Introduction (p. 9-14)
L'objet initial à l'origine de cet ouvrage se situe dans le débat engagé autour
du mode d'apparition des œuvres à la fin des années soixante, c'est-à-dire de
l'ensemble de ce que l'on recouvre maintenant par synecdoque du terme
d'art conceptuel
(1).
Pourquoi les œuvres se dématérialisaient-elles ou se fondaient-elles avec
leurs supports muséaux ou naturels, pourquoi semblaient-elles se réduire à
l'événement de leur apparition ? Quel avenir y avait-il à une telle transformation
de la prestation esthétique ? S'agissait-il d'une véritable rupture, d'un
accident, ou d'une crise ? Y avait-il une histoire à écrire et à quelle échelle ?
Celle des œuvres ? Celle des artistes ? Des courants ? De la pratique sociale de
l'art ? S'agissait-il au contraire d'un phénomène insaisissable pour une
histoire de l'art, d'une question relevant plus de la théorie ou de la philosophie
de la culture ? Ce furent autant de questions qui ont commencé à se poser
en ces différents termes depuis les événements qui les provoquèrent et autant
de questions qui ont donné lieu à de multiples ouvrages de critiques d'art
(2),
historiens
(3), philosophes et autres théoriciens
(4).
Certains se sont d'abord attachés à transcrire l'événement en mettant
bout à bout des extraits de textes, des reproductions, des documents, des
interviews ou de courtes descriptions dans ce que Germano Celant a judicieusement
qualifié de « precronistoria ». Il s'agissait alors d'une forme
d'enregistrement primitif des faits et des documents, sans distance, ni focalisation,
qui se refusait à fixer les œuvres autrement que par le témoignage
(Lippard et Celant), mais qui les inscrivait dans une chronique offerte aux
futurs historiens sans trancher alors sur la véritable nature des objets
concernés.
D'autres se sont essayés à une analyse phénoménologique au risque d'isoler
l'événement dans son unicité et de lui assigner un caractère trop littéralement
théâtral. Ce fut le cas de Rosalind Krauss qui fonda une de ses premières
analyses de l'art minimal sur ses antécédents spectaculaires
(5). Or, si la critique
d'art américaine et à sa suite l'histoire de l'art américaine ont beaucoup
insisté sur les liens étroits des happenings, des performances multidisciplinaires,
et des arts plastiques, elles n'ont pas toujours su cerner ce qu'était
l'« objet de la performance », ni les modes de signification particuliers que
semblaient investir les artistes
(6).
L'attention portée au contexte comme le terrain de luttes ou s'affrontent
les analyses critiques des artistes (
Buren,
Broodthaers) et la matérialisation
institutionnelle des pouvoirs est le fait d'une critique d'origine européenne
(Buchloh) plus rompue à l'analyse politique, mais elle a pour contrepartie une
réticence vis-à-vis de toute utilisation non critique des ressources de l'exposition
reconnue comme un des champs de bataille majeurs.
L'exposition a été et est encore l'objet d'a priori qui se manifestent non
seulement dans l'idée qu'elle est la mainmise d'un pouvoir, mais aussi de
façon plus subtile dans son assimilation à la mise en scène de la marchandise
et aux phénomènes d'aliénation qu'elle implique. Ainsi s'explique l'attention
portée dans l'écriture de son histoire au rapprochement effectué par Giorgio
Agamben entre la visite de la première Exposition universelle (Londres, 1851)
par
Marx et l'écriture du premier chapitre du
Capital (7). Y voir une situation
institutionnelle d'actualisation des œuvres est cependant devenu une évidence.
Les espaces, circonstances et règles d'exposition ont évolué très vite dès les
années soixante avec l'action conjuguée des artistes et des organisateurs, mais
leur visibilité s'est accrue sous l'effet d'une demande sociale particulièrement
forte émanant du marché, des pouvoirs ou des publics dans les deux décennies
ultérieures. La traditionnelle opposition entre présentation permanente et
exposition temporaire a tendu à s'effacer et avec elle l'inaccessibilité du
musée
(8). Dans cette relation nouvelle et persistante, les statuts réciproques de
l'œuvre, de l'artiste et du spectateur se sont modifiés, et avec eux ceux des
responsables de la socialisation des œuvres (critiques, marchands, conservateurs
et organisateurs d'exposition). Toutefois ces redistributions ne seraient
qu'anecdotiques, au regard de l'esthétique et de l'histoire de l'art, si elles ne
se fondaient pas sur de nouveaux modes de relation de l'art au réel. On peut
se demander dès lors s'il n'est pas possible sans quitter le terrain esthétique
d'y saisir des marques, des effets, des événements propres, mais aussi des
fonctionnements, des règles, qui permettraient à l'historien de l'art de ne plus
tenir l'histoire de l'institution artistique et l'exercice de la critique comme
deux disciplines sans objet, ni méthode communs
(9).
D'où l'idée d'attaquer ces questions par une série de tentatives diverses,
quitte à renoncer a priori à toute ambition de complétude et à quelque continuité
que ce soit dans le récit. S'expliquent ainsi les essais successifs visant à cerner
les relations au lieu de l'exposition: à commencer par les conditions d'avènement
de l'œuvre, par la définition de ses limites, de son cadre et de ses circonstances.
L'examen des expositions d'
Yves Klein est l'occasion de cerner le paradoxe
de la coexistence de la peinture au sens conventionnel du terme, et de la
prestation esthétique spectaculaire dans un nouveau type d'exposition que
l'instauration du site et la problématisation de l'
in situ devaient développer
ultérieurement sur un mode qui ne dissout pas l'œuvre dans l'événement, ni
dans son lieu d'implantation. Enfin, avec les expositions conceptuelles et les
œuvres de Lawrence Weiner, il s'agit de dénouer les liens de la présentation
et du langage.
Dans chacun des cas, ces œuvres et manifestations ont été retenues pour
leur caractère exemplaire, non seulement en raison de leur intérêt esthétique
(critère critique), du moment de leur formulation (critère historique), mais
aussi de la particularité des difficultés d'analyse qu'elles présentaient (critère
épistémologique). Les manifestations de Klein, l'exposition dite sans objet de
Seth Siegelaub et la « rangée de nombreux objets colorés » de
Lawrence
Weiner me semblent avoir été quelques-uns des objets les plus tronqués par
l'analyse critique des années soixante-dix et quatre-vingt, alors que par
ailleurs bon nombre des approches de l'
in situ avaient péché par le défaut
inverse en avalisant l'idée que l'œuvre embrassait tout le réel (naturel, urbain,
social, ou politique selon les cas) du fait de son indexation. Ce va-et-vient
entre d'une part la question théorique de l'exposition comme énonciation et
d'autre part l'examen détaillé de quelques prestations qui ont motivé sa formulation
vise à rétablir la dialectique entre une approche pragmatique qui a
l'avantage d'évacuer les réglages dogmatiques et réducteurs et la construction
théorique qui permet de ne pas dissoudre l'œuvre dans la pure événementialité.
Les textes ne disparaissent pas avec l'invention du livre imprimé, la musique
n'a pas perdu ses qualités propres après l'apparition de la notation, les
occurrences multiples de l'art exposé ne détruisent pas les œuvres en les
dématérialisant.
Ce premier volet consacré aux traits caractéristiques de l'art exposé, à la
dimension spécifique de la présentation dans la pratique artistique contemporaine
ne comprend pas de développement particulier sur l'art d'exposer. En effet, il semble, malgré tout le talent et toute la perspicacité que peuvent avoir
les grands metteurs en scène de l'art contemporain, qu'ils ne sont que des auxiliaires
dont l'existence n'attirerait pas notre attention s'ils ne manipulaient des
œuvres ou des prestations qui occupent le terrain particulier où ils agissent.
Si l'historien de l'art peut de manière tout à fait légitime envisager les expositions
comme des événements historiques non réductibles à de pures données
esthétiques, les décrire dans leur capacité à « faire l'époque
(10) », il semble néanmoins
que l'on puisse envisager cette même histoire avec beaucoup plus de
pertinence en dissociant dans un premier temps la façon dont la prestation
esthétique a pu intégrer et thématiser les données et modalités de sa présentation,
de son apparition au monde, des pratiques d'organisation des objets
en spectacles et représentations, non seulement dans le cadre de l'art et du
marché, mais aussi dans celui de la science et d'autres domaines.
Dans le travail que l'historien entreprend en tissant des liens d'intelligibilité
entre l'art, la société, ses savoirs, ses événements, ses pouvoirs et ses idéologies,
émerge la question incontournable de l'autorité de l'artiste. L'approche générale
des récits autorisés parmi l'ensemble des productions linguistiques des artistes
devrait permettre de ne plus dépendre d'histoires trop sectorielles, ni
d'extrapolations mythifiantes. En effet, ainsi que l'a fait apparaître l'essai
d'une anthropologie de l'admiration par Nathalie Heinich à propos de Van
Gogh
(11), tout texte et tout discours sur l'œuvre peut donner lieu aux dérives
les plus fantaisistes si ni l'artiste ni l'historien de l'art ne proposent des voies
à leur intelligibilité et des méthodes pour leur exploitation. Il faut entendre
par là d'une part que, tout texte produit autour de l'œuvre n'a pas
de facto le
même statut quels que soient ses auteurs et les circonstances de son écriture
et d'autre part que contrairement à ce que laisse entendre Nathalie Heinich,
l'anthropologie de l'art et l'anthropologie de l'admiration sont loin de recouvrir
le même territoire. En essayant de tracer les grands traits des récits autorisés,
c'est-à-dire de ces discours dont les artistes accompagnent leurs prestations
esthétiques, j'ai tenté non pas de proposer une recherche de la vérité des œuvres
dans les commentaires faits par leurs auteurs, mais de cerner le processus
par lequel chaque artiste donne une image de son autorité, de ses propos et
de l'œuvre à préserver. Là, le corpus susceptible d'être pris en compte était
démesuré, c'est pourquoi j'ai orienté mon enquête dans deux directions principales.
La première a consisté dans l'examen de la production d'un artiste
particulièrement exemplaire en la matière, à savoir
Daniel Buren, dont j'ai
entrepris de publier les textes
(12). La seconde a tendu à privilégier des récits
autorisés caractéristiques de l'art exposé. Il me faut toutefois préciser un point. Si l'approche pragmatique de l'exposition comme énonciation exigeait
de considérer les récits autorisés comme un des moyens par lesquels les
artistes fixaient les modalités de la prestation esthétique, il est très rapidement
apparu que le modèle élaboré excédait très largement par son caractère
opératoire le champ initial. C'est pourquoi, plutôt que de dramatiser les périodisations
comme certains l'ont fait dans les premières monographies qu'ils
ont écrites sur tel ou tel récit autorisé considéré de manière isolée, il m'a paru
nécessaire de ne pas briser l'économie du système tant il apparaissait que,
pour répondre à mes questions sur l'art exposé, l'examen général des récits autorisés
au sein des productions linguistiques des artistes s'imposait comme un
outil aussi efficace pour la lecture critique que pour la lecture sémantique
(13)
et de ce fait moins dépendant de l'histoire qu'il ne semblait au premier abord.
1
Harald Szeemann utilisa le terme d'« attitudes » pour qualifier un ensemble d'oeuvres apparues sous
les dénominations d'art minimal, d'art corporel, d'art conceptuel, de earth art, d'anti-form, d'arte
povera et de land art. Voir mon article «
Harald Szeemann,
Quand les attitudes deviennent forme et
quelques problèmes du musée d'art contemporain » dans
Collection. Christian Boltanski, Daniel Buren, Gilbert & George, Jannis Kounellis, Sol LeWitt, Richard Long, Mario Merz, Bordeaux,
capcMusée d'art contemporain, 1990, p. 25-33.
2 Pour ne citer que des ouvrages synthétiques, je mentionnerai Lucy R. Lippard,
Six Years : The
Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, London, Studio Vista, 1973 ; Germano Celant,
Precronistoria, 1966-69. Minimal art, pittura sistematica, arte povera, land art, conceptual art, body
art, arte ambientale e nuovi media, 1966-69, Firenze, Centro Di, 1976.
3 Barbara Haskell,
Blam! The Explosion of Pop, Minimalism and Performance, 1958-1964, New York,
Whitney Museum of American Art, 1984 ; Kenneth Baker,
Minimalism, Art Minimalism, Art of
Circumstance, New York, Abbeville Press, 1988 ; Claude Gintz,
L'Art conceptuel. Une perspective,
Paris, Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 1989 ; Benjamin H.D. Buchloh,
Essais historiques,
vol. I et II, Villeurbanne, Art édition, 1992.
4 Le débat théorique et philosophique autour de ces points a été très diffus, ne sont cités que des textes
qui ont une relation directe aux questions traitées ici et qui se situent aux confins de la théorie, de l'histoire
et de la critique d'art. Rosalind E. Krauss,
The Originality of the Avant-Garde and other Modernist
Myths, Cambridge, MIT Press, 1985 ; trad. française par Jean-Pierre Criqui,
L'Originalité de l'avant-garde
et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993 ;
Thierry de Duve,
Essais datés, 1974-1986, Paris, La
Différence, 1987 ;
Cousus de fil d'or. Beuys, Warhol, Klein, Duchamp, Villeurbanne, Art édition, 1990 ;
Henry M. Sayre,
The Object of Performance: The American Avant-Garde since 1970, Chicago, The
University of Chicago Press,1989 ; Gilles A. Tiberghien,
Land art, Paris, Carré, 1993. Sur un plan différent,
Guy Debord (
La Société du spectacle, Paris, Gérard Lebovici, 1967) a actualisé en France la critique
de l'industrialisation de la culture engagée en Allemagne par l'école de Francfort.
5 Voir
Passages in Modern Sculpture, Londres, Thames and Hudson, 1977.
6 C'est le cas par exemple du livre de Henry M. Sayre qui tout en réunissant des études sur la photographie,
la danse, les performances, le land art et diverses autres choses n'arrive pas à construire
son objet.
7 Voir
Yve-Alain Bois, « Exposition . Esthétique de la distraction, espace de démonstration »,
Les
Cahiers du musée national d'art moderne, automne 1989, n° 29, p. 57-59 ; Daniel Soutif, « Du bon et du
mauvais usage de l'objet », dans
Transversalités 1, Bordeaux, capcMusée d'art contemporain, 1990,
p. 29-48.
8 Ce phénomène a été dénoncé dans les années 1960 par Harold Rosenberg. Voir
Artworks and
Packages, Chicago, The University of Chicago Press, 1982, p. 15 : « Aujourd'hui le musée s'est transformé
de lui-même en un mécanisme de communication de masse. Auparavant, c'était un endroit où
des objets exhumés du passé–et marqués ainsi d'une aura de permanence– étaient ré-enterrés
avec les honneurs intellectuels appropriés. » Ces remarques concernaient l'évolution institutionnelle
aux États-Unis, mais auraient pu être formulées dans les mêmes termes à propos de la situation
européenne une décennie plus tard.
9 Selon la formule de Roland Barthes dans
Sur Racine, Paris, Éd. du Seuil /Points, 1979, p. 137-157 ;
repris dans
Œuvres complètes, vol. I:
1942-1965, Paris, Seuil, 1993, p. 1089-1103.
10 Voir Eberhard Roters, « Ausstellungen, die Epoche machten » dans le catalogue réalisé sous sa
direction,
Stationen der Moderne. Die bedeutenden Kunstausstellungen des 20. Jahrhunderts in
Deutschland, Berlin, Berlinische Galerie, Museum für Moderne Kunst, Photographie und Architektur,
1988 ; mais voir aussi Bernd Kluser, Katherina Hegewitsch,
Die Kunst der Ausstellung, Frankfurt
a. M., Insel Verlag, 1991.
11 Nathalie Heinich,
La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration, Paris, Éd. de Minuit, 1991.
12
Daniel Buren,
Les Écrits (1965-1990), Bordeaux, capcMusée d'art contemporain, 3 t., 1991.
13 Voir Umberto Eco,
Les Limites de l'interprétation (Paris, Grasset, 1992, p. 36) : « L'interprétation
sémantique ou sémiosique est le résultat du processus par lequel le destinataire, face à la manifestation
linéaire du texte, la remplit de sens. L'interprétation critique ou sémiotique, en revanche,
essaie d'expliquer pour quelles raisons structurales le texte peut produire ces interprétations
sémantiques (ou d'autres alternatives). »