Le prestige
Marc-Olivier Wahler
s'entretient avec Émile Soulier
(extrait, p. 5-7)
Émile Soulier —
Comment le « prestige » s'est-il imposé comme
idée centrale pour ce dernier opus de la série Du yodel à la
physique quantique…
?
Marc-Olivier Wahler — Cette idée résulte du développement de
mon programme au Palais de Tokyo. Sans que je le veuille nécessairement,
ce développement possède quelque chose d'organique
dans son processus de génération. Dans le cadre de mes
premières expositions au Palais de Tokyo, j'ai remis en question
la notion de point fixe dans le temps et dans l'espace. Mon
idée principale était de montrer qu'on ne peut plus aujourd'hui
regarder une œuvre d'art comme une fenêtre isolée de son
contexte, un point fixe, et que,
de facto, on ne peut également
plus regarder une exposition comme un point fixe dans le temps
et dans l'espace. D'une certaine manière, on peut dire que toute
cette réflexion s'est développée à partir d'un questionnement du
visible. Après CINQ MILLIARDS D'ANNÉES, sorte de prologue d'une
histoire à venir, les expositions de Tatiana Trouvé,
Michel Blazy,
Daniel Dewar & Grégory Gicquel,
Steven Parrino ainsi
que celle sur les micronations ont permis de questionner le
visible, autrement dit ce qui apparaît normalement à nos yeux,
de manière ordinaire. Avec
CELLAR DOOR, puis
SUPERDOME,
expositions flirtant avec la notion du super spectaculaire, on
est allé aux limites du visible. Les limites du visible, l'excès du
visible, c'est le photogénique, ce qui est spectaculaire. Que se
passe-t-il lorsqu'on cherche à outrepasser le visible ?
À un moment donné, on sort du spectre du visible, on tombe
d'un côté ou de l'autre du spectre électromagnétique. On
s'intéresse alors à l'invisible, aux ondes auxquelles l'œil n'est
pas sensible. Ces thèmes inspirèrent logiquement la suite de
ma programmation. Il y a eu des expositions sur les ondes radio,
l'électromagnétisme, l'électricité, etc. Ce fut
GAKONA, puis
SPY NUMBERS. Cette réflexion s'est poursuivie jusqu'à ce que
se pose la question de savoir ce qui se produirait si on allait
au-delà du spectre électromagnétique lui-même. La réponse, évidemment, est qu'on disparaît purement et simplement…
Ce fut le sujet de l'exposition
CHASING NAPOLEON. À ce moment,
je me suis interrogé. J'ai parcouru rétrospectivement le développement
de mon programme jusqu'à la disparition. Je me
suis dit : qu'est-ce qu'on fait maintenant que tout a disparu ? Il
se trouve que j'étais au même moment en train de lire un livre
de Christopher Priest, intitulé Le Prestige, qui traite exactement
de ces questions-là. Il explique qu'un tour de magie comporte
invariablement trois étapes fondamentales. La première
s'appelle the pledge, où le prestidigitateur présente l'objet de
son tour, par exemple une cage avec un oiseau enfermé à l'intérieur.
La deuxième étape s'appelle the turn – la transformation
– lors de laquelle on met un drap sur la cage, on tape dessus, on
bredouille un mot incompréhensible et puis on enlève le drap
et il n'y a plus de cage, plus d'oiseau, plus rien… D'une certaine
manière,
the turn, c'est la disparition. Là où Christopher Priest
m'a beaucoup aidé, c'est qu'il rappelle que l'étape la plus médiatique,
la plus spectaculaire, quelque part, c'est la réapparition.
Cette étape appelée the prestige consiste à faire ressurgir des
objets disparus, par exemple l'oiseau sortant d'une poche de la
veste du prestidigitateur. Je me suis dit : voilà, après qu'on a disparu,
on réapparaît. L'idée intéressante de Christopher Priest
– idée essentielle dans son livre –, c'est que la réapparition se
fait
ailleurs, autrement dit qu'elle s'accompagne d'un glissement,
d'un saut dans l'espace. On disparaît à gauche de la scène
et on réapparaît immédiatement à droite, ou bien au fond… Il
y a une sorte de translation en un minimum de temps et dans
un maximum d'espace. J'ai décidé de m'inspirer de ce principe.
En définitive, j'ai construit, chapitre après chapitre, une histoire
de présentation, de transformation, de disparition, pour
en arriver à une réapparition. L'idée de « prestige » sous-tend
le chapitre final de cette histoire. C'est un chapitre qui s'inscrit
physiquement dans le lieu dans lequel il a été généré et qui, en
même temps, implique un ailleurs. Le « prestige », finalement,
c'est une manière de regarder, de voir comment un objet ordinaire devient quelque chose qu'on n'a jamais vu auparavant :
non pas en changeant d'aspect, mais en recueillant de nouvelles
significations, de nouvelles interprétations. C'est un peu aborder
ce fameux mystère auquel l'art est constamment confronté :
son ontologie, cette transfiguration d'un objet ordinaire en objet
d'art.
(...)