« Code source ouvert »
Yann Beauvais
(extrait, p. 9-11)
Bien que les cinéastes expérimentaux aient souvent travaillé selon des
formes et des structures qui seront largement utilisées par les nouveaux
médias, l'irruption et la domination de ceux-ci a entraîné une réévaluation
de ces pratiques cinématographiques.
Le cinéma expérimental a travaillé autour de l'abstraction, de la
non-linéarité et du cinéma élargi au moyen de techniques particulières
qui font appel aux boucles, à la programmation, à l'inclusion de strates
graphiques et photographiques – au niveau de la production d'image
composite dans le même cadre ou en dehors d'un cadre fixe – pulvérisant
ainsi les notions de collage et de montage.
On entrevoit ici les interactions possibles entre le cinéma expérimental
et la production néomédiatique, ainsi que les questions que ces
interactions supposent. En tant que cinéaste et théoricien,
Malcolm LeGrice a interrogé ces relations. La spécificité des objets médiatiques
fait de leur accessibilité un facteur qui échappe à la linéarité : on ne suit
plus une chaîne linéaire pour accéder aux informations. C'est en ce
sens que la numérisation offre aux cinéastes de nouveaux chemins d'explorations
en faisant par exemple de la base de données un réservoir
potentiel de propositions esthétiques. ici se greffent les notions de
variations et de permutations qui désignent les comportements d'objets
visuels selon des opérations s'écartant de la narration, au profit de
la notion de programmation en acte dans le langage informatique.
C'est en tant que cinéaste expérimental que j'ai découvert les écrits
de Lev Manovich. Préparant la manifestation « Monter Sampler
– L'échantillonnage généralisé » pour le Centre Pompidou à l'occasion
de sa réouverture fin 2000, j'ai pris connaissance de certains de ses textes
disponibles sur le réseau. Parmi ceux-ci, quelques-uns soulignaient l'importance
du cinéma dans l'archéologie des nouveaux médias. Lev
Manovich n'était pas le premier à envisager un tel lien, mais il est sans
doute celui qui a su établir de manière consistante une filiation entre
cinéma d'avant-garde et nouveaux médias. La lecture de
The Language
of New Media une année plus tard
(1), ouvrage dans lequel Levmanovich
insiste sur la dimension poétique et esthétique des technologies numériques,
faisant de
L'Homme à la caméra de
Dziga Vertov l'un des chaînons
marquants de cette histoire toujours en devenir de ces médias,
tout en présentant le cinéma comme le moyen à partir duquel nous
avons accès aux nouveaux médias et interagissons avec ceux-ci,
confirma cette impression. L'annexion du film de Vertov dans cette histoire
en a perturbé plus d'un, soit par son entorse à l'orthodoxie
(2), soit
parce que cette approche réactualisait, s'appropriait l'aspiration radicale
au cinéma que représentait l'icône Dziga Vertov.
Le cinéma est à la fois source et paradigme des nouveaux médias.
Source, car il est l'instrument qui permet de comprendre la transformation
de la représentation au travers des écrans qui la conditionnent.
on passe ainsi de l'écran classique (une surface rectangulaire, une
« fenêtre sur le monde » comme l'envisage André Bazin) qui propose
une vision frontale d'un espace figé, à l'écran dynamique où les images
sontmouvantes et induisent d'autres régimes de la vision et où les questions
de l'immersion et de l'identification du spectateur sont prépondérantes.
Paradigme, car il modélise les comportements d'outils de
l'ordinateur ; le recours aumontage sous la forme généralisée du « couper/
coller » qui s'applique à n'importe quel objet et rend obsolète la
différenciation entre médias temporels et spatiaux. De même, « le
modèle de la caméra est devenu au cours des années 1980 et 1990 une convention des interfaces, au même titre que le défilement des fenêtres
sur un écran ou les opérations couper/coller » [p. 180].
En vue de procéder à cette archéologie, Lev Manovich repère cinq
principes du nouveau statut des médias, qu'il caractérise comme principes
des objets néomédiatiques : représentation numérique, modularité,
automatisation, variabilité et transcodage culturel. Son analyse
fait appel à la préhistoire du cinéma, aux outils qui le préfigurent et
qui anticipent aussi ceux de l'ordinateur. il en va ainsi de la mise au
point du médium de stockage et d'une méthode de codage des données.
Si les inventeurs du cinéma ont privilégié l'enregistrement discontinu
des images sur un ruban, c'est le codage binaire sur pellicule
35mm recyclée qui a été choisi dans un premier temps pour le stockage
des informations d'un ordinateur. Demême, la boucle est centrale pour
le cinéma et pour la programmation informatique et Levmanovich lui
fait la part belle dans l'ouvrage. on pourrait d'ailleurs déplorer qu'il
ne se réfère pas à la boucle dans le langage musical où elle est tout aussi
centrale, dans les canons et les ritournelles notamment.
Chaque principe fait l'objet d'une analyse qui dépasse la seule
approche technologique, l'élevant ainsi au rang de catégorie culturelle.
Par exemple, la modularité montre bien comment les nouveaux médias
possèdent la même structure à différents niveaux. un objet médiatique
est constitué de parties indépendantes qui sont accessibles, modifiables
et combinables, sans pour autant perdre leur identité ; et ceci à différentes
échelles.
Pour décrire et comprendre la logique qui commande le développement du langage des nouveaux médias, Lev Manovich procède d'un
matérialisme numérique qui consiste en l'examen attentif des principes
du matériel informatique et des opérations que comporte la création
d'objets culturels sur un ordinateur.
(...)
1 Publié par le MIT en 2001, le livre est finalement traduit en français. un chapitre
traduit en français est apparu dans le catalogue
Monter Sampler, Éd. Yann
Beauvais, Scratch et Centre Pompidou, Paris, 2000, et dans
Connexions, art, réseau,
média, Éd. Annick Bureaud et Nathalie Magnan, École nationale supérieure des
beaux-arts, Paris, 2004.
2 Voir par exemple le n° 100 de la revue
October, « introduction », printemps 2002,
et
Vertov From Z to A, introduction de Peggy Ahwesh et Keith Sanborn, Éd. La
Calavera, 2007.