Préface
Discours sur les interstices
(extrait, p. 9-10)
L'espace qui sépare deux photogrammes, sur une pellicule de film, ne saurait se résumer à un simple vide ; il m'est toujours
apparu, au contraire, comme un lieu digne d'être pleinement habité.
Cet intervalle entre deux images constitue à la fois le poste imaginaire où se tient la critique d'art, le lieu d'où elle produit son discours, et sa question centrale : comment deux images se relient-elles, nous donnant ainsi l'illusion du mouvement — celle d'une
pensée ? Et si elles sont du même auteur,qu'est-ce qui coordonne ces formes entre elles, fondant leur prétention à constituer une œuvre ? Lorsqu'on place côte à côte un
Manet et un
Warhol, un
Picabia et un
Kippenberger, un
Parreno et un
Ryman, que se disent-ils ? Qu'est-ce que cela produit ? Tout objet d'art, tout geste artistique, si on les considère en tant que tels, fonctionnent comme le photogramme d'un film. Chacun peut apprécier et commenter la beauté d'une photographie de plateau, mais celle-ci ne prendra sa valeur qu'au moment du visionnage de la totalité mouvante à laquelle elle appartient, et dont elle ne représente qu'une stase, un instant dans un processus, un point sur une ligne. Le chiffre de la critique, c'est le deux : une œuvre d'art isolée peut nous emmener vers une fausse piste, et il faut toujours demander à voir celles qui précèdent, ou celles qui suivent, pour entrevoir la direction qu'elle prend
(1). Cet étrange espace qui sépare deux photogrammes sur la pellicule du film, on le retrouve dans la métaphysique bouddhiste sous le nom de
Vide de Turyâ : la vie est un déploiement incessant de formes, « brèves comme des clins d'œil », auxquelles notre conscience individuelle s'efforce de conférer une continuité ; cet intervalle, qui fait office de glu, de fixatif, dispense l'illusion par laquelle nous voyons les secondes s'enchaîner les unes aux autres. Pour Jacques Lacan, il n'y a pourtant pas de vide dans la réalité, pas de trous — la réalité est une totalité sans bords. C'est à travers la représentation, à travers le régime du discours, que l'être humain produit cette angoisse typiquement humaine qui est celle du vide, et qu'il arrive à créer des intervalles là où n'existe qu'une muette continuité. L'inconscient, selon Lacan, se construit à partir de cette béance spécifique que produit le langage en nous ; comme dans le jeu de Taquin, dans lequel la pièce manquante permet de bouger l'ensemble de la structure afin de reconstituer, case par case, une image ou un mot. Rechercher la « causalité structurale » d'une œuvre, pour reprendre le concept forgé par Jacques-Alain Miller, c'est arpenter ce vide.
(...)