Pascal Beausse
Scénario de l'exposition Numéro trois
(extrait, p. 7-10)
L'exposition Numéro trois propose une actualisation des formes, idées et figures inventées par Jean-Luc Godard pour son film
Numéro deux (1975), en partant du motif de la superposition maison / usine qui fonde l'image originelle de ce film, sa scène primitive.
Le parcours de l'exposition invite ses spectateurs
à suivre une trajectoire toujours recommencée de la maison
à l'usine, dans une traversée de la ville, entre ces deux lieux
si éloignés et pourtant si proches, à travers les représentations contemporaines de la vie domestique, des territoires urbanisés, des gestes de l'amour et du travail.
Avec
Numéro deux, Jean-Luc Godard nous proposait
de « penser la maison en termes d'usine ». Aujourd'hui, si l'usine est toujours dans le paysage, elle est délocalisée, vidée de ses machines, sur lesquelles travaillent d'autres ouvriers, ailleurs, sur un autre continent, là où le marché a décidé de les transporter désassemblées dans des super cargos porte-conteneurs.
C'est ici que nous vivons : dans ces relations et interdépendances, d'un bout à l'autre de la planète.
Numéro trois, c'est Sandrine, la maman, personnage principal du film de Godard. Elle nous propose de voir l'incroyable, c'est-à-dire ce que l'on ne voit pas et ce que
l'on ne veut pas voir, ce qui souffre de multiples déficits
de représentation : la vie quotidienne, le travail domestique,
les rapports de force, le transfert de l'usine vers la maison,
les effets de domination engendrés par l'économie, la survie
des exclus de la société ou l'invisibilité des « sans », sans
papiers, sans travail, sans passeport, sans identité, sans visage,
sans maison…
Numéro trois, c'est une figure féminine
de la résistance. Elle nous invite toutes et tous à lutter contre l'aliénation.
ADRESSE AUX SPECTATEURS
Au début du film, après la présentation du dispositif par Godard, « machin » filmé parmi ses machines, de sa voix éraillée à l'accent méditerranéen, une voix d'ouvrière, la voix du peuple, celle
qu'on n'entend jamais ou qu'on ne veut pas écouter, Sandrine
dit ce monologue, qui peut être lu aussi comme un condensé
des enjeux de l'exposition Numéro trois :
— « Alors ce film qui s'appelle
Numéro deux, il montre ça : des choses incroyables, des choses de près, ordinaires. Ce qui fait chier et ce qui fait plaisir. Et où ça se passe, ça… Tu vois,
le plaisir, c'est pas simple, enfin je crois. Je crois que c'est l'angoisse le chômage, pas le plaisir. Et tu vois, quand il y a du plaisir à être au chômage, alors c'est le fascisme qui s'installe…
Numéro deux, c'est pas un film à gauche ou à droite, mais
un film devant ou derrière. Devant, il y a les enfants, et derrière il y a le gouvernement. Il y a les enfants de la patrie. La patrie, on apprend à l'école que c'est l'usine… Encore un film politique alors ? Non, c'est pas de la politique, c'est du cul. Non, c'est pas du cul, c'est de la politique. Bon mais alors, c'est du cul ou
c'est de la politique ?… Pourquoi tu demandes toujours ou bien
ou bien ? Ca peut être les deux ensemble des fois. Oui, des fois, mais quelles fois ? On dit toujours : “
Il y avait une fois.” Pourquoi on dit jamais : “
Il y avait deux fois” ?… Tu vois ce film justement, il s'appelle
Numéro deux. Et ça parle de quoi ? Parler, parler,
des fois on peut écouter, on peut regarder… Tu vois,
Numéro deux, c'est un film où tu peux regarder, regarder tranquillement. Regarder quoi ? Tu sais, il n'y a pas toujours besoin d'aller très loin. Il y a pas mal de choses à voir là où tu es… Par exemple,
ton sexe : tu l'as déjà regardé ? Tu as déjà montré aux autres
que tu le regardais ? Honnêtement, loin de la publicité et
des films d'aventure… Par exemple, est-ce que tu t'es jamais demandé si Papa c'était une usine ou un paysage ? Et maman, c'est un paysage ou une usine ? À mon avis, c'est une usine.
Je ne sais pas, peut-être une usine d'électricité. Ça charge
et ça décharge. Et ça fait mal. Alors on met de la musique. Mais pour quoi faire de la musique ? Pour voir l'incroyable. Et c'est quoi l'incroyable ? L'incroyable, c'est ce qu'on ne voit pas. »
NOTE D'INTENTION
— « Au début il y avait ça : un paysage et dedans
on a mis une usine.
— Au début il y avait ça : une usine et autour
on a mis le paysage. »
«
En voyant Numéro deux, lorsque j'ai entendu la réplique :
“À mon avis, Maman c'est un paysage, Papa c'est une usine”,
cela résumait pour moi un phénomène que j'essayais d'analyser : la disparition de la frontière entre ces deux univers que sont l'usine et la maison. Si la maison est une usine, si elle reste encore et toujours l'usine des travaux ménagers et si à cause
du chômage elle devient une usine à attendre le travail
ou à travailler pour trouver du travail, tout se mord la queue (1). » raconte
Allan Sekula.
Il n'y a pas de générique au commencement du film. Seulement des lettres électroniques, aux contours bleutés caractéristiques du banc-titre vidéo : « NUMERO DEUX / ESSAI TITRES ». Puis un montage d'images : plusieurs écrans sont filmés, annonçant le dispositif du film. De la vidéo filmée en cinéma. Des installations de téléviseurs disposés dans l'espace du studio — « l'usine » de Godard, patron et ouvrier —, diffusant les bandes-vidéo tournées avec les acteurs et cadrés en plan fixe par
la caméra 35 mm.
Numéro deux est le deuxième des trois « films-essais »
de la période grenobloise de Godard, entre Ici et ailleurs (1974) et
Comment ça va (1975). Après avoir mis « 45 ans à entrer
puis à sortir de Paris », Godard s'installe à Grenoble avec Anne-Marie Miéville. Après une période de travail collectif où l'identité
de l'auteur s'était retirée sous l'intitulé anonyme de Groupe
Dziga Vertov, en filiation politico-cinématographique, et après
le duo formé un temps avec
Jean-Pierre Gorin, vient le travail
en couple avec Anne-Marie Miéville.
Numéro deux est un film écrit par un homme et une femme, réalisé par l'homme et produit par la femme.
Dans la filmographie de Godard, cette période grenobloise est particulièrement importante. Elle fait suite aux Ciné-Tracts du printemps 68, à l'action militante post-68, aux films politiques de 1969 à 1972. En 1973, il crée Sonimage avec
Anne-Marie Miéville : c'est un atelier plutôt qu'une usine, pensé pour une activité expérimentale. Godard cherche les moyens
de lutter contre la communication, qui semble avoir gagné la partie : «
La télévision a gagné le combat des images. » Il s'équipe en matériel vidéo afin de repenser ses modalités de travail.
C'est sa période vidéo, de 1975 à 1980, durant laquelle il va réaliser deux séries d'émissions pour la télévision :
6 fois 2 /
Sur et sous la communication, 1976, et
France tour détour deux enfants, 1977-78. Godard fait de la programmation. «
Je te parle de toi, de ton programme. »
(...)
1 Voir mon article « Réalisme critique – Entretien avec
Allan Sekula »,
Art Press, n° 240, novembre 1998.