Préface – Les mots de la nouvelle science
Louis Ucciani
(extrait, p.
7-10)
En 1911 paraît
Le Dictionnaire de sociologie phalanstérienne d'Édouard
Silberling
(1), sous titré « Guide des œuvres complètes de Charles Fourier ». L'ouvrage
offrait une possibilité d'entrée dans l'œuvre complète de Fourier sous la
forme d'un dictionnaire des termes les plus significatifs de son vocabulaire.
Outil très pertinent, il venait signifier une particularité propre à la lecture de
Fourier : le fait que la tentative philosophique de poser les bases théoriques
d'une contre-raison (ou d'une contre-pensée) en vue de la création d'un monde
nouveau, exige de nouveaux mécanismes de liaisons entre les concepts. Que
ce soit la réhabilitation d'organisations abandonnées ou non exploitées jusqu'au
bout, comme l'horoscope et la science des analogies, ou des modes
d'approches totalement originaux, comme par exemple la combinatoire des
séries induisant une sorte de mathématique poétique
(2). Le seul qui ait porté
quelque intérêt à ces séries et les ait envisagées comme telles, c'est Queneau :
« Les séries de Charles Fourier n'expriment pas seulement des répartitions
statistiques, elles décrivent les évolutions et expriment le mouvement, le
mouvement des choses elles-mêmes
(3). » Et c'est tout « naturellement » qu'il
analyse les rapports entre ce modèle de la série et la dialectique telle qu'Hegel
la pose et la définit. Si la théorie des séries est apte à exprimer le mouvement
des choses, est cependant nécessaire, au préalable, un processus de redésignation
de ces mêmes choses visant à re-désigner le champ des concepts. C'est ce
qui fait qu'outre la complexité et la singularité de l'approche théorique comme
gestion des liens conceptuels, c'est la dénomination de la chose et son devenir
comme concept qui deviennent de même complexe. Effectivement, par une relecture du monde à partir de son prisme théorique propre, Fourier opère une
vaste entreprise de re-désignation et de re-nomination. Tout lecteur de Fourier
remarque comme une nouvelle évidence une prolifération de néologismes.
Dans son analyse de
Griffe au nez,
Simone Debout interroge ces jeux de
langage. Elle note l'apparition d'un régime de sens par-delà ce qui semblerait
absurde et montre la liaison entre les deux moteurs de la création: « l'apparente
cacophonie » révèle en fait le parallélisme merveilleux des deux profusions
intarissables de l'affect et de la langue. La primauté de l'affect, dans le saisissement
du monde, supplante celle du concept ; celui-ci devient second. Mais
par-delà ce qui pourrait passer pour un simple changement de paradigme, c'est
bien sûr la nature et la spécificité du langage qui est refondée. Suivant qu'il
s'origine dans l'affect ou dans le concept, sa nature — et avec elle, celle de la
théorie — s'inverse. C'est dans ce glissement que Fourier pose le passage
d'une philosophie de la raison à une philosophie des passions.
Appuyée sur des mots nouveaux, c'est-à-dire à la fois ressentis affectivement
et combinés dans une logique syntaxique, la langue de Fourier se développe
autour de points d'accroche au réel (les mots) souvent ré-inventés.
La pratique généralisée du néologisme, qui fit glisser la réception de Fourier
vers une pratique guère apte à contrer les velléités de la « scientifisation » du
monde que portait par exemple Marx, demeure néanmoins l'axe « fort » du fouriérisme.
Et sa pratique, qui mériterait d'être lue autrement que comme une pensée
faible, pourrait être rapprochée de ce que Bachelard posait comme poétique.
On pourrait y voir la tendance non encore développée et comme en friche, d'un
devoir premier, pour qui veut comprendre et modifier le monde, de rêver avant
de penser. La forte présence de l'enfance et de ses schèmes dans la construction
qu'élabore Fourier, doit être comprise en ce sens. L'enfant touche et rêve le
monde avant de pouvoir le penser. Et à partir des mots nés de ce contact retrouvé,
qui était celui de l'enfance, se bâtirait l'élaboration nouvelle et véridique.
Lire Fourier c'est alors nécessairement trébucher sur ces mots-là qu'aucun
dictionnaire ne recence réellement. L'idée de ce lexique, reprenant les fondements
de l'entreprise de Silberling, est d'isoler prioritairement ces mots
nouveaux. Faire naître un petit dictionnaire en même temps qu'une édition
numérique pourrait apparaître comme un moment étrange de résistance. En
effet, la pertinence du numérique ne réside-t-elle pas en cette possibilité offerte
aux lecteurs de pénétrer dans le texte par n'importe quelle entrée possible…
Rapportée à Fourier, cette nouvelle lecture permettrait ainsi de parcourir la
« cacographie » et la théorie inversée basée sur la passion, sous un angle qui tendrait à rechercher la cohérence et à se rapprocher de ce qui s'est imposé
comme modèle de l'explication des choses, du monde et des gens. Cependant,
se perdrait alors une singularité qui est celle du concept-affect. C'est ici que la
particularité fouriériste résiste : et le dictionnaire est une recension de ces
concepts affects qui sont autant de portes d'entrée dans la construction.
Le choix qui a présidé à son élaboration s'appuie à la fois sur le repérage
des néologismes et sur celui des thèmes devenus au cours des vingt dernières
années d'études fouriéristes, les indicateurs de pistes à parcourir
(4). C'est ainsi,
par exemple, que l'on trouvera les éléments pour un bestiaire fouriériste, à
partir duquel Fourier entreprend une théorie de l'analogie, mais aussi, le vocabulaire
ouvrant sur la logique des passions. En effet avec ces deux thèmes de
l'animalité et des passions, on repère la trame sur laquelle se tisse l'envers de
la raison, là où Fourier pose les germes de la nouvelle rationalité à élaborer,
puis à réaliser. On peut déceler dans l'ensemble du vocabulaire associé aux
passions, outre la présence de ce qui deviendra au XXe siècle le champ du désir
avec ses thématiques sexuelles, une visée anthropologique qui impose les
passions comme une ligne de force dans la lecture du réel. L'axe ouvert par le
bestiaire, quant à lui, dessine un contre-monde laissé à la nature, donc à
comprendre comme signe d'une pureté quasi originelle, où construire. Mais le
passage ne réside pas dans un mimétisme simple où il s'agirait de répéter
l'animal, mais dans l'élaboration d'une trame intermédiaire de type imaginaire
qui permettrait, un peu à l'image des mythes anciens, de donner les pistes de
nouvelles structures. Si l'on peut parler d'art fouriériste c'est dans le jeu entre
la trame du réel et la superposition de celle née de la recomposition imaginaire
de l'animalité, qu'il faut y trouver fondement.
Dans cette liste expérimentale qui fait se succéder les thèmes de la passion,
ceux de la construction envisagée (harmonie), ceux de la détresse à quoi l'on
condamne, ceux de l'animalité et des fleurs, l'ordre est « perturbé » par l'introduction
de ces notions de nature néologique qui en rendent étrange la litanie.
Il est vrai que ce qui s'énonce là c'est la trame d'un monde à construire, une
utopie dit-on, là où Fourier rechignait au terme. C'est peut-être alors dans un
autre angle qu'il nous faut porter la lumière de la compréhension. Dans cette
idée que développe Michel Foucault dans la préface des
Mots et les choses.
Partant de ce qui le faisait rire dans une succession, tout autant hétéroclite, proposée par Borges, il en arrive à opposer les utopies qui consolent aux hétérotopies
qui inquiètent. Il y a, note Foucault, dans cette opposition quelque
chose qui a à voir avec le langage : « Les utopies permettent les fables et les
discours : elles sont dans le droit fil du langage, dans la dimension fondamentale
de la
fabula ; les hétérotopies dessèchent le propos, arrêtent les mots sur
eux-mêmes, contestent, dès sa racine, toute possibilité de grammaire ; elles
dénouent les mythes et frappent de stérilité le lyrisme des phrases
(5). » Foucault
part de ces premières définitions pour parcourir ce rapport des mots et des
choses dans lequel se génère la modernité. Ramenée à Fourier la distinction
n'est pas sans résonance. Même s'il n'est pas sûr que la visée — ou du moins
l'outil — littéraire de Fourier soit bien à rapporter à ce qui se joue avec Borges,
et si on doit accepter et reconnaître une indéniable présence du lyrisme chez
Fourier au service d'un vouloir dire impérieux, il n'en demeure pas moins que
ces éléments sont bien à disjoindre de ce qui serait « le droit fil du langage »
dans lequel Foucault enferme l'utopie. L'écart est assumé qui touche l'objet,
son approche et sa compréhension. En quoi Fourier parle bien une autre langue,
articulée singulièrement pour un savoir autre. Il y a un effet de bascule du
langage qui s'appuie sur un double déplacement. À son départ, dans ce que
Fourier désigne comme « écart absolu » et à son aboutissement que Fourier
nomme « destinée ». Il s'agit, nous dit-il, de faire varier notre point de départ
du langage et son but. Entre ces deux points, si néanmoins les mots sont les
mêmes, l'emploi du néologisme, laisse poindre leur inévitable remplacement.
C'est dans cet entre-deux déplacements que la langue acquiert sa nouvelle
liberté et laisse apparaître son dépassement seul apte à dire le monde nouveau.
Ce n'est certes plus à proprement parler d'une utopie qu'il s'agit, mais peut-être
donc de quelque chose qui aurait à voir avec l'hétérotopie foucaldienne.
(...)
1. Edouard Silberling :
Le Dictionnaire de sociologie phalanstérienne, Genève-Paris, Slatkine Reprints,
1984.
2.
Cf. Friedrich Engels,
Dialectique de la nature, 1883.
3. Raymond Queneau,
Bords, Paris, Hermann, 1963, p. 47.
4. Cf. Les
Cahiers Charles Fourier, qui tentent de fédérer ces divers travaux, en proposant outre des contributions diverses une constante mise à jour de la bibliographie.
5. Michel Foucault :
Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 9. Le thème sera repris ultérieurement et développé pour devenir un concept qu'il appliquera notamment à l'architecture.
Cf. Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in
Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, p. 46-49.
Introduction à l'index – Explorer le corpus Fourier avec l'aide de l'informatique
Nicole Salzard, Philippe Schepens
(p. 17-19)
Contenu
Le lecteur trouvera effectivement ici un CD-rom. Il contient d'abord les grands
textes qui composent l'œuvre de Fourier, consultables au format PDF. Mais
nous avons aussi décidé d'implémenter ce corpus en plein texte, dans une interface
(1)
informatique nommée ICTeNA: « Interface de consultation de textes
numériques en vue de l'analyse. » Nicole Salzard et moi-même, nous développons
continûment cet outil depuis 2005 pour des travaux dits « d'analyse du
discours ».
Fonction : une aide à l'analyse du discours
Un discours, c'est-à-dire, non pas l'allocution isolée d'un homme politique,
mais une expression organisée, complexe, qui contient en soi une vision du
monde, ou qui se rattache à une vision du monde existante, à une idéologie
artistique, religieuse, politique, esthétique, économique, etc., en tout cas à une
construction idéologique de grande ampleur. Un discours peut être formulé à
partir de
voix multiples. Il peut être constitué de multiples textes. Il peut se
dérouler sur une
longue portée chronologique. Il peut s'exprimer à travers des
genres textuels très divers ou sur des
supports communicationnels très variés.
Et c'est précisément pour pouvoir prendre une intelligence de cette diversité et
des
insistances qui la composent, que ce logiciel a été pensé. Notre expérience
nous montre désormais qu'il se révèle être une aide précieuse.
En aucun cas il ne remplacera la lecture patiente, la connaissance érudite
faite « à l'œil et à la main », l'
évaluation de la qualité des messages interhumains qu'il porte ou qui le traversent. Et c'est justement la fonction des érudits que de
construire patiemment leur lecture d'une œuvre en établissant les mots-concepts,
les mots-affects, les figures de sens et jusqu'aux filtres nécessaires à l'établissement
d'un sens, d'une interprétation vivante d'une œuvre, d'un discours.
Le logiciel a une autre fonction générale : il met en évidence les éléments
structurants, et de manière aussi complète que dépourvue d'émotion ou d'oubli.
Il est incapable de hiérarchiser et de séparer les mots outils, par exemple, et les
mots-concepts. Mais lorsqu'on lui demande d'établir la liste et le décompte de
chaque mot (de chaque unité graphique, en réalité), il n'en oublie aucun
(2).
Lorsque nous lui demandons de rechercher tel ou tel mot ou séquence de mots,
il le trouve dans une immédiateté qu'aucune lecture à la main ne pourra jamais
imiter et avec une totale absence d'erreur. Lorsque nous prenons conscience
qu'un mot est « beaucoup » ou « rarement » employé, nous pouvons en être
étonnés. Nous pouvons alors demander au logiciel qu'il nous donne les cotextes
d'emploi, et là encore la fonction informatique construit des résultats de
manière à la fois quasi immédiate et complète.
Ainsi dans
La Fausse industrie, les deux premiers mots pleins les plus
employés sont « industrie » (547 occurrences) et « Dieu » (511 occurrences).
Ce fait ne dit encore rien, mais il met ces deux termes en relation et c'est une
amorce de recherche. On voudra alors savoir dans quels co-textes les
valeurs du concept fouriériste d'
industrie se déploie. Voici quelques résultats limités à
des co-occurrents : « industrie combinée », « industrie répugnante » « industrie
morcelée » sont mis en opposition avec « industrie attrayante », « industrie
combinée-attrayante », « industrie civilisée ». On pourra alors revenir à
l'argumentaire qui se développe autour de ces pivots. Ou parfois apprécier les
talents polémiques et l'ironie mordante du visionnaire : « La nouvelle police de
la presse rédime
leur honnête industrie de calomnie [c'est nous qui soulignons]
» dit Fourier. On apercevra alors que la vision d'un nouveau monde est
aussi une lutte, un combat, parfois exalté dans une tonalité épique. Poussée
suffisamment loin, l'étude permettra de comprendre et de construire ce que
Jacques Guilhaumou
(3) appelle un dictionnaire de concepts.
Louis Ucciani a parlé plus haut des éléments néologiques, c'est-à-dire
conceptuels qu'exige la projection d'un nouveau monde. Et il faut reconnaître à Fourier une incroyable capacité inventive dans ce domaine. Ainsi on trouvera,
si on décide de les chercher, non seulement les mots « prologue », « épilogue »,
« citralogue », « ultralogue », mais le logiciel dénichera aussi « exterlogue », où
qu'il se trouve, et non pas dans les titres de parties en l'occurrence, mais dans le
corps d'un texte. Et plus encore, on repérera aussi l'architecture verbale que
cette inventivité organise. En effet, ce logiciel est basé sur le fait de nommer et
de décrire chaque partie textuelle, (y compris en numérotant les paragraphes).
La qualité ou la complexité de cette description initiale, de ce codage informatique,
permet alors la recherche systématique sur les éléments de cette description.
À cet égard nous devons dire que la complexité compositionnelle de chaque
grand texte n'a pu être maîtrisée qu'en « traduisant » le vocabulaire utilisé par
Fourier par ce que nous avons appelé des « profondeurs ». Il fallait en effet
rendre compte de manière unitaire d'organisations éditoriales très diverses et
qui utilisaient les notions de « notice », « chapitre », « livre », « partie », « souspartie
», « article », « division » et « sous-division », « note », « section », etc.
Certains grands textes vont jusqu'à 5 niveaux de « profondeur », d'autres se
révèlent plus simples ou moins soumis à une énumération obsessionnelle. Quoi
qu'il en soit, le logiciel permet de les visualiser d'un seul coup d'œil.
Une aide pour construire des parcours interprétatifs
D'une manière générale, ce logiciel est une aide qui permet de tracer des
parcours de découverte dans un grand texte ou dans la totalité des textes, et en
ne perdant jamais les références des textes dans lesquels on navigue. Il ne
présente pas de module de recherche statistique
(4), mais il permet d'établir toute
sorte de décomptes exhaustifs, toutes sortes de constats à partir desquels réfléchir
et interpréter. L'ergonomie du logiciel est très simple à maîtriser, et le tutoriel
qui accompagne les instructions d'installation devrait permettre à chacun
de disposer rapidement des capacités qu'il offre. Nous espérons donc mettre
entre les mains de qui le veut une aide efficace pour alterner lectures linéaires
et lectures tabulaires.
1. Cette interface doit beaucoup aux travaux pionniers de Jean-Marie Viprey (professeur au laboratoire Centre Jacques Petit- ATST de l'université de Franche-Comté), et avec qui nous travaillons au jour le jour.
2. Pour autant que l'établissement initial du texte informatique soit lui-même pleinement correct, ce que nous n'oserions affirmer pour l'instant, malgré tous les efforts consentis en ce sens.
3.
Discours et événement, L'histoire langagière des concepts, PUF-C, 2006.
4. Cela pourrait venir dans un second temps éditorial avec l'aide de Jean-Marie Viprey, dont le travail fondateur a déjà été mentionné plus haut.