Olivier Mignon
Introduction
(p. 5-6)
« De toutes les liaisons dangereuses, aucune n'a la réputation d'être plus
périlleuse que celle d'un artiste vivant avec des idées. Dans cette alliance,
la passion est diluée dans la discussion, la sensibilité dans l'examen
des intentions ; l'exercice serein du talent est hors de propos ; et l'on
risque bien, en se réveillant un matin, de découvrir que la garce conceptuelle
s'en est allée, emportant tout avec elle » (1).
En 1957, à l'époque où Harold Rosenberg proposa cette parabole, son lectorat
devait vraisemblablement y voir une mise en garde allant de soi, une
sentence relevant du sens commun et s'adressant, au détour d'une critique,
certes à un artiste en particulier — Hans Hofmann en l'occurrence —
mais surtout aux artistes en devenir, susceptibles de s'égarer. En tous les
cas, ce lectorat était loin d'imaginer que ce que décrivait l'auteur sous
les traits d'un véritable pacte faustien, séduirait dans la décennie à venir
un nombre grandissant d'artistes. Car quelles qu'aient été les variantes du
discours moderniste au cours des années 1950, rien ne laissait présager un
tel « élan corrupteur », aucun modèle alors en vogue ne permettait de légitimer
une telle situation.
Il aura fallu attendre le milieu des années 1960 pour voir ce modèle s'édifier,
peu à peu. Et puisque l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même,
ce sont d'abord les artistes, ceux que l'on désignera ici, faute de mieux,
comme des « artistes-théoriciens », qui auront construit et fourni les pièces
et formules nécessaires à la justification de leur double activité ; ce
sont eux qui auront remis au goût du jour d'indispensables prédécesseurs
et exhumés certains textes fondateurs à leurs yeux.
Parmi ceux-ci, « L'auteur comme producteur », conférence donnée par Walter
Benjamin le 27 avril 1934 à Paris, joua un rôle déterminant. Il y était
alors question de promouvoir un type d'artiste ou d'écrivain qui, se pensant
lui-même au sein des rapports de production, témoigne « techniquement » de
cette situation et dépasse de la sorte l'opposition entre « qualité » littéraire
et « tendance » politique. L'articulation d'une pratique artistique et
d'une réflexion sociale — d'une « méditation » pour reprendre les termes du
penseur — se trouvait être indispensable à présent.
Publiée pour la première fois en allemand en 1966, l'allocution sera traduite
et éditée en anglais sept ans plus tard, et propulsée dès lors au
coeur des débats artistiques, abondamment citée et bientôt incorporée, à
titre de pierre angulaire, dans de nombreuses anthologies ou recueils marquants
(2).
La destinée de ce texte — son confinement de plusieurs décennies, sa résurgence et son immédiate et large diffusion — est remarquable en
ce qu'elle témoigne du sort réservé à la figure de l'artiste-théoricien au
cours du XXe siècle.
C'est en effet l'entre-deux-guerres qui l'a vu naître et s'épanouir brièvement.
D'un côté le Bauhaus (notamment Moholy-Nagy), de l'autre l'avant-garde
soviétique, ont contribué de manière considérable à l'élargissement des
prérogatives intellectuelles de l'artiste : sa place dans la société, son
champ d'action et ses outils se devaient d'être repensés, par l'intéressé
d'abord, à l'aune des bouleversements idéologiques, sociaux et technologiques
de l'époque. Toutefois, l'entreprise fut de courte durée, balayée par
les régimes autoritaires d'Allemagne et d'URSS. L'intervention de Benjamin
en 1934, prenant précisément place à l'Institut pour l'étude du Fascisme
de Paris, devait apparaître plus tard comme l'ultime portrait de « l'auteur
comme producteur » — et de son corollaire « l'artiste comme théoricien » —
avant qu'ils ne s'éteignent.
Mais pour un temps seulement. Car, trente ans plus tard, l'exigence théorique
refait surface. L'essoufflement du dogme moderniste, les bouleversements
sociaux, l'effervescence intellectuelle sans pareil qui touche la
société et ce que Perry Anderson nomme « l'exorbitation du langage »
(3), sont
quelques-unes des raisons qui poussent les artistes à prendre la plume.
Non plus simplement pour ciseler un poème, entretenir une correspondance,
consigner quelques notes d'atelier, pondre un billet d'humeur, tenir son
journal, rédiger ses mémoires ou concevoir un manuel pédagogique — toutes
activités privées — mais au contraire pour élaborer, par le biais d'essais
aux formes très variées et paraissant le plus souvent sous la forme d'articles
de revue, une pensée véritablement publique, suffisamment large pour
accueillir et concerner la pratique de leurs pairs.
1 Harold Rosenberg, « Hans Hofmann : Nature into Action », dans
ARTnews 56, no 2, mai 1957, p. 35.
Nous traduisons.
2 Entre autres :
Victor Burgin (éd.),
Thinking Photography, Basingstoke-Londres, Palgrave Macmillan,
1982 et Brian Willis (éd.),
Art After Modernism. Rethinking Representation, New York-Boston, The
New Museum of Contemporary Art-David R. Godine Publisher, 1984.
3 Perry Anderson,
In the Tracks of Historical Materialism, Londres, Verso, 1983.