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Ma colère est exactement là. Ceux qui passent le test sont une chance pour remonter un peu votre [les médecins] niveau et vous ne vous en
saisissez absolument pas, au contraire, vous voulez nous quiconquiser comme d'habitude. Et ce faisant, non seulement vous ne nous guérissez
pas, mais vous aggravez notre situation. Vous la rendez encore plus déprimante qu'elle ne l'est parce que vous bouchez les issues, vous
aplatissez nos futurs : vous nous confectionnez un devenir huntingtonien plat, médiocre, handicapé, insensé, sans surprise, qui n'est défini nulle
part ailleurs que par vous, sans même concevoir qu'il soit possible d'être huntingtonien en échappant totalement au modèle que vous avez mis en
place, en étant résolument non conforme à votre définition. Il ne vous vient jamais à l'esprit que vous ne nous possédez pas, que nous pouvons
être autre chose que vos créatures. Et comment le pourriez-vous : votre puissance à transformer des humains en des créatures médicalement
conformes, en des êtres dont les tenants et les aboutissants ne sont définis que par vous-mêmes, cette puissance-là est telle qu'il est
extraordinairement difficile voire impossible, une fois pris dans sa machinerie, de s'en dégager et de s'en défendre. La plupart du temps, quand
on est malade, on est doublement coincé : par la maladie et par la médecine. Qu'un malade commence à contester la manière dont il est pris en
charge et il sentira sa douleur et son isolement. Au mieux on lui rétorquera qu'il est agressif parce qu'en tant que malade, il se sent victime d'une
injustice et qu'il n'existe nulle autre endroit où adresser sa colère – au pire s'il est fumeur et qu'il a tendance à boire un coup de temps à autres,
on lui signifiera que ce qui lui arrive est de toutes façons sa faute. Comment oser contester ceux qui ont le pouvoir de nous guérir ? Ce rapport de
pouvoir qui coud la bouche à la contestation est profondément malsain. J'ai de la chance : la médecine ne peut rien pour moi, c'est pourquoi je
suis totalement libre de la critiquer.
(...)
Il n'y a donc pas d'objectif à atteindre, pas d'œuvre qui serait prédéterminée par exemple, mais il y a une espèce d'expédition à accomplir,
dont le trajet n'est pas connu à l'avance. En nous débarrassant de l'objectif à atteindre, nous nous délestons de cette même panique qui est celle
du porteur de la maladie de Huntington qui a passé le test pré-symptomatique, et auquel on ne cesse de pointer la maladie comme la fin, le bout,
la désormais incontournable destination à atteindre dans sa vie. Or tout change si nous cessons d'être seulement capturés par l'attraction
effrayante de cette espèce de planète lointaine et menaçante que la médecine ne cesse de nous pointer du doigt, bien au delà d'où nous sommes
aujourd'hui, l'érigeant comme un système solaire dont le noyau serait une étoile fatale, un soleil de mort. Tout change si on se met au contraire à
regarder à nos pieds, tout autour de nous, juste derrière, juste devant : si on se met à observer la manière dont nous sommes en réalité déjà en
contact avec cette chose. Tout change si on considère que ce qui est en train de se passer, c'est déjà du contact avec elle, autrement dit : c'est déjà
de l'événement.
(...)
Dingdingdong est une œuvre encyclopédique qui a pour sujet non pas la maladie de Huntington mais la rencontre avec une maladie
génétique que nous préférons considérer comme neuroévolutive, plutôt que comme neurodégénérative, considérée comme une planète
mystérieuse qui possède déjà certains d'entre nous. Les chercheurs impliqués dans ce collectif, qu'ils soient porteurs, malades, médecins,
philosophes, sociologues, artistes, écrivains, s'engagent chacun à apporter leur savoir-faire pour expérimenter des manières d'appréhender
fièrement une expérience dont les malades sont les éclaireurs et qui nous concerne tous potentiellement : vivre avec une maladie génétiquement
annoncée.