où figuratives. Les références sont également du domaine de mon « quotidien visuel ». Je puise dans des registres très divers, le plus souvent les langages de type plans, logos, coupes, systèmes électroniques, avec en ce moment une prédilection pour les images résiduelles dans la BD, c'est-à-dire poussières, taches, gouttes, éclats, etc. C'est un principe d'extraction, de déplacement d'un contexte à un autre. La source de la forme et son identification par le spectateur sont incertaines, bien que l'on reconnaisse quelque chose… Ce qui m'intéresse dans ces images résiduelles, c'est leur totale « élémentarité » visuelle, leur proximité avec des formes dites abstraites, leur « bêtise » presque. Pour l'exposition à l'ESBA de Tours, je me suis intéressée à des formes molles, pour le fait qu'elles introduisent une idée de la relativité, une idée de défaite du motif. Je puise dans différents réservoirs, il y a quelque chose du mixage, ou du « cadavre exquis » des surréalistes.

J.-P. C. : « Une idée de la relativité », dis-tu. Le caractère latéral de ce que tu appelles un « principe d'extraction » indique aussi cela, me semble-t-il, par opposition à des modes verticaux, plus traditionnels et davantage liés à d'autres fonctions de l'image. Ces aspects-là sont aussi source d'humour, d'ironie. Il me semble que la façon dont les formes sur lesquelles tu travailles sont en quelque sorte isolées y contribue. Étant détachées, comme elles le sont dans tes tableaux, elles prennent un sens différent, pas forcément intelligible, mais qui invite à un regard différent. Mais il ne s'agit ni de mystère ni de profondeur, qui s'y trouvent plutôt pris à rebours. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais quelle en est l'importance ou le sens, pour toi ?

S. F. : L'humour vient de « l'incongruité », produite elle-même par des rapprochements inattendus, recyclage de formes représentant des fonctions non glorieuses, isolées sur un fond monochrome peint avec économie. C'est une surprise de la perception, « un comique de situation », une rencontre saugrenue. Christophe Domino parle de « suspension d'évidence » comme ressort comique et d'investigation. Il est vrai que je veux me tenir à distance des mots profondeur et mystère. Le principe d'économie est par contre constitutif du travail, et il a comme conséquence d'accorder une grande importance à ce qui est maintenu comme matérialisation. Moins il y a de formes, plus elles doivent être précises.

J.-P. C. : J'entends bien. Tes formes sont précises, mais comme elles sont relativement autarciques, en relation avec le principe d'économie dont tu viens de faire état, elles sont également ambivalentes. On pourrait dire qu'elles appellent à un « voir comme », qui n'en est pas moins un authentique voir, et qui les soustrait en même temps à quelque chose qui relèverait de la simple figuration. Je comprends aussi que tu invoques le surréalisme belge ou le pop art. Pourrais-tu être plus précise par rapport à ce que je crois entrevoir en parlant de « voir comme ».

S. F. : C'est exact, ce qui a trait à la perception et à la nomination m'intéresse. Ce qui fait mon intérêt pour Magritte et les surréalistes, c'est ce qui a trait à cette « suspension d'évidence ». J'ai toujours eu le sentiment que le monde est ce qu'il est parce que nous le nommons. S'il nous était possible de « voir comme » un nouveau-né, par exemple, je pense que la surprise serait de taille. Les formes que j'utilise sont des propositions de perceptions, des potentiels de sens, la source et l'identification sont problématiques, il est difficile de les nommer, elles n'en sont pas moins familières. C'est la raison pour laquelle tous mes tableaux sont « sans titre ». Quant au pop, la « recontextualisation » d'images dans l'art est un des modes que j'emploie pour trouver « quoi peindre ». Je différencie le « quoi peindre » et le « comment peindre ». C'est Gerhard Richter qui parle de ça. Je cherche des sujets non glorieux, faibles, tout ce qui est annexe, par exemple dans la BD, à l'action principale.

J.-P. C. : Le « voir comme un nouveau-né » : ce n'est pas tout à fait à cela que je pensais, plutôt au fait que les formes, certainesformes tout au moins, peuvent être vues tantôt comme ceci tantôt comme cela (comme un vase ou comme deux visages, comme un lapin ou comme un canard). Les « aspects », en ce sens, le « voir comme », rendent, comme tu dis, « l'identification problématique », et là, d'une certaine manière, la perception et la nomination sont peu dissociables. Je crois, en effet, que cela vaut pour tes tableaux, et tu parles de « potentiel de sens ». Les oeuvres d'art, n'est-ce pas, sont toujours des potentiels de sens, en tout cas c'est l'une des choses que nous attendons d'elles. Je dis « toujours », mais je n'en suis pas personnellement convaincu.

S. F. : Les « aspects » proposent deux figures lisibles simultanément. Il est impossible de trancher en faveur de l'une ou de l'autre, le choix est restreint à une alternative, soit l'une soit l'autre. Je les rangerais du côté du « trompe-l'oeil ». Dans mon travail, le sens à donner à la forme est plus indéterminé, bien qu'elle soit peinte avec application et précision.

J.-P. C. : Le « trompe-l'oeil » n'est pas étranger aux aspects, quoique en un sens particulier. Il y a aussi quelque chose qui fonctionne sur le mode du « trompe-l'oeil » dans une large fraction de l'art, là où se pose ce que Danto appelle le problème des indiscernables. Tes formes, en raison de ce qu'elles comportent de minimal et de « prélevé », me semblent participer de cette question. On retrouve ici le pop art, d'une certaine manière. Est-ce que tu te reconnaîtrais dans ce type d'approche ?

S. F. : Le problème des indiscernables posé par Danto, c'est le doute récurrent de l'histoire du XXe siècle, et il est pour moi fondamental. C'est aussi poser la question de la relativité de l'objet d'art. Ce que je trouve possible de donner à voir aujourd'hui, ce sont des synthèses, de l'économie, de la précision, la rigueur du minimal, avec pour pendant du populaire, du saugrenu, du bêtement tarabiscoté parfois même. Cette esthétique minimale véhicule encore un reste d'utopie, une utopie désenchantée, et le fait de la mixer à des formes issues de la culture populaire, pauvres et ambiguës, m'intéresse. Pour le trompe-l'oeil proprement dit, j'ai beaucoup regardé Magritte, certains tableaux comme L'Arbre de la science de 1929, La Saison des voyages de 1927 ou encore Le Masque vide, de 1928.

J.-P. C. : Le fait que le surréalisme ait flirté avec la psychanalyse me fait penser à une chose qui n'est pas spontanément claire, mais que je voudrais essayer de préciser, en relation avec le « trompe-l'oeil ». Je pense à un passage du Séminaire de Lacan, où il commente un exemple de Freud, celui de l'enfant qui, ayant vu disparaître sa mère par une porte, guette apparemment son retour. Ce qu'il guette, en fait, sur le mode de la répétition, n'est pas sa mère ou l'image de sa mère, mais la disparition, le manque en quelque sorte. Il y a probablement quelque chose de ce genre dans les images et c'est en quoi elles relèvent du trompe-l'oeil. Nous regardons ou nous pensons regarder l'image et son signifié, mais notre attente est plutôt tournée vers ce qui s'y dérobe, et ne peut que se dérober, la nécessaire distance qui se creuse entre l'image et ce dont elle est l'image. À cela tient peut-être l'attrait qu'elles exercent sur nous. De ce point de vue, l'oeil est toujours trompé, mais il peut l'être dans l'illusion ou dans le jeu, l'ironie. C'est à cela que je pensais en parlant de trompe-l'oeil à propos de tes images. Il va sans dire que la question de l'indiscernabilité ne rend pas compte de cela. Il y a comme on dit parfois quelque chose qui nous regarde dans les images, en tous les sens du terme. Mais si elles nous regardent, il est exclu que nous puissions voir ce regard.

S. F. : Regarder ce que nous pensons regarder, pour constater qu'il y a dérobade du sens, bien qu'il semble proche comme un mot sur le bout de la langue – l'oeil est toujours trompé, je suis d'accord. C'est une interrogation sur le comment on regarde quand on regarde. Les mots sont trompeurs aussi ; il y a une autre couche dans le mille-feuille qu'est un tableau, c'est l'affaire de la matérialisation : le dépôt de matière colorée, comment le faire ? Comment peindre ? C'est encore un « trompe-l'oeil ». Je peins opaque, à l'horizontale, avec une matière qui doit être non neutre, non expressive, non psychologique, sans genre en quelque sorte : une matérialisation qui ne mime rien sauf elle-même.

J.-P. C. : Ça, c'est l'envers du leurre, en quelque sorte, ou alors son endroit. Le « je vois ce que je vois » (what you see is what you see), mais ce voir n'est pas tautologique. On pourrait dire : il y a le pinceau, disons le geste dans sa matérialité. Ce que cela indique, on ne peut s'y soustraire que par un autre leurre. C'est une chose tout à fait frappante que j'ai particulièrement ressentie dans les toiles que tu as exposées à Tours, avec ce titre merveilleux : Sans motifs apparents. Il y avait en même temps l'évidence d'une matérialité nue et celle d'un regard porté ailleurs, vers quelque chose qui n'est pas de l'ordre de l'image ou du représentable. On a beaucoup glosé sur ce type de question et j'ai quelques scrupules à tourner à nouveau autour, mais c'est cette question de la matérialité, maintenant, qui m'arrête. C'est peut-être la plus difficile, au fond. Et surtout lorsqu'elle est « non expressive », comme tu dis, ou le moins expressive. Car, au fond, l'expressivité, qui tend à la manifester, serait plutôt de nature à l'occulter. N'y a-t-il pas quelque chose comme cela dans « l'unique trait de pinceau » de Shi Tao, la nécessaire matérialité, mais dans son statut naissant, émergent, ce que peint au fond la peinture chinoise : l'émergence. N'est-ce pas ce que tu peins aussi ? Dans ce cas, on a à la fois la matérialité et ce qui s'en retire. Et là, on n'a pas besoin de poser un arrière-plan dans quelque positivité que ce soit : une peinture sans fondement, en quelque sorte, ce qui, comme tu sais, littéralement, me réjouit. L'expression nous en détourne, ne crois-tu pas ? Elle est un leurre.

S. F. : J'aime bien cette idée de peinture sans fondement. Oui, l'expressivité est un leurre inutile, comme la neutralité est une vue de l'esprit. Donc une matérialité inévitable, qui ne parle que de ce qu'elle est, qui à chaque tableau se rejoue, pour moi, comme coïncidence de tous les constituants à l'ensemble du tableau. L'adéquation de toutes les parties au tout. C'est ce qui fait du lien entre elles, la matérialisation, la peinture. Même si c'est toujours un peu difficile de se mettre au travail de peinture proprement dit, dans le sens où il requiert une attention particulière faite de patience, de précision, de soin, il faut que je sois là, c'est le rapport à la peinture chinoise, la concentration et l'absence nécessaires pour se mettre à la matérialisation de l'image mentale.

J.-P. C. : Qu'entends-tu par « matérialisation d'une image mentale » ? Peut-on la dissocier, précisément, du geste, du travail et de la matérialité ?

S. F. : Oui, on peut la dissocier en la déléguant à des procédés techniques ou en en confiant la réalisation à d'autres. Une part du tableau se joue là, dans sa matérialisation, c'est du réel.

J.-P. C. : Je comprends. Mais j'aimerais tout de même m'arrêter un peu plus sur cette idée d'« image mentale ». Est-ce que tu dirais qu'il y a bien, d'abord, une image mentale, et si oui comment la conçois-tu ? Elle ne peut pas être de même nature que l'image comme telle. On touche ici à des questions qui concernent à la fois nos états mentaux, la façon dont on pourrait les décrire, et l'art, puisque certains tableaux se présentent en effet comme des traductions d'états mentaux. Je ne crois pas que ce soit le cas, d'abord parce qu'une image mentale ne peut pas être de même nature qu'une image tout court. D'autre part, comment nos états intérieurs, si on doit les considérer comme strictement intimes, pourraient-ils trouver un accès à d'autres regards ? Alors, le mental, ici, est-il un fragment du mental, une construction mentale ? Il y a là un problème qui, me semble-t-il, concerne particulièrement la peinture. Pourrait-on dire, en pensant par exemple à certaines oeuvres de Magritte, qu'elles sont comme des états mentaux ? Le « comme » a ici, bien sûr, toute son importance. Parlerais-tu de tes propres oeuvres en un sens comparable ?

S. F. : Je ne pense pas à mon travail comme à des « états mentaux », mais plutôt comme à des idées, des « constructions mentales ». Le tableau comme le lieu de représentation de ces constructions. Quand je parle d'image mentale, c'est la virtualité totale de l'image, c'est une possibilité, une projection. Quand je trouve une forme possible, j'ai une idée de tableau à faire, je commence par extraire cette forme, puis à l'adapter à mon intention. J'imagine le tableau. Il y a toujours un écart, une distance, entre cette image imaginée et sa représentation picturale.

J.-P. C. : On pourrait s'interroger sur la nature de ce que tu appelles cet « écart ». Se demander, par exemple, s'il se marque dans le tableau, ce que le tableau lui doit, et dans quelle mesure il y est présupposé. Cette marque est-elle un manque qui affecte l'image, toute image ? Je ne veux pas entrer dans des considérations qui paraîtraient occultes et peu compréhensibles, mais Platon indiquait, à cet égard, quelque chose de ce genre à propos de la mimesis. En ce sens, l'image renverrait moins, comme tout à l'heure à propos de la « disparition », à ce qu'elle montre qu'à ce qui s'y dérobe. Évidemment, dans les cas – je ne dis pas précisément dans ton cas – où l'image porte en elle l'ambition de tout dire, que ce soit dans la littéralité ou autrement, elle est pour ainsi dire portée à son comble, parfois le comble du ridicule.

S. F. : Comment avoir l'ambition de « tout dire » ? Ni tout dire, ni rien dire, ne pas parler, mais regarder quelque chose, donner à voir un langage qui est à côté de la langue, et qui donc a l'ambition ridicule de tout dire dans une seule image, les magnifiques vanités.

J.-P. C. : Les vanités disent tout, en effet, en ce qu'elles montrent de façon muette. Ce qui est insupportable, c'est le bavardage. Le bavardage naît lorsque les récits qui nous portaient se sont épuisés. Lorsque l'art devient bavard, comme ce me semble être souvent le cas, que faut-il faire ? Peut-il être sa propre thérapeutique ? La clarté peut y contribuer, non ?

S. F. : Si les récits qui nous portaient se sont épuisés, ils sont remplacés par d'autres. Les récits d'aujourd'hui sont sans « illusions », cela engendre des mélancolies plus que des utopies, moins d'autorité et d'absolu. J'aime bien cette phrase d'Olivier Mosset : « Il n'y a jamais eu lieu de s'exciter parce qu'une oeuvre en rappelle une autre. On a récemment vu s'évanouir des notions telles que l'originalité, la nouveauté, la profondeur, le “sublime” et toutes ces illusions quant au talent ou au labeur qui faisaient qu'un travail était valable ou important. » Ces conditions de travail sont les nôtres, je ne suis pas très nostalgique, et de toutes les façons la nostalgie ne sert à rien.

J.-P. C. : Moi non plus, je dois dire. Mais je ne crois pas pour autant qu'il ne nous reste alors qu'à jouer dans un espace clos, ni que toutes les possibilités soient égales, encore qu'elles ne s'inscrivent au sein d'aucune hiérarchie. Mais sommes-nous vraiment à même d'en assumer les conséquences ? Les mots nous tiennent captifs. Le mot art est de ceux-là. Et les images, dans leur profusion, pour ne pas dire dans leur confusion, devraient nous inciter à y réfléchir. Il suffit de penser à la place de la photographie dans l'art d'aujourd'hui, en même temps qu'à la place qu'elle tient, avec la vidéo, les images numériques et tout le reste, bien au-delà de l'« art ».

S. F. : Le fait de faire des tableaux ne garantit en rien le label « art ». Ni plus ni moins que n'importe quel autre médium. Ni espace clos ni captivité. Je ne pense absolument pas que tout se vaut, mais ce qui « se vaut » est sans cesse à redéfinir, et ceci va dans le sens d'une responsabilité plus grande de l'artiste. Ce n'est pas parce que les illusions en ont pris un coup que l'objet d'art devient un objet marchand comme un autre. Je trouve d'autre part que la mise à niveau de tous les médias est un fait positif, cela permet de réfléchir à leur validité propre, à leur adéquation par rapport à des intentions, c'est-à-dire des « récits ».

J.-P. C. : D'une certaine manière, on pourrait dire qu'une image en cache toujours une autre. Les tiennes renvoient à d'autres, ce qui s'y dérobe ne me semble pas être d'une autre nature, en ce sens du moins qu'il serait vain, me semble-t-il, de vouloir les indexer sur autre chose. Mais cela ne veut pas dire non plus que l'éventuel jeu de miroirs auquel on pourrait être tenté de les ramener serait susceptible de s'achever dans une glace sans tain qui en découvrirait l'envers.

S. F. : Oui, je suis d'accord. Que veux-tu dire par une « glace sans tain » qui en découvrirait l'envers ?

J.-P. C. : Je veux dire qui s'ouvrirait sur quelque chose qu'on tiendrait pour « le réel même ». Dans ton exposition à l'école des beaux-arts de Tours de cette année, tu as conjugué, de façon très intéressante, de ce point de vue, des toiles de différents formats. Il n'y a pas très longtemps, tu t'étais concentrée sur des petits formats, formant eux-mêmes, selon les accrochages, des compositions. Qu'est-ce qui t'a amenée à ces différents choix, et quelle différence cela fait-il pour toi ?

S. F. : Les formats sont divers, un ensemble de petits formats peut constituer un grand format, bien que le plus souvent chaque tableau soit autonome. À l'intérieur de ces ensembles, les organisations sont diverses, et aussi contextuelles au lieu où elles sont montrées. Les grands formats convoquent du vide. Cette idée du vide m'intéresse beaucoup, et, dans ces formats-là, la peinture est perçue par le corps, celui du regardeur. Les formats réduits me semblent plus mentaux, le spectacle n'est pas là où on l'attend. Je m'exerce à passer de l'un à l'autre.

J.-P. C. : Pour tes grands formats, tu parles du vide ou du corps. Qu'ils jouent un rôle plus important dans ce cas-là, qu'est-ce que cela veut dire pour toi ? Quelle signification donnes-tu au vide, plus généralement, dans ta peinture ? Pourrais-tu être amenée à faire des comparaisons, avec d'autres types de peinture, d'autres peintres ? Je pense à nouveau à la peinture chinoise, à ce qui y est émergence, plutôt que représentation.

S. F. : Tu as bien raison de penser à la peinture chinoise, c'est quelque chose que j'ai beaucoup regardé, il y a de cela un certain nombre d'années. Le vide, c'est le rien, la vacuité, l'étendue. Cela n'a rien à voir avec le monochrome qui est idéal, qui appelle une contemplation recueillie. Ce n'est pas ce que je cherche, c'est pourquoi j'introduis toujours une petite forme quelconque qui contraste avec ce fond, le choix de la couleur est très important aussi.

J.-P. C. : Le « regardeur », aujourd'hui, ne sait peut-être plus où donner de la tête. Sans vouloir revenir sur la question des images, dans le champ ou hors du champ de l'art, la place croissante de la photo, les nouvelles étiquettes qui voient le jour, pour probablement s'envoler très vite, etc., entre l'économie et la profusion, que faut-il choisir ? La contrepartie me semble trouver l'une de ses illustrations dans le dernier film de Lynch Inland Empire, une contrepartie intérieure chaotique, de l'ordre des seuls affects, une sorte de tohu-bohu célébré comme une évidence. L'artiste peut-il nager à contre-courant, et vers quelle rive ?

S. F. : Le choix est fonction de ce que l'on privilégie. Pour moi, le coup des seuls affects et du tohu-bohu intérieur, c'est tabler délibérément sur le mystère, le drame, et j'ai un sentiment de méfiance qui s'éveille immédiatement. C'est une intention de l'artiste d'élaborer un travail de mise en forme d'émotions diverses et variées, avec crescendo, et je me demande toujours dans quel but. Why not ?, mais ce n'est pas ma tasse de thé. Ce qui m'intéresse, c'est ce qui préside aux constructions mêmes, je cherche à donner à voir certainesformes de « beauté » qui supposent pour moi certaines formes de « vérité », découlant dans mon récit personnel d'une adéquation entre une matérialisation et une intention.
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