les presses du réel

Penser l'imageVolume 2 – Anthropologies du visuel

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Anthropologiser le visuel ?
Emmanuel Alloa
(extraits, p. 5-9 / 32-41)


Ramener l'absent ou faire apparaître le présent.
Les deux sens de la représentation


La naissance de la peinture, nous dit Pline l'Ancien, fut le résultat d'un acte de désespoir. La fille de Butade, potier de Sycione, apprenant que son jeune amant partirait en guerre le lendemain, découvrit inopinément la façon d'en conserver indéfiniment le souvenir, dusse-t-il même ne jamais rentrer du front. Au cœur de la nuit, dans la chambre que n'éclaire qu'à peine la faible lueur d'une lampe à huile, la jeune femme parcourt une dernière fois de ses mains le visage de l'être aimé, avant de découvrir que sur le mur de pierre, derrière eux, se détache, reconnaissable entre tous, le contour distinctif de ce même visage qu'elle vient de palper. Au jeune homme sur l'escabeau, la fille du potier de Sycione demande de ne plus bouger. Ramenant vers elle la lampe à huile de la main gauche, elle fait de l'index de sa main droite une fois le tour de l'ornière de la lampe, et commence à tracer, de son doigt noirci par la suie, le contour de cette ombre qui se dessine, tremblante, sur la surface du mur. une fois la tâche accomplie, elle libère le jeune homme de sa pose figée. un instant plus tard, il se décollera du mur, demain, à l'aube, il quittera la ville: rien ne permet de présager son retour, mais son profil restera comme une évocation ineffaçable. Et si ce fragile tracé de suie risque à son tour d'être emporté par le temps, alors peut-être que la jeune femme demandera à Butade, son père, de façonner de son argile une effigie en majesté.
La légende de Butade que Pline l'Ancien relate dans son Histoire naturelle (2), est célèbre et elle a inspiré une longue série de tableaux, dont au XVIIIe siècle celui du peintre brugeois Joseph-Benoît Suvée. L'art de la représentation – l'art de faire apparaître des images artificielles – se démarque de l'image naturelle comme celle qui se forme spontanément dans les plans d'eau ou par un jeu d'ombres portées. Là où l'image naturelle n'apparaît qu'en présence de ce qu'elle montre (pas d'apparition dans un miroir s'il n'y a pas quelqu'un ou quelque chose qui se tient devant le miroir), l'image artificielle fait apparaître en absence : c'est pour ainsi dire par contumace qu'elle fait comparaître son sujet et qu'elle le soumet au jugement du regard. La représentation met sous les yeux ce qui se soustrait à la présence, à l'horizon immédiat des présents, puisqu'elle ne somme à comparaître que les absents. C'est en tout cas le premier sens – et le plus célèbre – du mot « représentation » : nul besoin de représentation si les présents peuvent parler en personne, la représentation intervient in absentia, à défaut de présence, par substitution ou vicariat: le préfixe re- dans la représentation indique alors que l'on remédie à un manque, qu'on pallie un défaut.
Mais si la représentation est donc, selon cette première signification, une substitution, elle est aussi un acte: faire paraître les absents, c'est les faire réapparaître, faire ressurgir les disparus. Et bien qu'il ne s'agisse que des représentations, des choses secondes donc, elles ont pourtant un effet de réel parfois troublant, comme si la représentation était par moments plus vraie que nature, plus réelle que ce réel qu'elle prétend remplacer. Leon Battista Alberti évoque cet effet de mise en présence dans le second livre de son traité De la peinture, quand il dit de la peinture qu'elle a « en elle une force tout à fait divine qui lui permet de rendre présents, comme on le dit de l'amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants (3) ». Deux siècles et demi plus tard, dans son Dictionnaire universel de 1690, Antoine Furetière écrit à l'entrée « représentation » que celle-ci consiste dans une « Image qui nous remet en idée et en mémoire les objets absents (4) » et confirme ainsi ce premier sens, le plus célèbre, du terme. Récapitulons: représenter, ce serait nous mettre en présence d'une absence, la faire revenir, la re-présenter. Le préfixe « re- » renvoie donc ici à une fonction de substitution et de remédiation.
Il est intéressant de remarquer toutefois que Furetière ne se contente pas d'énoncer ce premier sens. Il en compte un second, tout aussi important, mais auquel on n'a peut-être pas encore prêté suffisamment attention. Représentation, poursuit Furetière, se dit « de l'exhibition de quelque chose […] Quand on fait le procès à un accusé, on lui fait la représentation des armes dont il s'est trouvé saisi, du corps même de l'assassiné ». Représenter, conclut Furetière, peut donc aussi vouloir dire « comparoir en personne et exhiber les choses (5) ».
La représentation ne fait donc pas ici office de substitution, bien au contraire: elle fait apparaître au grand jour ce qui était déjà bien présent. Elle ne représente pas l'absent, mais présentifie un présent pourtant déjà au rendez-vous. Si bien que le préfixe « re- » prend un nouveau sens: il est un préfixe non pas de substitution, mais de réduplication, comme disent les grammairiens, ou encore un préfixe fréquentatif, qui en augmente la fréquence et accroît son degré (comme on parlerait de « réitération », de « redéploiement » ou de « ressassement »). Autrement dit, et si l'on s'en tient à cette seconde définition, il y aurait bien un autre pan, trop vite oublié, dans la sémantique de la représentation, une forme de représentation qui ne fait pas œuvre de suppléance, mais d'intensification. Représenter, ce serait donc – dans un second sens – faire ressortir ce qui est déjà là, faire apparaître ce qui est déjà présent, à l'état latent.
Les Histoires naturelles de Pline l'Ancien, qui pourtant regorgent de légendes, ne mentionnent pas cette seconde naissance – fréquentative – de la peinture. une naissance qui est elle aussi affaire de cernes, mais qui, dans ses modalités concrètes, se distingue à tous égards de la légende de Butade, le potier de Sycione, et de sa fille. Elle suppose de remonter plus loin encore dans le temps, avant toute histoire écrite, et renvoie à ce que l'on considère communément relever du domaine de l'anthropologie.

(...)

Les textes

Le premier des textes rassemblés dans Penser l'image II. Anthropologies du visuel est issu d'un corpus encore largement inconnu en français, celui des essais dédiés par Vilém Flusser aux images techniques. Né en 1920 à Prague, exilé en Angleterre en 1939 en raison de ses origines juives, Flusser est un intellectuel atypique qui naviguera entre les mondes, faisant du Brésil sa terre d'accueil, même s'il écrira aussi bien des ouvrages en brésilien qu'en allemand, en anglais et en français. Avec sa disparition en 1991 lors d'un accident de voiture à la frontière tchéco-allemande, il nous lègue un vaste ensemble de textes et de manuscrits qui sont aujourd'hui édités dans le cadre des œuvres complètes, préparées sous la responsabilité des Archives Flusser à Berlin. Si dans le champ théorique allemand, Flusser représente aujourd'hui l'une des figures incontournables des media studies et que sa pensée est de plus en plus présente dans le monde anglophone, il est paradoxal qu'en France, où Flusser s'était pourtant installé à la fin de sa vie, on ne commence qu'à peine à découvrir sa pensée. Quelques traductions récentes ont heureusement permis de mesurer l'ampleur du projet de la communicologie philosophique de Flusser qui, au-delà de l'analyse de phénomènes singuliers comme la photographie ou les gestes, pour lesquels il était surtout connu jusque-là, correspond bien à une anthropologie des techniques. une place primordiale revient d'ailleurs à l'image, comme en témoigne la grande synthèse qu'est La civilisation des médias (50). Le texte que nous présentons ici grâce à la générosité d'Edith Flusser et du directeur des Archives Flusser, Siegfried Zielinski, est issu de réflexions que Flusser menait à la fin des années 1980 sur l'émergence de ce qu'il appelait le « techno-imaginaire ». (De ce manuscrit inédit en français dont nous proposons ici une première traduction, une version légèrement modifiée est parue en allemand en 1990, mais d'autres versions sont également conservées aux Archives (51).)
Parmi tous les auteurs liés à la mouvance de l'anthropologie philosophique dont Flusser hérite à sa manière, celui qui a sans doute poussé le plus loin l'idée d'une centralité de l'image dans le processus d'hominisation reste Hans Jonas. Dans son essai séminal sur l'Homo pictor de 1961, Jonas considère que, par-delà le simple intérêt porté aux apparences et à la visibilité en général, c'est la fabrication de visibilités artificielles qui marque une étape décisive dans le passage vers l'humain. À tort, la connaissance de cet essai est lontemps demeurée cantonnée aux historiens de l'anthropologie philosophique voire aux philosophes de la biologie (une traduction de la version anglaise était paru dans Le phénomène de la vie (52)). Avec cette nouvelle traduction, basée sur la version allemande et rendue possible grâce à l'aimable soutien de John Jonas et Gabrielle Jonas-Bloom (qu'ils en soient ici remerciés), il s'agissait de mettre à disposition des chercheurs sur l'image l'une des suggestions les plus singulières pour fonder une anthropologie de l'image. Jonas propose en effet ce que le monde anglo-saxon appelle le thought-experiment : Supposons que des explorateurs intersidéraux atterrissent sur une planète lointaine pour vérifier si, parmi les êtres qui y vivent, on trouve des traces de vie humaine. Le critère de distinction le plus simple, dit Jonas, n'est ni l'existence du « langage » (avec la philosophie contemporaine, la portée de ce mot est devenu incertaine) ni l'usage d'outils (il suffit de penser aux débats actuels sur les instruments utilisés dans le monde animal, chez les grands singes notamment), mais bien la production d'images. Toute image est elliptique, dit Jonas, puisqu'elle omet plus qu'elle ne montre ; mais dans le rapport qu'elle engage avec son manque constitutif, elle pose la question de l'abstraction, c'est-à-dire la question de l'arrachement vis-à-vis du donné et la création d'espaces inédits pour l'esprit.
Si le texte de Jonas inaugure l'anthropologie de l'image à partir d'un voyage virtuel, un autre texte fondateur de la discipline part quant à lui d'un voyage bien réel. « C'est un vieux livre à feuilleter : Athènesoraibi, tous des cousins. » L'épigraphe choisi par Aby Warburg pour sa conférence de 1923, Le rituel du serpent, texte fondateur de l'anthropologie visuelle, ne voile pas son inspiration goethéenne: en revenant sur son expérience à oraibi, au pays des Indiens hopi du nouveau-mexique où il avait séjourné lors d'un voyage en 1895-1896, Warburg souligne la question du lien entre les lieux et les cultures. un lien basé non pas tant sur les lois de causalité que sur des lois formelles; un rapport de parenté institué non pas tant par généalogie que par la reconnaissance d'une proximité morphologique. Dans Le regard pontife. L'histoire des images à l'épreuve de la morphologie, le philosophe Andrea Pinotti propose une interprétation de la méthode de Warburg, à l'aune de ce qu'il appelle le « regard pontife », autrement dit : un regard capable de jeter des ponts entre des phénomènes apparemment incommensurables. « Je ne voyais pas le lien » avouera plus tard son élève Fritz Saxl, pourtant l'un des plus proches collaborateurs de la bibliothèque Warburg, comme pour bien marquer à quel point cette méthode warburgienne ne saurait être formalisée, mais ne peut se pratiquer que face aux objets. Pour Pinotti, l'anthropologie visuelle de Warburg doit être réinsérée dans le droit fil d'une pensée morphologique dont la force consiste à parvenir à articuler à la fois une pensée de la forme et une pensée du devenir, une pensée du semblable et une pensée de la déformation. Apprendre à voir – et à faire ressortir – le lien entre une ménade dionysiaque et une magdalena chrétienne, un gentleman étendu sur l'herbe engagé dans un déjeuner avec un ancien dieu fluvial, une nymphe de Ghirlandaio et une joueuse de golf, c'est accepter que l'intelligence reste toujours (au sens étymologique du mot inter-legere) une affaire de liens, aussi risqués et précaires soient-ils.
Dans son texte Le masque de Warburg, l'historien des images David Freedberg revient lui aussi sur la conférence Le Rituel du serpent, en la passant cette fois au crible d'une lecture critique. Si, comme l'affirme Warburg dans la conférence, la rencontre avec les Hopis du nouveau-mexique lui permit de résoudre certains problèmes qui se posaient à lui au sujet de la résurgence du primitivisme à l'époque de le Renaissance italienne, il ne s'agit pas tant d'une rencontre, soutient Freedberg, que d'une projection de ses obsessions personnelles. Hanté par sa quête des cultures primitives et aveugle au conflit social dont le village d'oraibi était le théâtre, Warburg s'était assuré les services du missionnaire mennonite H.C. Voth qui, comme le raconteront les Indiens après l'abandon d'oraibi, avait dépossédé les Indiens d'une bonne partie de leurs objets rituels pour en faire commerce. Si Warburg n'a pas contribué directement à ces spoliations, que le révérend Voth justifiait en invoquant le combat contre des attitudes idolâtres, les photos le montrant à oraibi témoignent d'une attitude pour le moins troublante. Sur deux célèbres clichés, on le voit vêtu à l'occidentale, souriant à côté d'Indiens semi-nus ou bien posant avec un masque katcina trônant sur le haut de la tête. Pour Freedberg, Warburg banalise les mystères hopi ; il leur retire leurs secrets et les réduit, dans un instant de frivolité, à un exotisme haut en couleurs. La relecture critique du Rituel du serpent ne se limite pourtant pas à dénoncer l'attitude colonialiste ; elle propose une interprétation psychologique du fameux cliché. Warburg qui aura passé une vie à étudier le pouvoir de fascination – parfois mortifère – des images n'aura pas osé revêtir à son tour le masque katcina, car qui endosse un masque s'expose au risque de la perte de soi. Selon Freedberg, c'est dans ce risque que réside d'ailleurs le véritable péril des images.
Avec La double vie des images. Quelques réflexions sur l'intentionnalité déléguée, l'anthropologue Philippe Descola poursuit sa réflexion sur l'anthropologie de la figuration. Pour l'exposition La Fabrique des images dont il était le commissaire en 2010-2011, Descola avait déjà appliqué sa théorie anthropologique déployée dans Par-delà nature et culture (2005) aux objets visuels. Pour Descola, qui réactualise ainsi l'approche structuraliste de son maître Lévi-Strauss, les diverses manières (individuelles et collectives) d'organiser l'expérience du monde peuvent être ramenées à quatre schèmes ontologiques fondamentaux : l'animisme (la plupart des existants sont réputés avoir une intériorité semblable tout en se distinguant par leurs corps) ; le naturalisme (les humains sont seuls à posséder le privilège de l'intériorité tout en se rattachant au continuum des nonhumains par leurs caractéristiques matérielles) ; le totémisme (à l'intérieur d'une même classe, les humains et non-humains partagent les mêmes propriétés physiques et morales) ; l'analogisme (tous les éléments du monde se différencient les uns des autres sur le plan ontologique, raison pour laquelle il convient de trouver entre eux des correspondances stables). À toute image du monde, ses types de représentation, à chaque ontologie, son iconologie (53). En s'appuyant sur ce parti pris théorique, Descola engage un débat avec l'une des plus influentes propositions théoriques pour penser l'anthropologie visuelle : Art and Agency (fr. L'art et ses agents) d'Alfred Gell. Pour Descola, cet ouvrage repose sur un malentendu: Gell ne fournit pas une théorie du pouvoir des objets artistiques, dès lors que considérer que l'œuvre d'art serait un agent délégué ayant des effets sur le monde ne suffit pas à la définir dans la mesure où cela s'applique à de nombreux objets dont il est difficile d'affirmer qu'ils ont un rapport, même indirect, avec l'art. En revanche, Gell donne une excellente description de ce que Descola appelle le rapport animique au monde. Reste à se demander comment penser les autres modalités de figuration, et notamment l'intentionnalité déléguée qui relève d'une vision analogisante du monde.
Dans son article Mémoire-récit et image-mémoire. Sur la représentation des Blancs dans la tradition chamanique Kuna, l'anthropologue Carlo Severi s'interroge sur les raisons pour lesquelles les recherches sur l'anthropologie de la mémoire font tant de place au récit verbal, mais si peu cas du rôle fondateur des images. Severi fait l'hypothèse que cette marginalisation dérive d'une idée commune selon laquelle les images n'ont pas la capacité d'exprimer la négation, un trait justement déterminant du langage verbal. Sans négation, impossible de raconter un récit complexe. Pour Severi, une telle vision revient à concevoir la négation de manière trop linéaire et réglée: qu'en est-il de la négativité qui rend compte des événements violents ou traumatiques ? Par le biais d'une étude de cas – l'apparition relativement récente de nouvelles formes de figuration dans la tradition chamanique des indiens Kuna de Panama –, la question de la fabrique de la mémoire est engagée de manière différente. Selon Severi, si l'image n'est pas en mesure d'exprimer la négation de la même façon qu'une proposition linguistique, elle peut en revanche représenter efficacement la coexistence d'éléments contradictoires. Là où le récit verbal met en scène une opposition inconciliable entre Blancs et Indiens, les artefacts visuels témoignent d'une conscience étonnante qu'à la suite de l'histoire coloniale, l'identité Kuna n'existe plus à l'état pur. Dans les statuettes nuchugana, où l'homme blanc a déjà pénétré dans la cosmologie indienne, se traduit un constat difficile à admettre à voix haute par les protagonistes: au sein du contact entre cultures antagonistes, conflit et contagion peuvent coexister. Selon Severi, il n'y a que l'image qui peut rendre compte de ce paradoxe et accommoder des contradictions auquel le langage se refuse.
Dans son texte Le pouvoir des images. Pour une théorie de l'agir iconique en Égypte Ancienne, Jan Assmann propose tout à la fois une introduction aux différentes modalités de la figuration en Égypte ancienne et l'esquisse d'une théorie de l'« agir iconique ». Spécialiste mondialement reconnu des civilisations anciennes (dont on a commencé que depuis peu à traduire les ouvrages), Assmann suggère d'appliquer la théorie des « actes de langage » à une analyse des actes performatifs des images. D'après Assmann, le monde égyptien connaît deux grands types d'images : les images monumentales et les images magiques. Tandis que les images monumentales ont souvent fait l'objet d'analyses, soulignant notamment leur fonction pour l'assise du pouvoir et la construction de la mémoire, l'autre grand type d'images – les images magiques – n'a pas été suffisamment étudié, sans doute en vertu de leur caractère éphémère (elles ne sont pas destinées à survivre l'acte rituel de leur usage). En empruntant à la fois à la philosophie des « actes de langage » (speech act theory) de John L. Austin et à l'analyse des « cadres de l'expérience » (frame analysis) du sociologue Erving Goffmann, Assmann ébauche les grands traits d'une théorie de l'agir iconique dont il souligne la forte dépendance à l'égard des cadres symboliques. Réalisés dans les conditions requises, les rituels magiques mettant en jeu les images n'ont pas qu'une fonction représentative: ils manifestent également une puissance performative qui fait apparaître la réalité divine sous des formes sensibles. Tout obsédé qu'il est par la durée et la survie, le monde égyptien fait justement place à l'éphémère lorsqu'il s'agit de permettre le salut.
À sa façon, Bruno Latour propose également une théorie performative des images, sous le terme d'une « agentivité » des artefacts. Dans Les vues de l'esprit, le philosophe et sociologue des sciences veut en finir avec ces « grands partages » qui régissent d'après lui l'organisation scientifique du monde (pensée sauvage/pensée domestiquée, moderne/prémoderne, naturel/construit, sujet vivant/objet inanimé etc.). D'après Latour, l'absurdité de ces partages, sur lesquels les sciences modernes fondent leur assurance hautaine, devient particulièrement flagrant quand on procède à une ethnologie des laboratoires et des pratiques de recherche : le préjugé voulant que le scientifique « pense » tandis que le gratte-papier ne « fait rien » s'effondre tout de suite, quand on voit à quel point la recherche se fait en réseau et suppose de se matérialiser constamment en d'innombrables inscriptions et visualisations. Ce sont précisément ces visualisations qui sont au cœur de l'article de Latour : le trope de la « vision mentale » suggère à tort que c'est avec les yeux de l'esprit que l'on regarde. or il n'y a pas de vision mentale à l'état pur. Les chercheurs qui regardent leurs objets lointains restent aveugles : s'ils voient, ce n'est qu'à travers le prisme de certaines structures et d'appareillages. Certes, l'idée que l'on ne voit jamais le monde à l'œil nu, mais que ce regard est toujours « habillé » n'est pas nouvelle. mais là où la critique de l'idéologie ou l'histoire des sciences classique ne voyaient que l'effet de conditionnements mentaux et culturels, Latour insiste sur les infrastructures matérielles du savoir. La thèse de Latour est que la « vision » scientifique n'est pas à chercher dans quelques méandres occultes de l'esprit, mais que celle-ci se matérialise dans des objets visuels qui produisent véritablement du savoir et imposent à leur tour certaines contraintes au savoir présenté. Face à la complexité des objets tridimensionnels, les scientifiques procèdent invariablement à un aplatissement, pour produire ce que Latour appelle des « mobiles immuables »: des « vues » qui peuvent être communiquées, tout en restant identiques à elles-mêmes.
James Elkins
s'attaque, lui aussi, à un certain nombre de partages qu'il considère néfastes, au sein des études visuelles contemporaines cette fois. Pour l'historien de l'art et théoricien des visual studies, l'organisation de ces dernières continue encore trop souvent de refléter les manières de penser d'une tradition occidentale dont elle prétend pourtant s'être affranchie. Bien souvent, la perspective « mondialiste » reste un « occidentalisme » qui ne dit pas son nom, dès lors qu'elle applique à des objets provenant d'autres époques et d'autres cultures des catégories issues du régime moderne de l'art. Dans Désoccidentaliser les études visuelles. Sur quelques concepts d'images en Inde, Perse et Chine, Elkins propose quelques décalages stratégiques. Tout d'abord, il s'agit de faire place aux fonctions multiples que les différentes traditions ont bien voulu attribuer aux images ; ensuite, il faut élargir la notion d'image, de sorte que celle-ci ne soit plus à l'opposé de l'écriture. (De fait, dans de nombreuses cultures, c'est un seul et même mot qui est utilisé pour se référer indistinctement à l'image ou à l'écriture, comme en témoigne le mot graphein en grec). Enfin, affirme Elkins, en tant que formes d'organisation intelligibles, les images entretiennent des rapports étroits avec la notation et les nombres (ici encore, le gramma grec en témoigne). Sans verser dans une méta-théorie qui accommoderait prétendument toutes les différences (tout en répétant bien évidemment le geste colonialiste), il s'agirait plutôt d'explorer d'autres traditions de l'image où les partages entre les domaines du sens ne correspondent plus aux découpages ontologiques de l'occident. Dans le cadre d'un tel travail, il y a également des corpus de textes à (re)découvrir et à traduire, qu'il s'agisse de certaines notions développées dans le cadre des traités sur la peinture en Chine, d'une esthétique de la calligraphie en Perse ou d'une étrange concomitance entre l'activité de l'esprit et de celle du peintre, dans la tradition bouddhique de l'Inde.


2 Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXV, § 152. La peinture, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 133.
3 Leon Battista Alberti, De la peinture, trad. Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 131.
4 Antoine Furetière, « Représentation », dans Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, 2de édition, La Haye/Rotterdam, A. & R. Leers, 1702, s.p.
5 Ibidem.
50 Vilém Flusser, La civilisation des médias, Paris, Circé, 2006.
51 Vilém Flusser, « Eine neue Einbildungskraft » Bildlichkeit, s.l.d. Volker Bohn, Francfort-sur-le-main, Suhrkamp, 1990. Plusieurs versions anglaises existent, la revue américaine Artforum ayant commandé une série d'articles à ce sujet entre 1988 et 1990. Les archives conservent même le manuscrit d'une conférence prononcée en français (« Des chiffres. Vers une nouvelle imagination »).
52 Hans Jonas, « La production d'image et la liberté humaine », Le phénomène de la vie. Vers une philosophie biologique [orig. The Phenomenon of Life, 1966], trad. Danielle Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 167-182. Dans The Phenomenon of Life, Jonas avait repris un certain nombre d'articles précédemment publiés, dont celui paru sous le titre « Homo pictor and the Differentia of man », Social Research 29, n° 2 (été 1962), p. 201–20, 212. Ce texte avait été d'abord rédigé en anglais, ensuite l'auteur s'était auto-traduit en allemand, mais la version allemande paraît en premier (« Homo Pictor und die Differentia des menschen » Zeitschrift für philosophische Forschung vol. 15, n° 2 (avril-juin 1961), p. 161-176). C'est cette version allemande qui a fait l'objet d'une reprise dans le volume Zwischen nichts und Ewigkeit (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1987), dont Sylvie Courtine-Denamy avait déjà proposé une première traduction (Jonas, « Homo Pictor ou la différence de l'homme », in Entre le néant et l'éternité, traduction, préface et notes de Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Belin, 1996, p. 175- 197).
53 Philippe Descola, « La fabrique des images », Anthropologie et sociétés, volume 30.3, 2006, p. 168-69.


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