Olivier Reneau : Cocktail Designers - Portrait de groupe (pp 2-6)
Au démarrage de Cocktail Designers, il y a deux entités, elles-mêmes composées de deux individualités.
Au total, quatre personnes. Trois hommes, une femme. Tous avec un pied d'attache
à Lyon. Les uns et les autres ont un jour décidé de se regrouper au sein d'un projet bâti autour
d'un même désir de design. Une signature à huit mains. Dans l'anonymat d'un nom générique :
Cocktail Designers.
Mais en fait, aucun d'entre eux n'est réellement designer, tout du moins de formation. Au sens
français du terme, entendons. Disons qu'ils envisagent plutôt ce statut dans son interprétation
anglo-saxonne qui veut qu'un champ sémantique spécifique soit accolé à ce terme, histoire de
mieux préciser le champ d'activité : ainsi graphiste devient designer graphique (
graphic designer),
styliste se transforme en designer de mode (
fashion designer). Pour autant, quelques subtilités
comme
furniture designer n'ont pas encore de traduction dans la langue française. Donc oui,
ils sont bien designers et designent d'ailleurs toutes sortes de choses.
D'un côté, il y a le groupe de
la Salle de bains : Lionel Mazelaygue et Olivier Vadrot. Tous deux sont
architectes, se sont connus sur les bancs de l'école d'architecture de Lyon et travaillent ensemble
à partir de la fin des années 1990 sur des projets de scénographies et d'architecture. Le nom
de Shigeru Ban croise un moment leur parcours, notamment pour les projets bourguignons de
l'architecte japonais. Et contre toute attente, ils décident en 1999 d'ouvrir un lieu d'exposition :
la Salle de bains, à Lyon. Non pas pour exposer des maquettes et des dessins de bâtiments et de
projets urbanistiques, mais pour montrer des travaux d'artistes qui attisent et nourrissent leur
propre curiosité de créateurs.
La Salle de bains est un peu centre d'art et un peu cellule de production,
mais surtout un lieu d'agitation pour une scène artistique internationale à la recherche
de nouveaux formats. Ici, le duo est donc à la fois architecte – dans la manière de faire muter
l'espace à chaque accrochage –, curateur – dans la pertinence des choix artistiques qui a hissé
la Salle de bains au devant de la promotion artistique en France – mais surtout des deux – par cette
touche très personnelle de faire accoucher les artistes de projets d'exposition pour le moins singuliers.
L'exposition comme matériau, ou plutôt comme média. Du design d'exposition,
exhibition
design pour tenter une traduction. D'autre part, ils ont largement développé cette expérience
avec l'exposition
The Freak Show (1), organisée au Musée d'art contemporain de Lyon. À travers une
sélection d'oeuvres d'art contemporain composée autour de la thématique du
freak, ces créatures monstrueuses montrées dans des foires, ainsi que par un dispositif scénographique tenant à la fois du podium événementiel et du socle muséal.
De l'autre côté, on trouve Claire Moreux et Olivier Huz. Ce duo baigne plutôt dans les arts graphiques,
pardon le
graphic design. Ils se sont connus à la fin des années 1990 aux arts décoratifs
de Strasbourg et égrainent depuis leurs compétences dans la direction artistique d'identité
visuelle, la conception d'objets graphiques, la mise en page de documents pour des publications,
des expositions mais pas seulement. Ils réalisent aussi des pièces pour quelques artistes dont
Svetlana Heger,
Gerald Petit ou encore
Lili Reynaud-Dewar ; un type de commande initié par
un autre duo français dans les années 1990,
M/M (Paris). Par ailleurs, la musique électronique occupe
une part importante des ressources et de l'énergie déployée. À ce titre, Olivier Huz crée avec
Stéphane Fransioli en 1997 le label de musique électronique Aspic Records, à travers lequel ils
produisent des albums et organisent des concerts. Olivier évolue lui-même dans le label comme
musicien sous le nom de Blue Baboon avec à son actif deux albums et des apparitions sur de
nombreuses compilations. Design graphique, design sonore : du design en somme.
Architecture, scénographie, commissariat d'expositions, direction artistique, graphisme, création
sonore… autant de pratiques et de compétences qui s'activent toutes selon un principe de
design. Et qui de surcroît génèrent un incroyable cocktail de savoirs. D'où Cocktail Designers.
Le collectif prend réellement forme à partir de 2004 lors de la présentation de projets qui vont
constituer la première collection. L'exposition a lieu à la galerie Roger Tator à Lyon et donne à
voir une série d'objets et de dispositifs qui empruntent tous leurs formes à des produits extrêmement
répertoriés mais dont la fonction a été quelque peu détournée (et l'échelle très souvent
modifiée) : des boutons de culottes XXL deviennent des patères, un assemblage de tasseaux
en bois proche de la physionomie d'un trophée de chasse se transforme en portemanteau, le
motif quadrillé d'un mouchoir se retrouve sur un papier peint, un gobelet de machine à café
est agrandi au point de devenir une corbeille à papier
(2), les pièces d'un puzzle géant servent de
dalles pour le sol ou encore le moulage en porcelaine d'une molaire devient ironiquement une
boîte à bonbons. Et comme pour étayer ce travail de mutation fonctionnelle, Cocktail Designers
n'hésite pas à convoquer la célèbre maxime des modernes prononcée par l'architecte américain
Louis Sullivan (
form follows function). Mais là encore, ils la détournent en la faisant tourner en
rond au point de ne plus savoir qui de la poule ou de l'oeuf a généré l'autre :
form follows function
follows form follows… Cette lecture à double sens des préceptes modernistes permet de fait d'envisager
la production d'objets sous l'angle de la forme et de la fonctionnalité, sans hiérarchie
aucune. Les deux mots – d'ordre – interagissent et génèrent des projets qui renvoient tantôt au
principe du
ready-made, parfois à l'esthétique Pop, mais plus encore aux théories développées
par le promoteur de l'architecture radicale. L'italien
Andrea Branzi prônait dans les années 1970
l'hypothèse que le design n'était pas uniquement lié à une dimension industrielle mais pouvait
aussi être un vecteur de réappropriation des objets jugés, selon lui, totalement aseptisés par les
effets du modernisme et de la sérialité poussée à l'extrême. Pour lui, le design apparaissait sans
aucun doute comme une opportunité pour resémantiser ces formes, les rendre plus intelligibles,
plus palpables et plus attrayantes pour le consommateur. Leur faire raconter une histoire. Le
contexte socio-économico-politico… n'est certes plus le même et pourtant les réflexions menées
en ce début de XXIe siècle sur le développement durable amènent certains créateurs à s'interroger
sur ces mêmes notions qui ont fortement à voir avec l'économie : économie de moyens mais aussi
économie des formes et de la pensée. Dans ce sens, Cocktail Designers s'inscrit dans les mêmes
préoccupations esthétiques et conceptuelles que celles notamment développées par les hollandais
de Droog Design ou de Moooi qui oeuvrent autant au recyclage des formes que des idées.
Quelques mois après la première présentation, les pièces sont raccrochées – plus simplement –
dans le cadre de la biennale de design de Saint-Étienne. Plus grande visibilité et finalement
meilleure lisibilité des projets. La manifestation est aujourd'hui devenue un rendez-vous
incontournable des professionnels, même si la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. De
fait, les objets dénotent dans le panorama offert et retiennent d'emblée l'attention. Aussi, viendra
l'année suivante l'exposition à la Chaufferie à Strasbourg, puis à nouveau une proposition
pour la galerie Roger Tator, une autre pour la chapelle du Carmel à Chalon-sur-Saône et plusieurs
commandes dans le même temps pour des projets alliant musique et design. C'est dans ce
contexte qu'apparaît en 2004
Le kiosque électronique, un kiosque à musique d'un nouveau genre,
structure d'écoute au casque démontable et nomade qui voyage dans les festivals dédiés et les
espaces d'exposition (il intègre en 2007 la collection du Frac Île-de-France). De la même manière,
Icosajack, créé en 2007 pour l'exposition
Sounds of Music au Musée des beaux-arts de Courtrai en
Belgique, est une déclinaison du principe d'écoute précédent, dédié cette fois à la diffusion d'archives
numériques et dont la forme fait encore plus écho à la sculpture minimale. À chaque fois,
le propos artistique tourne autour des mêmes questions de la production de formes nouvelles
(ou non) et les contributions s'élargissent d'autant à de nouveaux participants. Si l'artiste
Lilian
Bourgeat, proche des protaganistes de Cocktail Designers, avait inauguré cette forme d'invitation,
d'autres artistes tels que
Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, Jeppe Hein ou
Pierre Beloüin collaborent aujourd'hui avec le collectif sur des projets spécifiques.
Au-delà d'une logique d'éditeur, Cocktail Designers, comme son nom l'indique bien, est avant
tout un formidable attribut patronymique pour signer des projets dont la paternité, et plus
encore le statut, qu'il fasse appel au langage de l'art, de l'architecture ou du design, échappe à
toute classification ou enfermement qui risquerait d'en brider la portée.