Repères
(extrait, p. 11-12)
On se prendrait à confondre le cinéma avec une bête en voie d'extinction : « Vous vous éteignez, baleines, comme de grosses lampes, et si vous n'êtes plus là pour nous éclairer, vous et les autres bêtes, croyez-vous que nous y verrons dans le noir ? » Cette phrase est tirée d'un film de Mario Ruspoli et Chris Marker, produit par Argos en 1972
(1). L'époque actuelle du cinéma, c'est l'aboutissement d'une culture des images et sa dissolution dans les ambiances sonores, les interférences médiatiques, les flux informatiques et écraniques. Le cinéma de Marker le prévoyait déjà, alors qu'il tendait à la fois vers l'utopie de ses premières inventions et les avenues fantomales de sa disparition. « Le cinéma est une idée du XIXe siècle qui a mis un siècle à se réaliser et à disparaître » affirmait Godard
(2).
Avec la fin redoutée du cinéma ne vient pas la fin des images du cinéma. C'est à travers la disponibilité et la conflictualité des images, leurs rivalités matérielle et formelle (des images mentales aux images de synthèse, en passant par la peinture, la sculpture, l'ekphrasis, la photographie et, bien sûr, toutes les images du cinéma) que se dessine, au contraire, l'imagination de l'image. Que le cinéma semble s'épuiser ou se dissoudre dans la virtualité numérique n'efface pas une trace indélébile, bien que contradictoire : après lui, l'image n'est plus la même, vouée à en porter le souvenir et la disparition. Toute mort exige un retour. Toute invention se pare, avec le temps, d'une patine qu'il est aisé de confondre avec de nouveaux destins. À Buenos Aires, en 1929, parlant de son époque, Benjamin Fondane se réjouit qu'elle ait vu naître le cinéma après s'être « ensanglanté les mains à tuer bien des choses : la culture, une certaine idée de l'homme ». Puis il précise : « le cinéma nous a délivrés de tout un monde enfantin refoulé violemment en nous
(3) ».
Chris Marker a toujours fait du cinéma dans l'espace ouvert par sa dissolution possible, depuis l'horizon de sa fin qui est aussi celui des disponibilités nouvelles aux images, dans l'esprit d'une convivialité et d'une hospitalité propre à leur accueil et à leurs mutations. Les images ont alors cette épaisseur et cette chaleur, nous tenant compagnie. Marker en invente même le compagnonnage, au sens fort, engagé mais ironique, des « compagnons de route », mais aussi au sens primaire d'un partage de l'expérience et d'une appartenance à une pratique commune. Nous accompagnons les images à travers l'expiration de leurs formes, des modes et des fantasmagories, tandis qu'elles nous accompagnent entre deux rives, de la naissance à la mort ¾ au sens plus nuancé du symbolique. Elles sont alors toujours images du temps, même quand elles sont immobiles (ou surtout quand elles le sont). Elles traversent la matière et s'y butent pourtant, tels des spectres pris au jeu d'un appareillage qu'ils ne maîtrisent pas.
L'essai proposé ici se prend au jeu de la compagnie des images. Il propose l'invention d'un aller-retour sur Chris Marker. Nous sommes à bord d'un train : les images défilent au rythme de la machine ; elles évoquent d'autres images, des pensées et des souvenirs. Disons, par utopisme, que l'on dispose à volonté de toutes les images de Marker et de leurs commentaires – chose apparemment utopique tant le cinéaste lui-même a contribué à la difficulté de les rassembler. Le compartiment est une salle de projection, là où le défilement du paysage croise une œuvre aussi singulière que nécessaire. Le trajet se découpe en deux temps. Le voyage est éternel.
(...)
1
Vive la baleine, réalisation de Mario Ruspoli et Chris Marker (Argos, 1972).
2
Jean-Luc Godard, reprenant ses propos tenus dans
Histoire(s) du cinéma, in
Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, Dialogue avec Y. Ishaghpour, Paris, Farrago, 2000, p. 85-86.
3 Benjamin Fondane, « Présentation de films purs», in
Écrits pour le cinéma, Paris, Verdier Poche, 2007, p. 63 et 70.