(p. 28-31)
La plus célèbre invention de la Renaissance, la
perspective picturale, emprunta sa dénomination
comme la théorie mathématique de la vision au
Livre de l'optique (
Kitāb al-Manāzir) d'Ibn
Al-Haitham, connu aussi sous le nom d'Alhazen.
Dans sa traduction latine du xiiie siècle, le titre
du traité arabe était « Perspectiva » ou « De
Aspectibus », et fut conservé jusqu'à ce que
Frédéric Risner le remplace par « Optique »,
terme d'origine grecque, dans la première édition
imprimée de 1567. Dès lors, cette préhistoire
étonnante sombra dans l'oubli, tant du fait de la
nouvelle dénomination de la discipline traitant
de la théorie visuelle, qu'en raison des progrès
que la discipline réalisa à l'ère de Descartes et
de Kepler, progrès pourtant dus, il est vrai, à
une réévaluation des résultats et des méthodes
d'Alhazen. Au xviie siècle à Amsterdam et à Delft,
on proposa même de nouvelles solutions au
« problème d'Alhazen » en expliquant les rayons
visuels et leur réflexion dans le miroir.
Bien
que la traduction latine d'Alhazen fut promise
à un succès durable dès lors que les philosophes scolastiques s'en saisirent pour la soumettre
à la discussion de ceux qu'on appelait les
« perspectivistes », à savoir Vitellion, Roger
Bacon et John Peckham, les philosophes de
la Renaissance comme Blaise de Parme et les
artistes comme Filippo Brunelleschi, architecte
du dôme de la cathédrale de Florence, ou
l'humaniste Leon Battista Alberti, auteur du
premier texte sur la perspective, prirent une autre
voie. Leur objectif, conforme à l'idéologie de la
re-naissance, était d'occulter la contribution
arabe ou de la marginaliser en faveur de la
géométrie euclidienne, alors même qu'Alhazen,
par ses expériences et découvertes, avait surpassé
ses prédécesseurs grecs. On comprend ainsi
qu'Alhazen soit un sujet pour l'histoire des
sciences, et qu'il ne soit guère traité par l'histoire
culturelle ou l'histoire de l'art.
Mes recherches
ont fait partie d'un projet qui portait sur l'histoire
de la vision comme problème relevant tant de
l'histoire culturelle que de la théorie de l'image
(1).
C'est pourquoi mon but était de distinguer la
théorie visuelle, une question d'optique plongeant ses racines dans les sources arabes,
et la
théorie picturale, devenue un projet
occidental. Le rôle des mathématiques diffère
selon les cas. Dans le premier, les mathématiques
s'appliquent à la géométrie censée rendre visible
la course de la lumière, tandis que dans l'autre cas,
les mathématiques s'appliquent à la géométrie
comme outil de la représentation picturale. Il n'a
pourtant jamais été question d'images dans la
culture arabe. Alhazen distinguait les images
comme productions mentales du cerveau, des effets
de la lumière sur l'œil, soumis à des explications
mathématiques. Ainsi nous ne traitons pas
seulement ici des rapports entre la science et l'art,
mais aussi d'une différence fondamentale dans
l'appréhension du monde visible et du visible dans
le monde.
(...)
1.
Voir mon livre Florenz und Bagdad. Eine westöstliche
Geschichte des Blicks, Munich, Beck, 2008.