Julie Pellegrin
Ceci n'est pas un catalogue
(p. 5-6)
Cette exposition aura habité mon temps et
mon espace detravail. Elle est sûrement celle
que j'aurai le plus fréquentée. Vue une vingtaine
de fois, peut-être plus. Presque chaque jour,
de mon bureau, je descends, pour « accompagner
» les danseurs un moment mais aussi
pour le plaisir de me laisser prendre dans le flot
de mouvements et de gestes, et surprendre
par la nouvelle tournure qu'ils ont prise depuis
la veille. Je ne sais jamais ce que je vais voir :
les pièces s'enchaînent sans interruption et
sans programme imposé, et l'exposition évolue
de jour en jour. Lorsque je ne suis pas là, je sais
que ça continue à « jouer », que le fil se déroule,
avec ou sans spectateurs.
De ma fenêtre, j'aperçois parfois les danseurs qui traversent la cour à petite foulée
et je me souviens qu'il s'agit d'une des propositions
de Jennifer Lacey. Les pièces intègrent
nombre de gestes quotidiens (marcher, fumer,
manger, s'habiller…) qui font de l'exposition
un théâtre d'activités qui viennent se mêler aux
nôtres. Le spectateur s'installe dans l'espace
pour plusieurs heures, lit, discute, se repose…
Le centre d'art est totalement vide et
pourtant totalement habité. Chaque œuvre en
révèle une dimension – architecturale, dynamique,
acoustique... En entrant, on ne voit pas
immédiatement les danseurs, on les entend
au loin, on les cherche, en rencontre un dans
une salle, un autre ailleurs. Impossible de tout
voir en même temps, il nous faut choisir, ou
aller de l'un à l'autre. L'exposition s'étire dans
le temps mais aussi dans l'espace. Ce dernier
devient une scène, un laboratoire, un lieu de
vie et de travail. Aujourd'hui, il reste hanté par
cette exposition qui, bien au-delà des traces
physiques laissées sur les sols ou les murs,
résonne encore. Définitivement présente. (1)
Décembre 2008. Le Centre d'art contemporain
de la Ferme du Buisson accueillait « Une Exposition
Chorégraphiée » de Mathieu Copeland
après un premier volet à la Kunsthalle de Saint
Gall. L'exposition, composée exclusivement
de mouvements interprétés par trois danseurs
du Clubdes5, s'est déployée sur presque deux
mois, six heures par jour, respectant les horaires
d'ouverture du lieu. Les pièces, commandées
à huit artistes (Jonah Bokaer, Philipp Egli,
Karl Holmqvist,
Jennifer Lacey,
Roman Ondàk,
Michael Parsons,
Fia Backström et Michael
Portnoy), étaient assemblées en une partition
générale et évolutive. Elles s'enchaînaient,
se répétaient parfois ou se préparaient
simultanément, leurs structures s'additionnant
les unes aux autres. Les danseurs réécrivaient
chaque jour la partition pour développer une
chorégraphie de gestes, de figures et de
déplacements composant une variation infinie.
En l'absence de décor, de lumière spécifique
ou de musique, les gestes et les voix résonnaient
dans la galerie vide comme autant
d'abstractions dérivant dans l'espace et dans
le temps. Les spectateurs étaient confrontés
non seulement à ce qui était à voir, mais
aussi à la manière dont ils négociaient leurs
propres mouvements, inscrits eux aussi dans
la chorégraphie.
Cinq ans plus tard. Au-delà de l'expérience
unique qu'elle a constituée pour ceux qui
l'ont vécue, « Une Exposition Chorégraphiée »
a nourri une multitude de questions qui ont fait
leur chemin pour donner naissance à ce livre.
Il a très vite été question de ne pas le concevoir
comme un catalogue, une trace rétrospective
de ce qui avait été, mais comme un champ
de réflexion prospectif de ce qui pourrait être.
Dans le contexte actuel de recrudescence
de l'intérêt porté par les musées et centres
d'art à la performance et à la danse, cet
ouvrage propose une lecture, à la fois étendue
et spécifique, des relations entre exposition
et chorégraphie. Loin d'établir un simple état
des lieux, il se construit sur une approche
discursive, singulière et plurielle. Il nous est
apparu nécessaire de composer un paysage
hétérogène en réunissant des figures de la
danse, des arts plastiques, de la musique, du
cinéma, du curating et de la théorie pour croiser
les points de vue, créer des passages et des
connivences mais aussi provoquer des lignes
de tension et des contradictions essentielles
à l'élaboration d'une pensée. Le résultat est
un livre choral où les voix des uns et des autres
résonnent, divergent ou se répondent.
Cette polyphonie a été savamment
orchestrée par Mathieu Copeland pour produire
un formidable panorama des articulations
possibles entre chorégraphie et exposition, par
les prismes du corps, de la partition, de l'espace,
du temps et de la mémoire. Chorégraphier
l'exposition s'inscrit dans la droite ligne de
ses recherches curatoriales – de « Vides » à
« Mandala mental » en passant par les expositions
à être lues et expositions parlées –
menées autour d'une conception de l'exposition
qui ne se fixe jamais dans une forme mais qui
intègre les possibilités de la nature immatérielle
et temporelle de l'œuvre d'art. Celles-ci l'amènent ici à poser cette question fondamentale
en forme d'hommage à Harald Szeemann
qui parlait d'« écrire les expositions » : qu'est-ce
que chorégraphier une exposition ?
Qu'il soit ici chaleureusement salué pour
son travail, son enthousiasme et son exigence.
Notre gratitude va aussi à tous les auteurs
qui nous ont offert dans une grande générosité
ces textes passionnants et inédits. Nous nous
félicitons également d'avoir eu la chance de
pouvoir republier trois textes fondamentaux
pour les questions qui nous concernent : ceux
d'Abby Hoffmann, Amy Greenfield et Myriam
van Imschoot. Nos remerciements vont enfin
à
Giovanni Carmine et la Kunst Halle Sankt
Gallen dont la collaboration a été à l'origine
de tout.