Avertissement
(p. 7-9)
Notre étude porte sur la place et l'importance de la Bourgogne dans la vie et
l' œuvre du grand écrivain anglais, John Ruskin (1819-1900). Nous avons suivi ses
parcours durant sa longue vie, depuis sa première visite en 1833 jusqu'à la dernière
en 1888.
Dans la mesure du possible, nous avons consulté les manuscrits de Ruskin dont
une grande partie est conservée à la Ruskin Library de l'université de Lancaster en
Angleterre. Ces
Diaries sont indispensables pour comprendre les idées profondes de
« ce grand homme » (c'est ainsi que Marcel Proust, traducteur de Ruskin, appelle son
maître à penser). Des extraits de son journal et de ses cahiers de notes sont parus en
anglais en trois volumes sous la direction de Joan Evans
(1) et John Howard Whitehouse
entre 1956 et 1959.
L'amour de John Ruskin pour la Bourgogne ne s'est jamais démenti. Il s'y est
rendu maintes fois entre 1833 et 1888. Il aimait son art et son architecture,
riches et variés – l'abbaye de Cîteaux, les tombeaux des ducs de Bourgogne à
Dijon, telle « maison mélancolique » à Châtillon-sur-Seine, les « consoles remarquables
» de la cathédrale Saint-Étienne à Auxerre, la « proportion exquise » de la
tour nord de la cathédrale Saint-Étienne à Sens, les colonnes torses de l'église Saint-
Lazare à Avallon… – et ses paysages avec ces coteaux qui produisent quelques-uns des vins les plus fins de France auxquels Ruskin était particulièrement attaché. Tout
cela constituait un vaste laboratoire et une source de richesses pour ses écrits et illustrations,
et lui donnait de plus un plaisir immense.
Ce livre est le fruit d'un dialogue permanent, développé sur plusieurs années,
entre les deux auteurs issus de deux pays et pratiquant deux idiomes, établi lors de
séjours de travail intense à Germolles (en Bourgogne) et à Londres, où l'on alterne
les langues et où l'on travaille jusqu'à tard dans la nuit. Il est aussi le fruit d'une
longue amitié et d'une collaboration harmonieuse et peu commune, chacun inspirant
l'autre. Cynthia Gamble rassemble les textes, en fait une traduction rapide de
l'anglais en français et prépare la structure et le contenu des commentaires, puis les
deux auteurs remanient l'ensemble à plusieurs reprises et complètent l'analyse.
Anglophile ou francophile, chacun a une bonne connaissance du pays et de la langue
de l'autre…
1. Joan Evans (1893-1977), demi-s œur du grand savant inventeur de Cnossos, diplômée d'archéologie de l'université
d'Oxford, est l'auteur d'une biographie de Ruskin, parue en 1954, et de plusieurs ouvrages sur la France du
Moyen Âge. C'est elle qui a sauvé la chapelle des Moines, à Berzé-la-Ville, en l'achetant et en en faisant don à
l'académie de Mâcon en 1947. En souvenir de cet acte de générosité, on célèbre chaque année, dans la chapelle sous
les magnifiques peintures murales romanes, une messe en son honneur le 2 novembre. Cet acte altruiste (peu
connu) aurait plu à Ruskin et c'est un lien délicat et concret entre Ruskin, Evans et la Bourgogne.
Introduction
John Ruskin : une tentative de synthèse
(extrait, p. 11-13)
Plus d'un siècle après sa disparition, John Ruskin demeure, hors de Grande-
Bretagne, une personnalité à la fois méconnue et mal connue. La quantité considérable
de ses écrits (la seule part de son œuvre publiée entre 1903 et 1912 par Edward
Tyas Cook et Alexander Wedderburn dans leur anthologie – loin d'être complète –
comporte trente-neuf forts volumes…) et le caractère quasi-intraduisible de ceux-ci
n'ont pas favorisé la diffusion de son œuvre. Il s'en suit, logiquement, y compris
dans le monde intellectuel, une ignorance totale ou partielle de l'homme et de ses
travaux, ou encore une schématisation qui confine parfois à la caricature et ne rend
pas justice à la subtilité de l'homme et de son œuvre.
Ce travail concentré sur la Bourgogne permet, à travers une région particulière, de
disséquer la complexité de l'univers de Ruskin et sa méthode, basée sur l'observation
d'une constellation de points spécifiques pour aboutir à des conceptions globales. Le
système ruskinien mérite que l'on s'y attarde. Suivre Ruskin pas à pas ce n'est pas
retracer le morne itinéraire d'une personnalité, mais décrypter la mécanique de
réflexion et d'analyse, riche en méandres et en contorsions, d'un grand penseur.
John Ruskin : un homme à facettes
Contexte et identité
John Ruskin est un parfait contemporain de la reine Victoria : nés tous deux la
même année (1819), il disparaît en 1900, soit un an avant sa souveraine. Ce hasard
miraculeux des dates engagerait à considérer Ruskin comme le représentant idéal
de cet âge victorien. Un tel postulat n'est pas sans signification, même si l'on se doit de souligner que ces deux êtres marquants de l'histoire de la Grande-Bretagne au
XIXe siècle se sont largement ignorés.
Déjà les parents de Ruskin avaient témoigné d'une certaine hostilité à l'égard de
cette « enfant frivole », cette Victoria supposée sans « caractère
(1) » qui, trop jeune,
s'était mariée à son cousin allemand. Fort de cet atavisme, Ruskin ne fait montre
d'aucune accointance avec elle. Il ne goûte guère à cette figure altière, ni aux rigidités
sévères et pompeuses de cette ère victorienne. Il en incarne plutôt la contrepartie.
Indépendant, peu conventionnel, rebelle aux normes, Ruskin, qui fuit les mondanités
officielles, pouvait même représenter par son attitude subversive un danger
pour ce régime sûr de lui, d'autant plus que son aisance le rend libre et incontrôlable.
Cet homme si peu avare de divulguer ses idées et qui répand ses avis sur tout, ne
consacre à la reine que de bien courts passages (tandis que Napoléon Ier ou Napoléon
III jouissent de davantage de considération!). Et ses rares évocations ne participent
pas à dresser un portrait vraiment flatteur. En 1861, dans une lettre à son père, il
souligne pourtant que Victoria, comme toutes les reines veuves, semble se bien
comporter et il s'étonne même qu'une femme ait la « notion de gouvernement »
alors même « qu'elles ne sont pas supposées être faites pour cela
(2) ». Certes, il convient
de faire ici la part de la misogynie, mais l'éloquence de ce silence parle fort et résonne
aussi comme une opposition, sinon à un régime, du moins à ses idéaux…
Une telle liberté d'esprit, de parole, de mouvement culmine symboliquement
lorsque Ruskin s'offre le luxe de ne pas apparaître lors de la première inauguration
de Crystal Palace le 1er mai 1851, avec une ostensible discrétion. Il récidive quelques
années plus tard (1854), lors de l'ouverture du nouveau Crystal Palace, en écrivant
cette fois depuis Vevey un pamphlet contre ce fleuron de l'Angleterre triomphante
à laquelle il tourne le dos.
Mais Ruskin, victorien « rebelle », incarne finalement bien l'époque qui est la
sienne, non seulement par les hasards de la chronologie, mais aussi par le foisonnement
des idées, parfois contradictoires, qui émergent alors outre-Manche.
Enfin, l'œil étranger pourra commodément reconnaître en notre homme le
modèle même du « sujet britannique ». Naturellement désinvolte, volontiers excentrique,
suffisamment distingué, forcément flegmatique, mais sérieux voire grave, et
défendant ses thèses avec conviction, Ruskin cumule ce qui forge dans l'imaginaire
collectif européen la silhouette de « l'Anglais », mais un personnage qui ne s'enfermera
pas dans un patriotisme étriqué, plus prompt à s'enflammer pour les églises
françaises ou italiennes que pour les cathédrales d'Angleterre !
(...)
1. « is but a silly child & seems to have no Character », cité par Cynthia Gamble,
John Ruskin, Henry James and
the Shropshire Lads, Londres, New European Publications, 2008, p. 30.
2. « considering that they are not supposed to be intended for it » (
cf. E. T. Cook et Alexander Wedderburn (dir.),
The Works of John Ruskin, Londres, George Allen, 39 tomes, 1903-1912, XXXVI, p. 397).