La théorie du
chaos selon
Bruno Peinado
par Kevin Muhlen, commissaire
(p. 9-12)
Approcher une exposition ou un catalogue de Bruno Peinado
exige tout d'abord de remettre en question leurs concepts et de
renoncer aux idées préconçues à leur sujet. Œuvres à part entière
dans le parcours de l'artiste, Bruno Peinado n'y cherche pas une
fonction de présentation ou de documentation en tant que telle
mais s'intéresse primordialement, à l'instar de ses travaux, aux
relations qui en découlent. Les catalogues de Bruno Peinado ne
sont jamais de simples documentations d'expositions passées ou
d'œuvres produites. D'ailleurs, ce refus délibéré de toute forme
de documentation explique pourquoi, à ce jour, il n'a produit
que des livres d'artiste, ces derniers lui permettant une liberté
d'expression illimitée. Ses expositions non plus ne fonctionnent
pas selon le principe de la démonstration ou de la mise en
évidence d'un corpus de pièces. Il n'hésite pas à y revisiter des
pièces antérieures ou à les repenser dans un nouveau contexte,
ceci souvent dans une mise en espace qui peut paraître quelque
peu désordonnée mais où tout est pensé par rapport à une mise
en relation de ces différents éléments en vue de donner naissance
à des découvertes et à des dialogues. Loin d'être un étalage de
pièces, donc, ses expositions sont conçues tels des organismes
ayant une vie intrinsèque.
Bruno Peinado a intitulé son exposition monographique au
Casino Luxembourg
Casino Incaos. Baroque Courtoisie. Bien
plus qu'un simple titre d'exposition, il symbolise un condensé de
l'œuvre de l'artiste. On y retrouve en quelques mots les éléments
qui nourrissent et forment son univers intellectuel et visuel.
En procédant par anagramme (« incaos » est l'anagramme de
« casino »), il donne d'emblée le ton de son exposition. Ce n'est
donc non sans un certain humour qu'il propose de mettre le lieu
d'exposition sens dessus dessous, y faisant régner littéralement le
chaos (
sic). L'artiste se serait-il laissé un maximum de liberté en
juxtaposant simplement de nombreuses pièces et en créant ainsi
un désordre « artistique » ? À regarder le travail de l'artiste de plus
près, ceci semble peu probable. En effet, pour Bruno Peinado
le choix des mots n'est que très rarement gratuit. Plus qu'un
simple titre, celui-ci participe activement à la lecture de l'œuvre et
introduit son travail, invitant le spectateur à ne pas s'arrêter sur la
première définition de ce mot. « Chaos » n'est donc pas forcément
à mettre en relation avec désordre au sens premier du terme.
Déjà Ovide, dans ses
Métamorphoses, parlait du chaos :
« Avant la mer, la terre et le ciel qui couvre tout, la nature, dans
l'univers entier, offrait un seul et même aspect ; on l'a appelé le
chaos ; ce n'était qu'une masse informe et confuse, un bloc inerte,
un entassement d'éléments mal unis et discordants
(1). » Proche de
la notion populaire du chaos, cette définition ne s'arrête pourtant
pas là et indique une notion supplémentaire : le chaos serait un
point de départ. Hésiode le nomme même « chaos originel » dans
sa
Théogonie. Du chaos naîtraient toutes les choses de ce monde.
Partant de cette hypothèse, la création artistique sous l'égide du
chaos prend une autre dimension. L'artiste, par son choix, signifie
que le titre n'évoque pas une fin de projet mais plutôt une source
d'où jaillissent les éléments qui viendront former son travail. À côté
de cet aspect mythologique du chaos s'est également développée
une vision plus scientifique : la théorie du chaos
(2). Son principe
s'apparente au travail de Bruno Peinado de par son ouverture à
la multiplicité. S'opposant au déterminisme, qui, lui, cherche à calculer toutes les hypothèses en vue de ne laisser aucun champ
libre au hasard, la théorie du chaos a su trouver de l'ordre caché
sous un désordre apparent et remettre en cause les lois mises en
place préalablement. Les possibilités se voient ainsi démultipliées
et les certitudes remises en cause par cette nouvelle théorie
(3). C'est
bien ce que l'artiste cherche à provoquer de son côté. En surface,
son travail pourrait laisser présager une certaine superficialité,
s'intéressant principalement à la forme et au langage visuel. Dans
ce mélange hétéroclite, il mêle goulûment images populaires,
signes, slogans, tous issus de notre quotidien, de contextes très
différents comme le « skate punk » ou le cinéma. Vient s'y ajouter
le langage plastique des grandes figures de l'histoire de l'art, que
l'artiste n'hésite pas à s'approprier et à retourner comme bon
lui semble. Ces rencontres improbables caractérisent les œuvres
de Bruno Peinado : elles sont souvent mises en relation avec le
métissage ou la créolisation. Pour Peinado, cette créolisation est
tout d'abord un reflet de sa propre identité mais aussi, clairement,
à l'image de notre société.
Fortement imprégné des pensées d'Édouard Glissant sur
la créolisation, le chaos indiqué par Bruno Peinado dans son
titre rejoint le concept de chaos-monde tel qu'il est défini par
Glissant : « Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les
civilisations s'entrecroisent, des pans entiers de culture basculent
et s'entremêlent, où ceux qui s'effrayent du métissage deviennent
des extrémistes. C'est ce que j'appelle le “ chaos-monde ”
(4). »
Ce chaos-monde est un monde où, à l'image des œuvres de
l'artiste, tout s'entremêle, s'entrechoque, se confond. La lecture
de ce chaos ne peut se faire que par une ouverture d'esprit, une
volonté d'accueillir les éléments qui le forment. Glissant définit sa
littérature de « baroque », ce terme pouvant être compris comme
synonyme de créole. Selon le critique littéraire Jean Rousset,
le baroque se définit tel « une esthétique du composite et du changement
(5) », caractéristiques proches de la culture créole,
elle-même un
perpetuum mobile (6), en mouvement perpétuel, par
nature composite. Par conséquent, le travail de Bruno Peinado, sur
les pistes de la créolisation telle qu'évoquée par Édouard Glissant
dans ses écrits, rejoint lui aussi le concept du « baroque ». L'artiste
y mêle les influences et assemble les contraires en un désordre
ordonné. Loin d'être fixées, les œuvres de l'artiste sont des points
de départ. En s'y plongeant, toute une palette de références
prennent forme sous nos yeux, allant même jusqu'à en oublier le
point de départ. Il tisse un réseau extensible à l'infini, un chemin
préconisant les courbes et les méandres aux lignes droites, semé
d'imprévus et de découvertes, un « pli » baroque tel que l'a défini
Gilles Deleuze (7) dans son ouvrage éponyme.
Cette dimension multiple et imprévisible de l'œuvre est pensée
par l'artiste dès le départ. Fidèle à sa devise « Never explain, never
complain
(8) », Bruno Peinado crée tout en laissant évoluer ses
œuvres sans jamais leur coller d'étiquette ou de signification. Le
chaos est un début qui insuffle la vie, à l'œuvre, à l'exposition,
mais aussi à son public. Les rencontres ne sont jamais certaines,
les pistes multiples. À chacun de se plonger dans ce chaos-monde
artistique pour exploiter ce qu'il y trouvera au cours de son
voyage. À l'image des trois princes de Serendip
(9), l'explorateur
du monde de Bruno Peinado ne cessera de tomber sur d'autres
pistes, au premier regard aléatoires, sans réel lien entre elles
mais pourtant nécessaires pour aborder ce chaos-monde baroque
qu'est la création de Bruno Peinado.
1. Ovide,
Métamorphoses, livre Premier, trad. G. Lafaye, Les Belles Lettres, 1991.
2.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_du_chaos. Site consulté en août 2010.
3. « (…) Le premier effet de la théorie du chaos est d'élargir la palette des modèles disponibles
pour représenter des phénomènes irréguliers ou aléatoires. (…) Si la théorie du chaos paraît si
intéressante aux chercheurs de ces disciplines, c'est qu'elle leur ouvre une autre possibilité, celle de
proposer un modèle déterministe mais chaotique. (…) Mais – et c'est là l'apport de la théorie du
chaos – proposer un modèle déterministe, c'est aussi laisser un espace au hasard, une dimension à
l'imprévisible. », Ivar Ekeland,
Le chaos, Paris, Flammarion, Collection Dominos, 1995, p. 98 + 102.
4.
Le Monde 2, n° 46, supplément au
Monde n° 18641, 31 décembre 2004, p. 26-29.
5. Jean Rousset,
La littérature de l'âge baroque en France : Circé et le Paon, Paris : J. Corti, 1968, p. 76.
6. Titre de l'exposition de Bruno Peinado au
Palais de Tokyo, Paris, du 14 mai au 22 août 2004.
7.
Gilles Deleuze,
Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, Collection critique, 1988.
8. En ne donnant que très peu, voire aucune définition précise de son travail, Bruno Peinado part
du principe que tout ce qui y sera lu pourrait être juste et se refuse en même temps de contredire
les interprétations qu'il jugerait non appropriées.
9.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81808t.image.r=serendip.f1.langFR. Site consulté en août 2010.
Les trois princes de Serendip raconte l'histoire de trois hommes partis en mission, qui, sur leur chemin,
ne cessent de trouver des indices en apparence sans rapport avec leur objectif mais en réalité nécessaires.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Voyages_et_aventures_des_trois_princes_de_Serendip. Site consulté en août 2010.