CHAPITRE 1 : INTRODUCTION
Dans l'encart annonçant son
Journal de la société de 1789, publié au cours de l'été
1790, le philosophe Condorcet appelle de ses voeux l'élaboration d'un art social.
Inventé pour désigner le troisième volet d'un ensemble comprenant également une
science sociale et des mathématiques sociales, le terme désigne l'organisation rationnelle
de la vie en collectivité selon les principes de la nature humaine, afin d'assurer
le plus grand bonheur possible au plus grand nombre
(1). Un siècle plus tard, en
novembre 1891, l'expression est devenue le titre d'un nouveau mensuel publié sous
l'égide du Club de l'art social, une organisation de tendance anarchiste qui a pour
but de forger une alliance culturelle en vue de provoquer un changement révolutionnaire.
Forts du principe selon lequel « l'artiste doit s'efforcer d'étudier le milieu
social… il doit tendre à tout ce qui est la science, la lumière, la raison, la justice,
l'humanité
(2) », les partisans de ce nouvel art partagent la foi de Condorcet dans le
rationalisme garant du progrès social, conviction qui continuera à les unifier au-delà
de leurs divergences idéologiques. Au cours des cent années écoulées, cependant, la
notion même d'art social a évolué de manière radicale. Le concept relativement abstrait
inventé par la science politique à la fin du siècle des Lumières est devenu une
véritable ambition culturelle
(3). Le souci de rénovation sociale demeure au coeur du projet, mais l'artiste doit désormais se faire le champion des idéaux progressistes et
rejoindre l'élan réformateur.
C'est dans les années 1830 que la notion d'art social prend son essor dans les
cercles radicaux : l'idéologie s'empare de la culture, qui est enrôlée dans le combat
en faveur d'un nouvel ordre politique
(4). Bien qu'inspirée d'une longue tradition à la
fois théorique et pratique reconnaissant la contribution de l'art à la science du gouvernement,
c'est sous la monarchie de Juillet que le plaidoyer en faveur d'une esthétique
sociale acquiert une nouvelle dimension grâce à l'intervention d'une
génération de théoriciens accomplis comptant parmi les plus farouches opposants au
régime. À cet égard, l'art social fait partie intégrante de l'histoire culturelle du milieu
du XIXe siècle, car il fournit un élan décisif à des initiatives radicales en littérature
et dans les arts plastiques. Il contribue en outre à éclairer certains aspects de l'évolution
de la théorie politique à un moment crucial de la formation de l'État capitaliste
moderne. Nous essayerons de montrer que ce mouvement en apparence marginal
ouvre de riches perspectives et permet d'aborder sous un nouvel angle les dimensions
et les aspirations de personnages tels que Saint-Simon et ses disciples, les fouriéristes
et les républicains, qui posèrent les fondations du progressisme post-révolutionnaire.
L'objectif principal de cette étude, cependant, est de proposer une analyse des
diverses manières d'aborder et de comprendre les arts plastiques au milieu
XIXe siècle, sur une période couvrant plusieurs décennies. Elle s'intéresse d'abord et
avant tout à la relation entre deux types de discours apparemment divergents : la
théorie politique et la critique d'art. Nous tenterons d'analyser ce qui a permis d'assigner
à l'art un éventail particulier d'obligations et de potentialités sociales dans le
cadre d'un discours théorique le plus souvent abstrait, mais également la façon dont
ce langage fut adapté afin d'évaluer de manière pragmatique la production artistique
de l'époque. Nous étudierons ainsi les stratégies mises en place par divers groupes
politiques pour analyser le Salon de Paris, événement prestigieux qui s'inscrit au
coeur des débats concernant la vitalité culturelle de la nation, mais aussi de réflexions de portée plus générale sur l'influence de l'artiste sur l'opinion et son rôle potentiel au
sein du mouvement réformateur radical. Comme nous le verrons, ces jugements de
valeur trahissent souvent des tensions qui montrent les limites d'un projet trop souvent
entravé par l'impossibilité de faire table rase de tout un héritage d'attentes culturelles
et de remettre en cause les ramifications idéologiques des Beaux-arts.
Nous étudierons en détail les initiatives prises par certains groupes afin de rallier
à leur cause peintres et sculpteurs et mettre leurs talents à contribution, mais il ne
s'agit pas ici de faire le récit linéaire de l'histoire d'un « art radical » protoréaliste
(5).
Nos recherches montrent que toute notion de cohérence des pratiques, réductible à
un répertoire figé de préoccupations et de thèmes, occulte en grande partie la complexité
théorique et les contradictions de la pensée des radicaux lorsqu'ils tentent
d'élaborer un nouveau système de pratiques culturelles. Elle minimise également les
difficultés persistantes qu'éprouvent les artistes lorsqu'ils tentent de donner forme à
des préceptes souvent très abstraits, d'autant qu'ils sont confrontés à un marché de
plus en plus concurrentiel. Nous verrons qu'il est impossible d'imposer un schéma
stylistique réducteur à ce qui constitue à l'époque l'art social. Les critiques de l'époque
relèvent toute une gamme d'images « progressistes », dont la profusion et la
diversité déconcertantes s'accommodent mal des catégories traditionnelles de l'histoire
de l'art. Si l'on veut tenter de comprendre comment l'aspiration à un art social
est née dans les années 1830 et 1840, il est indispensable de s'intéresser aux débats
théoriques qui accompagnent la diffusion d'un assemblage diffus et parfois déroutant
d'objets, ainsi qu'au moment historique dans lequel cette idéologie et ces objets
ont été élaborés.
En dépit du travail novateur accompli par
Léon Rosenthal dans son étude de la
critique radicale
(6), les historiens de l'art ne se sont guère intéressés aux ramifications
de l'esthétique sociale à la mi-siècle. Certains artistes et commentateurs ont certes
attiré l'attention
(7), mais l'analyse d'ensemble a souffert du malaise persistant des
chercheurs devant l'assignation revendiquée de visées politiques aux arts plastiques.
Ce n'est sans doute pas un hasard si l'on a laissé aux historiens de la littérature le soin
d'étudier de manière plus systématique le socle conceptuel de la critique d'art radicale
(8),
et les premières investigations ont été menées à partir d'une tradition bien établie
de recherches sur les théories et les pratiques du romantisme social. Le livre de
H.J. Hunt,
Le socialisme et le romantisme en France : étude de la presse socialiste de
1830 à 1848, reste une base essentielle à toute étude de la politique culturelle de
groupes tels que les saint-simoniens et les fouriéristes ; à cela est venu s'ajouter l'ouvrage
magistral de Paul Bénichou sur la pensée post-révolutionnaire,
Le temps des
prophètes, qui inscrit utilement les menées culturelles radicales des radicaux dans un
vaste panorama intellectuel. Depuis la publication, en 1927, du livre de Marguerite
Thibert,
Le rôle social de l'art d'après les saint-simoniens, les saint-simoniens ont plus
particulièrement attiré l'attention des critiques, qui ont vu en eux les précurseurs du
romantisme social. Ralph Locke leur a consacré une fascinante étude sur la musique
en tant qu'outil de propagande
(9), et Philippe Régnier s'est penché sur leur philosophie
littéraire dans un ouvrage qui fait désormais autorité par la finesse de son analyse
et l'abondance de sa documentation
(10). On note cependant que les prédécesseurs de Régnier ont souvent traité les partisans de l'art social avec un mélange d'irritation
et de mépris. Partant du principe que l'art et la politique sont incompatibles, les historiens
de la culture ont souvent manifesté une certaine répugnance envers l'idéologie
esthétique qu'ils étudiaient, tendant à rabaisser au niveau d'élucubration la
réflexion sociale sur laquelle elle s'appuyait
(11).
Il est certes difficile de souscrire aux notions parfois extravagantes avancées par
Enfantin ou encore Fourier, ou de ne pas rester incrédule devant l'emballement des
saint-simoniens. Cependant, malgré leur excentricité, les idées et les initiatives qui
ont présidé à la naissance du socialisme en France répondaient à de réels besoins et
à des objectifs précis de la culture qui les a vus naître. Seul un regard compréhensif,
mais critique, peut permettre à l'historien de déchiffrer cette signification souterraine
et de reconstruire la logique occulte de désir qui fait de ces mouvements bien
autre chose que des curiosités marginales dans une société instable et en pleine évolution.
En lançant un appel aux artistes, les théoriciens radicaux leur offraient une
sorte de garantie dans un contexte de bouleversement culturel en leur proposant de
troquer une survie précaire dans une économie de marché contre la promesse d'un
statut prestigieux. Plus généralement, ils s'adressaient à une nation divisée par des
décennies de conflit politique, et lui faisaient miroiter un horizon de progrès et
d'harmonie, garanti par la résolution des tensions psychologiques, sociales, économiques
et religieuses inhérentes à l'ordre ancien d'un monde en déliquescence. Dans
les pages qui suivent, nous tenterons de resituer l'idéologie radicale du milieu du
XIXe siècle dans son milieu culturel, en nous intéressant en priorité à son approche
de l'esthétique en tant que force sociale rénovatrice. Nous remettrons en cause le
parallèle établi entre art social et didactisme étroit et réducteur afin de mettre en
valeur les diverses stratégies élaborées pour exploiter les propriétés formelles de la plastique, stratégies qui font appel aux ressorts de l'imaginaire confronté à l'expérience
sensuelle, bien plus qu'à une approche plus mesurée, associée à la raison.
Comme nous le verrons, les groupes étudiés s'inspirent d'idéologies divergentes qui
ont donné naissance à des conceptions particulières, et souvent contrastées, du rôle
de l'art en tant que moteur de réformes et gardien d'une cité rénovée. Au-delà de ces
variantes, cependant, se dessine un projet commun, que l'on retrouvera dans les
textes de Proudhon, Kropotkine, Jaurès ou encore Jdanov. À en juger par la vitalité
de l'art social à travers ses manifestations successives, modulées par un contexte idéologique
en évolution, il est essentiel de comprendre ce moment dans l'histoire souvent
mouvementée des relations entre l'art et la politique.
Pour ce faire, il nous faut d'abord étudier le contexte idéologique et esthétique dans
lequel l'art social est né au cours des premières années de la monarchie de Juillet.
Perspectives radicales
« Une génération nouvelle s'élève, qui a pris naissance au sein du scepticisme
(12). »
C'est ainsi que Théodore Jouffroy définit le malaise spirituel né de la chute de
Napoléon et du traumatisme de la Révolution. Il met en avant un sentiment de
désorientation et de deuil, que l'on retrouve dans de nombreux commentaires politiques
tout au long des premières décennies du XIXe siècle. À mesure que les régimes
successifs tentent en vain d'asseoir leur autorité en redéfinissant les droits et les
devoirs du citoyen, se fait sentir le besoin grandissant d'établir des fondations plus
solides à même d'assurer un pouvoir légitime
(13). Le contexte favorise donc les spéculations
de toute sorte concernant la nature de l'organisation communautaire et les
croyances métaphysiques sur lesquelles la société civile appuie son code moral. Qualifiant la période d'« âge des prophètes », P. Bénichou souligne la prévalence de
véritables systèmes rendant compte de l'histoire de l'humanité, son passé, son existence
collective, et ses relations à Dieu. Dans une époque préoccupée par son manque de foi,
de nouvelles idéologies se font concurrence pour combler le vide laissé par une monarchie
dépouillée de sa mystique, et par une Église dont le dogme ne suscite plus la révérence
inconditionnelle que les générations précédentes lui avaient témoigné.
Les groupes étudiés dans ce livre ont joué un rôle déterminant au sein du mouvement
visant à échafauder une nouvelle société dans la France post-révolutionnaire.
Divisés lorsqu'il s'agit d'évaluer l'état du pays et ses besoins, ils ont en commun le
sentiment de vivre une époque de formidable bouleversement qui nécessite un solide
encadrement théorique afin d'assurer la disparition des reliques de l'ordre ancien
dans une refonte des institutions et des croyances à la mesure des nouveaux défis et
des nouvelles opportunités.
Les divers groupes choisis pour cette étude partagent cette vision réformatrice globale,
où l'action politique ne constitue que l'une des facettes d'un programme philosophique
qui incorpore également des questions épistémologiques, scientifiques,
psychologiques et religieuses. Leur système esthétique, loin de constituer un élément
marginal, pâle reflet d'un corpus idéologique forgé pour répondre à des besoins pressants,
prend au contraire toute sa place au sein de ces visions d'ensemble du monde ;
il est en prise directe avec les aspirations sociales et philosophiques sur lesquelles les
penseurs radicaux fondent leurs prétentions à succéder aux institutions obsolètes
héritées de l'Ancien régime. Afin de comprendre les objectifs et la signification
même de l'art social, il est donc nécessaire d'étudier au préalable les doctrines sur lesquelles
il se fonde, analyse d'autant plus indispensable qu'elle s'inscrit dans une
longue controverse concernant le sens historique à donner aux mouvements radicaux
du début du XIXe siècle
(14).
Il est de tradition de distinguer deux grands courants de la gauche française dans
la période qui précède la révolution de 1848, courants que l'on qualifie généralement
de républicain pour l'un, et d'« utopiste » pour l'autre. Le déséquilibre entre les deux termes – le premier renvoie simplement à une affiliation idéologique, tandis
que le second dénote le manque de réalisme ou la frivolité – montre combien il
est délicat d'évaluer l'importance historique de ces traditions rivales. Dès avant le
Manifeste du Parti communiste, une tendance est née de ramener les idées de personnages
tels que Saint-Simon et Fourier à une phase « immature » de la lutte des
classes émergente, tendance que Engels n'a fait qu'amplifier dans son
Socialisme utopique
et socialisme scientifique (15). Il est communément admis également que les deux
penseurs et leurs adeptes respectifs partageaient pour une large part des ambitions
communes, et pouvaient ainsi être étudiés de pair. Ces deux assertions méritent
d'être remises en cause, et on peut aussi s'interroger sur le label « utopiste » appliqué
indifféremment à la pensée des deux hommes ; quant à leurs convictions socialistes,
elles suscitent également des réserves. Il faut donc se garder de toute classification
idéologique hâtive
(16).
Il existe naturellement de forts contrastes entre les ambitions sociales et politiques
relativement modestes des penseurs républicains sous la monarchie de Juillet, et les
projets d'envergure associés à la fois aux « utopistes » à part entière et aux penseurs
ayant subi leur influence, tels que le socialiste chrétien Philippe Buchez ou le socialdémocrate
Pierre Leroux. On est cependant frappé de constater entre les différents
groupes utopistes des divergences philosophiques de fond, que l'on retrouve également
dans les projets de société qu'ils inspirèrent, et qui donnèrent lieu à de fréquents
et violents affrontements entre groupes rivaux. Il est donc très difficile de
tracer une ligne de démarcation claire entre les deux camps en raison de la diversité
des opinions et de l'envergure des projets. Il est sans doute plus intéressant d'examiner
les questions de fond, au-delà des différences théoriques de surface, et tâcher de repérer les structures, communes ou non, révélant les postulats du discours radical
du XIXe siècle. Nous serons ainsi mieux à même d'identifier les besoins auxquels les
penseurs de l'opposition tentaient de répondre et de comprendre pourquoi leurs
idées séduisirent nombre de leurs contemporains.
Conçue à l'origine comme un geste historique grandiose qui mettrait un terme à un
quart de siècle de conflits et de bouleversements, la restauration des Bourbons en 1815
ne fait que confirmer pour beaucoup que le processus engagé en 1789 est irréversible,
et que la nation se trouve désormais dans une impasse idéologique. Toutes tendances
politiques confondues, de la droite théocratique dirigée par Bonald et de Maistre, à
l'opposition libérale regroupée autour de Guizot et Cousin, on sent que la société a
besoin d'autre chose que d'une simple remise à jour du pouvoir monarchique accompagnée
d'institutions bonapartistes et de colifichets constitutionnels. Beaucoup estiment
il est vain de vouloir opérer la jointure entre passé et présent par le biais de la
succession dynastique ; on ne peut guère espérer combler de la sorte le fossé séparant
la France post-napoléonienne des croyances et des présupposés de l'Ancien régime. Il
est impossible de revenir en arrière, comme le reconnaît lui-même le philosophe
monarchiste Ballanche : « nous sommes arrivés à un âge critique, à une époque de fin
et de renouvellement ; la société ne repose plus sur les mêmes bases, et les peuples ont
besoin d'institutions qui soient en rapport avec leurs destinées futures
(17). »
Cette prise de conscience laisse présager des réformes institutionnelles d'ampleur
vertigineuse dans une nation déjà divisée et déboussolée par les expériences sociales
menées au cours des années précédentes. Cette période troublée suscite bien des
doutes, sinon du mécontentement, mais on s'interroge aussi sur les capacités de ce
monarque suranné imposé à la nation par les envahisseurs de l'étranger
(18). C'est le
sentiment d'être privée des certitudes spirituelles et sociales de ses aînés qui donne
naissance au malaise ressenti par la nouvelle génération, contrainte de chercher dans la subjectivité et le paroxysme des émotions la consolation que la société civile n'est
plus à même de lui apporter. Il donne également naissance à ce qu'Alan Spitzer a
appelé une « épidémie de complots
(19) », qui se répand parmi une intelligentsia libérale
irritée des efforts déployés pour restaurer des idéaux archaïques dans une société
qui a cessé de leur accorder le moindre crédit. Chacun à leur manière, ces deux courants
vont infléchir les projets ambitieux qui tentent de relever le défi si bien résumé
par Ballanche. Grâce à Saint-Simon, Fourier, et leurs adeptes, la critique radicale des
institutions en place et des relations de pouvoir qu'elles entretenaient s'inscrira
désormais dans le cadre d'un réexamen fondamental de la nature humaine et de la
divinité définissant le sens de l'existence.
En remettant en cause les fondements de la foi chrétienne, la Révolution a laissé
dans son sillage un sentiment d'angoisse et de doute qui sera au coeur de toutes les
futures tentatives de rénovation sociale. En dépit des divergences idéologiques, le
consensus se fait sur la nécessité d'établir un fonds commun de croyance afin d'assurer
la cohésion de la société et de garantir le code moral dont dépend son bon
fonctionnement. De même que les écrivains traditionalistes estiment que le sentiment
religieux constitue le préalable à toute société stable, organique, respectueuse
des institutions consacrées par le temps
(20), d'autres penseurs venus d'horizons divers,
tels Mme de Staël et Saint-Simon, s'accordent également à considérer la religion
comme le garant fondamental de la paix sociale et de la vertu. Certes, le catholicisme
a retrouvé un peu de son lustre sous l'Empire, grâce à l'activisme de personnages tels
que Frayssinous, Chateaubriand et La Harpe
(21), et il bénéficie également d'un
farouche soutien sous la Restauration ; mais sa crédibilité est désormais remise en
cause par beaucoup. Dans la première moitié du XIXe siècle, on voit ainsi proliférer
de « nouvelles » religions aussi fantaisistes qu'éphémères
(22), phénomène révélateur d'une « théomanie
(23) » déclenchée par le besoin de combler le vide laissé par ce que
l'on considère alors comme la mort du catholicisme.
Il est indispensable de tenir compte de cette crise des croyances si l'on veut comprendre
les projets envisagés par les radicaux durant la période. À l'exception de
Philippe Buchez, la plupart des grands penseurs de gauche sont persuadés que le
christianisme est moribond, et qu'il faut inventer un nouveau culte afin de répondre
aux exigences du monde moderne. À bien des égard, leurs prétentions à instaurer
une nouvelle ère de croyance sent l'opportunisme politique (c'est le cas en particulier
du « physicisme » de Saint-Simon, envisagé par celui-ci comme un instrument
de contrôle des masses), où parfois même un certain autoritarisme qui fragilise leurs
prétentions démocratiques en faisant fi de la liberté de conscience, comme c'est le
cas de la « religion nationale » de Leroux. Plus fondamentalement, cependant, l'intense
religiosité de groupes tels que les saint-simoniens témoigne d'un réel besoin ;
il faut en effet inventer un système métaphysique capable d'encadrer, sinon de justifier,
la conduite à tenir dans une société privée de certitudes spirituelles depuis la
Révolution. Prétendre que Saint-Simon descend en ligne directe de Moïse et du
Christ, ou encore que son disciple Prosper Enfantin est l'incarnation du nouveau
Messie
(24), montre que la religion prônée par la doctrine, fondée sur l'amour fraternel
et la concorde sociale, tend manifestement à légitimer un système civil de croyance
foncièrement autoritaire. Même un penseur tel que Fourier, hostile à toute religion
établie, et ardent partisan d'une indulgence quasi-anarchiste envers l'instinct individuel,
se situe d'emblée dans la tradition de la révélation en se prétendant le « postcurseur
» du Christ, chargé du salut de la société
(25). Cette religiosité envahissante est
un thème récurrent du discours radical. Dans de nombreux cas, les idéologies d'opposition
affirment certes s'affranchir de la tradition chrétienne ; mais pour certains,
comme Buchez, ou bien Cabet, communiste de la première heure, ou encore les apôtres du Christ révolutionnaire avant 1848, les modèles théologiques existants sont
encore capables de relever les défis de la rénovation sociale. Malgré leurs divergences,
tous s'accordent à voir dans le sentiment religieux une force capable de rassembler les
individus autour d'une même charte de devoirs et d'engagements. C'est cela qui
constitue la base idéologique commune de ces divers mouvements.
Toute nouvelle initiative idéologique doit en premier lieu affronter le scepticisme
légué par la Révolution, dont l'héritage politique porte le coup de grâce aux
a prioriconcernant l'organisation et le gouvernement de la société. La notion de droit naturel
a été fragilisé par la Terreur, et la crise a été aggravée par la remise en cause du principe
d'égalité de capacités entre individus, principe sur lequel reposait la théorie politique
des Lumières. Beaucoup jugent alors nécessaire de reformuler les thèses fondamentales
qui avaient guidé les révolutionnaires dans leur tentative de refondation de l'État, afin
d'inventer des structures gouvernementales plus adaptées à l'irréductible diversité des
citoyens de la nation. Certains penseurs libéraux tels que les Idéologues remettent alors
en question la conception égalitaire des capacités humaines avancée par la Déclaration
des droits de l'homme, conception héritée des matérialistes, et d'Helvétius en particulier
(26).
Pour eux, la thèse selon laquelle tout citoyen réagit uniformément à des stimuli
identiques dans un environnement donné relève de la spéculation. L'accusation est
reprise par certains traditionalistes, tel de Maistre, pour qui la théorie rationaliste du
contrat passé avec le gouvernement, théorie encouragée par la Révolution, nie toute
possibilité de développement organique des institutions nationales à travers le temps
(27).
Ces doubles crises touchant à la fois le rôle de l'histoire dans la formation du gouvernement
et la nature de l'individu en tant que sujet politique (et au final, physiologique),
affectent durablement la pensée radicale post-révolutionnaire. À
l'exception notable de Fourier, dont la vision est cosmique plus que rétrospective, la
plupart des théoriciens adoptent une approche résolument historiciste de l'évolution sociale, et envisagent donc sous un angle particulier le renouveau institutionnel souhaité.
Ils tracent fréquemment une analogie entre le développement de la civilisation
et le passage de l'enfance à l'âge adulte, ce qui souligne l'impact des sciences naturelles
sur l'invention de nouveaux systèmes de société. Pour aborder le problème de
l'organisation collective, on a recours à la physiologie, qui fournit à la fois un modèle
épistémologique et les données de base. L'égalitarisme abstrait des Lumières est ainsi
supplanté progressivement, à mesure qu'est prise en compte la diversité des besoins
et des capacités de l'homme.
Cette sensibilité aux différences individuelles est au fondement de la division
saint-simonienne en classes distinctes composées d'artistes, de scientifiques et d'industriels,
et justifie également la dissection fouriériste des passions. Elle reflète un
basculement majeur de la recherche en physiologie qui, comme nous le verrons, eut
un effet décisif sur la théorie culturelle des radicaux. Ce courant, inspiré en particulier
par les recherches des médecins Cabanis et Bichat, propose de nouveaux modèles
cognitifs dérivés du sensualisme de Locke, afin de souligner les variations individuelles
des réponses aux stimuli externes, et de poser en principe les différences
innées de capacités et de talents chez l'homme. À mesure que s'éloigne l'image d'une
tabula rasa humaine, malléable, où l'émotion et l'intellect sont calibrés par l'accumulation
d'expériences sensorielles, émerge peu à peu une équation plus complexe
prenant en compte le tempérament ainsi que l'environnement. Il paraît de plus en
plus illusoire de vouloir soumettre à la seule raison l'élaboration d'institutions destinées
à exploiter tout le potentiel de l'homme et assurer le bien-être de la collectivité.
La physiologie revendique ainsi le rôle éthique joué autrefois par la philosophie
et la théologie, offrant à l'homme de science l'occasion de participer à l'organisation
de la société bien au-delà des clivages professionnels en vigueur
(28). De leur côté, les
penseurs politiques cherchent dans les avancées de la médecine les fondements d'une
ontologie à même de fonder une société civile parfaitement adaptée aux besoins de
l'homme.
La physiologie permet ainsi aux théoriciens tels que Saint-Simon, Buchez et
Leroux, de poser les fondations de leurs nouveaux systèmes d'organisation collective
; mais elle fournit également un modèle épistémologique permettant de conceptualiser
le fonctionnement d'un organisme aussi complexe que la société humaine.
Saint-Simon considère l'art de gouverner comme une « science humaine appliquée
(29)
», note Barbara Haines, et l'on constate en effet qu'il a volontiers recours (tout
comme ses disciples Enfantin et Buchez) à l'analogie entre corps humain et corps
social, analogie qui va bien au-delà d'un vague rapprochement métaphorique. Ce
que Saint-Simon appelle sa « physiologie sociale » renvoie par certains côtés aux
idées avancées par certains penseurs conservateurs tels que Bonald
(30), mais l'intérêt
des saint-simoniens pour la médecine surpasse de loin celui de leurs contemporains.
Pour Saint-Simon, les avancées de la physiologie promettent un véritable bouleversement
des théories de la connaissance, annonçant l'avènement d'une épistémologie
positive qui permettra à l'avenir de prendre selon des critères objectifs les justes décisions
dans tous les domaines de l'existence.
L'espoir de Saint-Simon de parvenir un jour à cette synthèse épistémologique
repose sur la conviction – très répandue chez les penseurs libéraux – que la découverte
d'une racine commune à tous les savoirs sera déterminante pour l'avenir. Cette
ambition universaliste, affichée également par Leroux ou encore Buchez, montre
bien la volonté qui existe alors de surmonter les divisions et les conflits jugés inhérents
au monde moderne, afin d'instaurer un régime à l'abri de toute source potentielle
de friction. Aussi bien Saint-Simon que Fourier – qui affirme que son analyse
des passions humaines obéit à des lois mathématiques – placent leurs espoirs dans
des domaines précis de recherche destinés à révéler les secrets de l'harmonie sociale
et du bonheur individuel. Ils se déclarent scientifiques et proclament avoir découvert le principe premier de l'interaction humaine ; les deux penseurs voient en effet
dans la théorie de l'attraction universelle de Newton la force unificatrice régissant à
la fois l'univers physique et l'univers social. À cet égard, les deux hommes, en dépit
de notables divergences rhétoriques, cultivent des ambitions positivistes semblables
à celles de certains de leurs contemporains tels Auguste Comte ou encore les
Idéologues.
Ce désir d'unité épistémologique se traduit à gauche de manière particulièrement
frappante par des appels répétés à une synthèse des savoirs capable de transcender les
antinomies historiques qui ont fait jusque-là obstacle au progrès humain. Il est au
fondement des réflexions théoriques des saint-simoniens, qui tentent de concicilier
spiritualité chrétienne et matérialisme païen, ou encore chez Leroux, qui avance une
conception panthéiste de l'humanité. Cette ambition reprend le projet encyclopédique
des Lumières et va au-delà en attribuant à cet idéal de synthèse le pouvoir
d'opérer la résolution quasi mystique de conflits millénaires qui aliènent l'homme
de ses semblables et portent atteinte à l'intégrité psychologique de l'individu. Elle
occupe une place centrale à tous les niveaux de la réflexion post-révolutionnaire,
comme en témoignent les effusions spirituelles des adeptes du saint-simonisme. On
la détecte également dans les mouvements religieux marginaux nés dans les années
1840 tels que le fusionisme de Louis de Tourreil, qui invoque le démiurge androgyne
« Èvadam », ou encore Ganneau, qui prétend incarner le « Mapah », synthèse
de divinités males et femelles
(31). Dans le contexte des idéologies radicales de l'époque,
cette volonté de synthétiser les savoirs et de neutraliser les conflits souligne le souci
commun de mettre sur pied des structures capables d'unifier la société dans son ensemble et d'éliminer la coercition dans l'exercice du pouvoir
(32). Dans la quasi-totalité
des cas, les groupes à l'étude s'efforcent de trouver le moyen de rallier tous les
secteurs de la société autour d'un gouvernement jouissant de l'obéissance inconditionnelle
des masses. Cet objectif explique en partie la primauté accordée aux arts,
et contribue à promouvoir la synthèse épistémologique en tant qu'assise d'un positivisme
irréfutable ; mais elle en fait aussi la métaphore et le garant d'un régime
capable d'éliminer les sources des antagonismes d'antan.
Ces ambitions sont accueillies avec dédain par Marx et Engels dans leurs commentaires
sur les mouvements utopistes de 1848. Accusant Saint-Simon et Fourier
de ne déceler dans le prolétariat « aucune action historique, aucun mouvement politique
qui lui soient propres
(33) », ils qualifient d'illusoire leur volonté de se tenir à l'écart
des conflits de classe, et raillent les efforts entrepris pour se concilier toutes les
couches de la société. On voit par là que Marx et Engels ne doutaient pas du « socialisme
» des théoriciens utopistes, puisque ces derniers avaient pour projet avoué
d'améliorer la condition des classes laborieuses. Il faut cependant se garder de
conclusions hâtives, étant donné la diversité des théories exprimées dans la France
d'avant 1848. Saint-Simon et ses disciples semblent plutôt avoir envisagé une société
que l'on pourrait qualifier de technocratique, gouvernée par une élite de dirigeants
exerçant le contrôle des flux de capitaux par le biais d'une banque centrale de crédit,
renforçant ainsi la mainmise d'une autorité centrale sur l'activité économique.
Par certains côtés, le saint-simonisme préfigure le système économique qui sera mis
en place par le socialisme étatisé, mais on peut aussi voir dans ses thèses un projet
foncièrement inégalitaire qui renforce la puissance de l'État tout en prétendant limiter
ses prérogatives à l'« administration des choses ». Cet aspect inégalitaire se
retrouve chez Fourier et ses partisans, dont le projet de réorganisation sociale selon
le principe communautaire de gigantesques phalanstères paraît bien mal adapté à la complexité croissante des modes de production. Quant à la liberté sexuelle prônée
par les deux groupes, elle témoigne moins d'un souci d'émancipation morale et
matérielle de la femme dans une société offrant les mêmes chances économiques à
tous ses membres, que d'une préoccupation enracinée dans des a priori psychologiques
et épistémologiques qui ne remettent guère en question le rôle dévolu à
chaque sexe, contrairement à ce que l'on affirme souvent.
Ce qui caractérise les théories économiques des radicaux avant 1848, et rapproche
des penseurs tels que Buchez et Leroux du socialisme incarné par Louis Blanc ou
encore du communisme français balbutiant, c'est un engagement en faveur des
coopératives de travailleurs, où les petits producteurs seraient copropriétaires des
moyens de production et participeraient aux profits. En apparence, ce projet corrobore
les observations de Engels sur l'« immaturité » de la situation de classe et des
solutions proposées par les premiers réformateurs
(34). Mais les historiens de l'économie
ont montré qu'il était en réalité parfaitement adapté aux conditions de l'époque,
c'est-à-dire une faible mécanisation et une production industrielle accrue.
L'exploitation des ouvriers et le niveau élevé de concurrence ont pour effet de prolétariser
les artisans tout en renforçant le pouvoir des marchands et des détenteurs des
capitaux
(35), c'est-à-dire les agents économiques plus particulièrement visés par l'attaque
des radicaux. C'est ainsi qu'apparait petit à petit, surtout chez les saint-simoniens,
une conception de la classe sociale reposant sur la distinction entre, d'une
part, les petits entrepreneurs et les artisans, et de l'autre les « oisifs », tels que les
intermédiaires et les rentiers. Le mouvement coopératif s'efforce d'éliminer ces
groupes auxiliaires, mais se montre incapable de résoudre le problème de la concurrence
interne entre différents ateliers, et peut tout au plus offrir une protection provisoire
contre les effets croissants de l'industrialisation.
Ces divers aspects économiques incitent donc à la prudence lorsqu'il s'agit d'appliquer
des catégories aux groupes à l'étude. Ils sont d'abord et avant tout le produit
de ce que Pierre Barbéris a appelé « l'ardeur systématrice
(36) » de l'époque, de sa passion
pour les programmes intellectuels exhaustifs, d'autant plus séduisants qu'ils
viennent combler le sentiment de vide né à la fin de l'ère napoléonienne. Ces
systèmes, farouchement anti-individualistes pour la plupart, témoignent à la fois
d'un besoin d'autorité et de certitudes, et d'une hantise de la contrainte, d'où qu'elle
vienne. Le souci commun d'élaborer un système de croyance capable de soutenir
une société légitime montre bien que le désir de créer une société organique et de
rechercher le progrès matériel à l'écart des conflits l'emporte sur l'égalitarisme ou le
désir de démocratie. À cet égard, on peut sans doute qualifier les courants représentés
par Saint-Simon, Fourier, Buchez et Leroux, de « religions profanes », mues
par une vision du monde plus grandiose que les préoccupations relativement pragmatiques
du mouvement républicain. Comme nous le verrons, de nombreux thèmes
clé faisant partie intégrante du projet radical se retrouvent dans l'inflexion particulière
donnée par chaque groupe à la notion d'art social. En attribuant aux arts un
rôle important au sein de leur système philosophique, tous ces mouvements font
écho à la science de l'esthétique apparue au cours du siècle précédent, qui n'est plus
seulement l'étude de la beauté et de l'affect, mais qui cherche désormais à disséquer
les émotions, et acquiert par ce biais une dimension politique.
La dimension esthétique
L'émergence de l'esthétique constitue désormais un moment privilégié dans l'histoire
de l'individualisme bourgeois. Elle rattache l'imaginaire créatif au désintéressement,
au for intérieur, à la subjectivité, et les critiques considèrent ainsi qu'elle
annonce le retrait progressif du geste artistique de la sphère publique, et trace les
contours d'un domaine où pourra librement s'exprimer une mythique autonomie de l'individu
(37). Pour l'essentiel, l'histoire de l'esthétique, d'Emmanuel Kant à Roger
Fry, s'attache à exalter l'art en tant que pierre angulaire des valeurs de l'humanisme
libéral. Il existe cependant une autre généalogie – où les théories radicales de l'art
social jouent un rôle majeur – qui remonte à la naissance de l'esthétique au XVIIIe
siècle. Ce courant parallèle, même s'il reprend en grande partie les présupposés de la
théorie dominante, souligne cependant la capacité de l'art à servir des buts politiques
en faisant appel au sentiment collectif. Paradoxalement, ces deux approches apparemment
divergentes s'accordent à reconnaître que l'art a le pouvoir de déclencher
des émotions intenses, et à considérer cet aspect comme essentiel. Mais ce qui, chez
les humanistes libéraux, sert à réaffirmer le caractère unique de l'identité individuelle,
devient chez les théoriciens de l'esthétique sociale l'instrument permettant de
la sublimer dans l'entité collective de la
polis.
Ce rattachement de la subjectivité à la sphère publique s'inspire de nouvelles théories
concernant la nature du sentiment, théories qui remettent en cause le classicisme
rationaliste ; elles se nourrissent également des spéculations des philosophes et des
physiologistes qui envisagent l'existence de lois objectives de réponse aux stimuli
sensoriels potentiellement capables de devenir des instruments de gouvernement.
De manière simultanée et conjointe, on commence à envisager les arts plastiques
sous l'angle de l'expressivité, au détriment de la notion traditionnelle d'imitation,
favorisant ainsi la mise en valeur de l'artiste lui-même, selon deux modes en apparence
contradictoires, mais fondamentalement analogues. Le discours des humanistes
libéraux reconnaît au créateur une sensibilité singulière, détachée des
préoccupations matérialistes de la bonne société. Ce profil psychologique particulier
attribué à l'artiste permet ainsi aux adeptes de l'art social de l'élever au rang de prophète
ou de guide jouissant d'une vision privilégiée. Le mouvement en faveur d'une
esthétique sociale naît donc dans un contexte précis, résultat d'une longue évolution
de la manière d'envisager la production artistique et sa réception, ainsi que la place
de la culture dans la sphère publique. L'analyse de cette mutation, qui permettra
d'aborder sous un jour nouveau certains aspects de l'histoire de l'esthétique, nous aidera à mieux cerner les implications socioculturelles des théories radicales dans les
années 1830 et 1840.
Les penseurs du XIXe siècle tentent ouvertement de canaliser les réponses individuelles
aux perceptions sensorielles au bénéfice du corps social, ce qui va à l'encontre
de la méfiance affichée envers l'imagination et le témoignage des sens avant le siècle
des Lumières. La génération de Pascal estimait que l'imagination corrompait le discernement
moral, et selon Descartes, les sens – et en particulier la vue – pouvaient
déclencher une émotion telle qu'ils ne pouvaient servir à asseoir le jugement
(38). Ce
sont précisément ces caractéristiques qui vont devenir, pour les penseurs des générations
suivantes, l'instrument potentiellement capable de modeler les mentalités et de
transformer les comportements. Cette capacité de l'art à éveiller le sentiment et l'imagination
doit néanmoins être placée sous le contrôle de préceptes rationnels afin d'éviter
des conséquences potentiellement néfastes. La réhabilitation des modes
non-cognitifs de connaissance au siècle des Lumières, en grande partie grâce aux
théories de Locke sur le rôle joué par les sens dans la formation des idées, débouche
sur une nouvelle conception du sentiment instinctif, désormais envisagé comme auxiliaire
de la raison, et non plus subordonné à elle et soumis à une vigilance constante
(39).
Contre les modèles épistémologiques en vigueur, les penseurs du XVIIIe siècle en
viennent peu à peu à dénouer le lien entre jugement moral et faculté raisonnante en
mettant en exergue l'intuition et l'affect, liés aux réactions spontanées du corps aux
stimuli extérieurs. Les apologistes catholiques s'opposent au matérialisme inhérent à
ces théories, adhérant à la thèse de Malebranche qui soutient que le sentiment et l'âme ne font qu'un
(40), mais les sensualistes et les spiritualistes s'y rallient, considérant
que l'affect surpasse de loin la raison en clarté et en immédiateté. Selon le
Dictionnaire de Trévoux, « les vérités de sentiment ont celles où l'esprit découvre tout
d'un coup et par la première impression, les mêmes marques de vérité qu'on développe
peu à peu par des réflexions expresses
(41) ».
Placé au coeur même de l'instinct social de l'être humain
(42), le sentiment est mis en
valeur dans le domaine esthétique, supplantant petit à petit la traditionnelle équation
entre beauté et vérité au profit d'une association avec la bonté, de nature plus ouvertement
morale, à visée sociale
(43). On attribue ainsi de plus en plus fréquemment un
pouvoir bénéfique à l'art, car le sentiment est censé appréhender des représentations
édifiantes et absorber de manière inconsciente une morale pouvant servir de guide au
quotidien
(44). Dans sa variante la plus extrême, cette revalorisation de la puissance de
l'art sur les sentiments préconise l'abandon total de soi dans une débauche d'émotions
exacerbées censées affiner le jugement moral et favoriser le jugement moral raffiné.
Mais les adeptes du pouvoir moral de l'art ne sont pas tous également convaincus par
l'abandon de la mise en garde cartésienne contre la puissance des émotions. Diderot,
par exemple, qui rattache le phénomène physiologique de la sensibilité à la circulation
sanguine, met en doute l'efficacité d'un processus où les forces somatiques submergent
les facultés de discernement de l'intellect, et avance une conception moins
extrême de la réception esthétique
(45). L'art est pour lui l'aiguillon de la morale, et il défend ses positions dans son éloge de Greuze et de Richardson, ainsi que dans ses
drames bourgeois, rejetant la complaisance tapageuse de la sensibilité au profit d'un
appel raisonné et durable au sentiment. Tout en maintenant qu'il n'y a « que les passions
et les grandes passions qui puissent élever l'âme aux grandes choses
(46) », Diderot
envisage l'art moins comme une catharsis complaisante que comme une modulation
raffinée, mais intense, du sentiment, à visée édifiante. Convaincu que la vue est particulièrement
apte à canaliser les émotions
(47), c'est dans la peinture et le théâtre que le
philosophe cherche l'expression la plus accomplie de sa conception didactique de l'art.
Comme il l'explique dans son
Essai sur les règnes de Claude et de Néron :
Exposons les tableaux de la vertu, et il se trouvera des copistes. L'espèce d'exhortation qui
s'adresse à l'âme par l'entremise des sens, outre sa permanence, est plus à la portée du
commun des hommes. Le peuple se sert mieux de ses yeux que de son entendement. Les
images prêchent, prêchent sans cesse, et ne blessent point l'amour-propre (48).
Annie Becq a montré le lien qui existe entre cette valorisation du sentiment et les
efforts menés par la bourgeoisie naissante pour naturaliser les pulsions morales
essentielles à son idéologie en formation. Comme elle le souligne, la relation intime
entre le sentiment et les processus somatiques de la sensibilité « permet de parler de
sentiment, dès les réactions d'attraction ou de répulsion de la sensibilité physique,
et donc d'ancrer dans la physiologie les impulsions génératrices de l'ordre moral et
social
(49) ». L'assujettissement du sentiment à la morale conduit à l'enrôler progressivement
au service de normes de valeurs mises en place dans la sphère publique et
privée, exaltant l'harmonie familiale et le sens patriotique du citoyen vertueux. Selon
Johann Sulzer, philosophe suisse de l'esthétique qui figure en bonne place dans
l'
Encyclopédie, le pouvoir exercé sur le sentiment par l'art permet à celui-ci de vaincre la résistance aux préceptes moraux. « Dans les moments de crise », affirme-t-il, il est
capable « de faire une douce violence à nos coeurs, et nous enchaîner par une sorte
de plaisir aux devoirs les plus pénibles
(50) ». Conscient du rôle que peut jouer l'art dans
l'hygiène sociale, Sulzer réclame l'invention d'une science à même d'étudier les effets
précis du ressenti esthétique sur les émotions, science dont le but ultime serait de
maîtriser l'influence morale de l'art sur la population dans son ensemble
(51). Ce sont
des objectifs similaires que visent les recherches entreprises sur les bases psycho-physiologiques
de la cognition par certains idéologues tels que Cabanis et Destutt de
Tracy à la fin des années 1790. De Tracy a pour ambition de mettre au point une
science positive de l'entendement, suscitant ainsi un intérêt pour la grammaire en
tant qu'outil de communication des idées
(52). Cabanis, quant à lui, projette de « modifier
en profondeur les caractéristiques de l'homme
(53) », projet qu'il développe entre
autres dans un commentaire sur l'esthétique, où il souligne la nécessité de parvenir
à « une connaissance méthodique de nature intelligente et sensible
(54) », afin de constituer
un vocabulaire capable d'agir sur la conscience de manière infaillible.
Dans les années 1770 et 1780, on assiste déjà à une valorisation de l'art patriotique
et moralisateur
(55), mais ce n'est qu'après la Révolution que l'on s'efforce ouvertement de définir les principes théoriques justifiant l'intervention de l'État dans le champ
culturel. Initiée par la Société populaire et républicaine des arts, une campagne est
alors lancée pour tenter de rallier les artistes à l'ordre nouveau, afin d'immortaliser les
moments décisifs de la lutte révolutionnaire, de constituer un répertoire de symboles
destiné à sacraliser ses valeurs, et d'offrir en exemple au peuple des tableaux célébrant
l'héroïsme, public ou privé. Désireux de promouvoir un art conçu pour « exciter aux
grandes actions, et contribuer ainsi au bonheur du genre humain
(56) », les chefs de la
Révolution se trouvent malgré tout confrontés à une idéologie mal assurée, une piètre
économie, et une timidité artistique certaine en essayant de mettre sur pied une politique
culturelle cohérente
(57). Pendant les dix années, riches en bouleversements politiques,
qui suivent la Révolution, le discours de l'art officiel préconise une étroite
collaboration entre l'artiste et l'État, en s'intéressant plus particulièrement à la modification
de la conscience du citoyen dans l'intérêt du bien-être collectif. De manière
générale, il est entendu que l'allégeance artistique découle naturellement d'une politique
judicieuse d'encouragement et de réformes institutionnelles ; mais on voit naître
ici et là des initiatives destinées à restreindre les expositions publiques aux oeuvres
patriotiques
(58), et à placer la production artistique sous le contrôle de l'État. C'est ainsi
qu'en 1798, Allent, lauréat d'un concours sur l'influence morale de la peinture, préconise
une étroite surveillance de la part des autorités : « puisque la peinture parle à
l'imagination des peuples, c'est au Législateur à faire en sorte qu'elle ne lui donne que
d'utiles leçons ; c'est à lui de la faire servir à la conservation des moeurs, à la propagation
des vertus qui doivent composer le caractère national
(59). »
La nation s'efforce alors de rebâtir de fond en comble la sphère publique et la sphère
privée, et il est urgent de s'assurer l'emprise sur la psyché du citoyen en proposant à
celui-ci des oeuvres de toute nature capables d'incarner des idées abstraites de manière
engageante, immédiate et accessible. En plongeant l'individu dans un espace-temps à
l'abri des contradictions du quotidien, le festival révolutionnaire offre au peuple un
accès privilégié à un Éden affranchi de toute aliénation, et à l'État la mainmise discrète
sur « le domaine de l'imagination et du sentiment
(60) ». Selon Mona Ozouf, les processus
psychologiques déclenchés par ces manifestations de masse intéressent assez peu les
organisateurs
(61) ; ces derniers sont cependant convaincus que les mentalités peuvent être
modifiées de façon permanente grâce à l'impact du spectacle sur le sentiment, ce qui
confère une dimension plus explicitement politique à l'esthétique sociale héritée des
Lumières. Cabanis explique ainsi, en reprenant des antinomies familières, comment le
festival parvient à laisser une empreinte indélébile sur la conscience des citoyens :
Il s'agit… moins de le convaincre que de l'émouvoir ; moins de lui prouver l'excellence
des lois qui le gouvernent, que de les lui faire aimer par des sensations affectueuses et
vives, dont il voudrait en vain effacer les traces, et qui, le poursuivant en tous lieux, lui
présentent sans cesse l'image chère et vénérable de la patrie (62).
Pour les théoriciens radicaux des années 1830 et 1840, le festival révolutionnaire
représente un paradigme de contrôle non-coercitif exercé sur la volonté individuelle.
Ces spectacles soigneusement orchestrés, que l'on associe volontiers à David, et qui
culminent dans le spectaculaire Festival de l'Être suprême organisé par Robespierre
en juin 1794, ont pour but de modeler les consciences grâce à des rituels d'affirmation
collective rigoureusement élaborés. Les contemporains se réclament volontiers
de l'exemple de la République grecque
(63), mais ces manifestations s'inspirent davantage de la liturgie catholique, source idéologique fortement contestée dans les années
1790
(64), mais ouvertement adoptée par des penseurs tels que Saint-Simon, soucieux
d'instaurer les institutions organiques indispensables à la société civile. Cette discipline
imposée au sentiment au cours de ces festivals, ou plus généralement par le
biais de l'esthétique sociale prônée par la Révolution, est en outre peu conforme aux
préceptes de Rousseau, l'un de ses plus grands inspirateurs, dont l'hostilité envers les
artifices de la civilisation inspire un modèle culturel d'opposition, qui est en grande
partie réprimé après 1789, avant de renaître au début du XIXe siècle dans la philosophie
sociale plus libertaire de Fourier.
Pour les théoriciens révolutionnaires, ainsi que plus tard pour les adeptes d'une
esthétique radicale, la culture est d'abord et avant tout le fait de l'État. En sa qualité
de citoyen, l'artiste a le devoir de contribuer au développement d'idées progressistes
définies par les dirigeants politiques et conformes à l'intérêt national, et de calibrer
le sentiment populaire en conséquence. La culture opère ainsi comme une institution
organique ; elle contribue à forger le lien entre l'individu et la collectivité en
éveillant les consciences à la morale qui règle le moindre aspect de la vie publique et
privée. Selon ce modèle, les manifestations telles que le Festival révolutionnaire suivent
tout naturellement un schéma conçu à l'avance pour inculquer un répertoire de
réactions instinctives appropriées, et les institutions culturelles mises en place servent
à renforcer la vitalité morale de l'État. Cette notion est au coeur des utopies prérévolutionnaires
de Morelly, Mercier, et Restif de la Bretonne
(65), et elle continuera à
alimenter en grande partie les réflexions sur l'art social. Tel que l'envisage Rousseau,
cependant, l'art n'est pas tant l'expression, sur un mode organisé, d'un raffinement
moral, que le symptôme d'une société corrompue. Conscient du pouvoir mobilisateur
du sentiment
(66), et de l'influence de la vue sur l'imagination
(67), Rousseau estime
cependant que les formes culturelles complexes enrayent les mécanismes affectifs propres à favoriser le contact immédiat entre membres d'une même société. Son
idéal d'absolue transparence psychologique et de franchise l'amène à rejeter la « vile
et trompeuse uniformité » d'une culture qui instille « les apparences de toutes les vertus
sans en avoir aucune
(68) ». Sa conception du festival est donc bien éloignée des
spectacles orchestrés dans les années 1790, et prône au contraire une communion
libre et informelle entre citoyens, « sans pompe, sans luxe, sans appareil
(69) ».
L'hostilité notoire de Rousseau envers le théâtre, coupable selon lui de dissiper de
manière onaniste l'affect en l'attirant vers un objet fictif incapable d'inspirer autre
chose qu'un éphémère sentiment moral de sympathie, est au coeur de sa propre
conception du spectacle, qui doit, selon lui, faire abstraction de toute signification
étrangère à la participation pure et simple. « Qu'y montrera-t-on ? Rien, si l'on
veut
(70) », déclare-t-il en affirmant le caractère immédiat du spectacle, notion bien
éloignée des idées de David et de Robespierre, ou plus tard de Saint-Simon et
d'Enfantin. La « transparence expansive
(71) » d'un peuple uni constitue une fin en soi.
Cette utopie d'une société franche et candide telle que Rousseau l'imagine dans
la Sparte antique, et qu'il rêve d'appliquer en Pologne
(72), abolit la distinction entre
acteur et spectateur de manière autrement radicale que toutes les théories échafaudées
avant 1789. Son tableau de la fête champêtre accompagnant les vendanges
dans
La Nouvelle Héloïse évoque un âge d'or de l'innocence où travail et loisir se
confondent
(73). Pour autant, ces réjouissances décrites par Rousseau ne laissent pas libre cours à la fantaisie de chacun, car elles s'inscrivent dans un programme précis
visant à contenir l'individu dans le cercle vertueux de la citoyenneté, et ce dès l'enfance.
Cette mainmise sur les consciences, que l'on retrouve dans certains aspects de
la culture jacobine, suscite des critiques virulentes envers ce que Mme de Staël appelle
« le despotisme de la liberté
(74) ». Affichant son mépris pour un système de propagande
dirigé par l'État, et qui, selon elle, est incapable de former des citoyens libres
car il a recours à la contrainte psychologique
(75), Mme de Staël se refuse à voir dans les
passions le fondement de la vertu sociale, affirmant au contraire : « cette force
impulsive qui entraîne l'homme indépendamment de sa volonté, voilà le véritable
obstacle au bonheur individuel et politique
(76) ». L'attaque libérale vise ici l'autoritarisme,
implicite chez Rousseau, et développé par l'esthétique sociale révolutionnaire,
mais une autre tradition libertaire fait le lien entre le philosophe et Fourier, ainsi que
certains courants anarchistes de la fin de siècle. Au sein de ce mouvement, la remise
en cause des catégories sociales, qui font de la création artistique une profession distincte,
n'affranchit pas seulement le travailleur, mais doit aussi déboucher à terme
sur la libération de l'énergie créatrice de l'ensemble de la population. L'artiste si
décrié par Rousseau devient alors redondant au fur et à mesure que s'efface la frontière
entre l'art et la vie.
Cette dilution de l'autorité créatrice va à l'encontre d'un puissant courant né au
milieu du XVIIIe siècle
(77), et qui fait de l'artiste un être exceptionnel aux qualités bien
particulières. Intimement lié à la nouvelle conception de l'acte créateur en tant que
geste inspiré puisé à la source du sentiment, et non plus en tant qu'invention raisonnée
(78),
ce culte de l'artiste influence la perception du rôle social du créateur bien
au-delà des Lumières, tant à gauche qu'à droite. À mesure que la suprématie des institutions
traditionnelles est de plus en plus menacée par les bouleversements socioéconomiques,
l'artiste se voit attribuer un rôle croissant dans la recherche de la vérité
et de la connaissance. Félix Pyat déclare ainsi en 1834 : « l'art est presque un culte,
une religion nouvelle qui arrive bien à propos, quand les dieux s'en vont et les rois
aussi
(79) ». Le terme lui-même revêt alors une signification à la fois plus restreinte et
plus large ; il perd en effet la connotation de travail manuel, mais va parfois jusqu'à
inclure tout type d'activité créatrice, de la rhétorique à la philosophie, en passant par
la poésie et la peinture. La principale caractéristique de l'artiste devient alors un
tempérament particulier dont l'instinct visionnaire peut déboucher sur de véritables
prophéties. Certains penseurs tels que Saint-Martin et Ballanche font remonter la
généalogie du poète aux religions primitives et à la fondation de la société humaine
autour d'Orphée, dont l'énoncé inspiré s'appuie sur un langage de pure présence,
libéré du fardeau de la signification imposé par la Chute
(80). Pour Sulzer, le rôle fondateur
de prêtre ou guide séculier joué par l'artiste repose sur la capacité de ce dernier
à transmettre l'enthousiasme né du sentiment et de briser les barrières
temporelles, permettant ainsi à son auditoire d'échapper aux contingences pragmatiques
de l'existence et d'entrevoir un autre univers :
Comme l'entendement n'est plus en état de distinguer ce qui est réel de ce qui n'est
qu'imaginaire, le simple possible paraît actuel et l'impossible même semble possible ; la
liaison des choses n'es