Préface à l'édition française
(p. 15-19)
L'œuvre de l'historien anglais Edward P. Thompson a été l'une des grandes références
intellectuelles de ma génération. Apprentis historiens férus des mouvements
socialistes, anarchistes, ou encore féministes, nous avons été nombreux à trouver
dans son ouvrage
La Formation de la classe ouvrière anglaise (1) une source d'inspiration
qui nous a encouragés à vouloir dépasser ce que Thompson lui-même appelait
l'« orthodoxie du
Voyage du pèlerin (2) », où le passé est « fouillé à la recherche de pionniers,
de précurseurs de l'état providence [ou] d'ancêtres d'un Commonwealth
socialiste ». L'ouvrage de Thompson constitue un long plaidoyer pour une histoire
attentive à garder en mémoire et à comprendre « les impasses, les causes perdues,
jusqu'aux perdants eux-mêmes ». Il y a, dans la préface de ce livre, une phrase qui
s'est gravée dans nos esprits : « Je cherche, écrivait Thompson, à sauver de l'immense
condescendance de la postérité le pauvre tricoteur sur métier, le tondeur de
drap luddite, le tisserand qui travaille encore sur un métier à main, l'artisan
“utopiste”, et même le disciple trompé de Joanna Southcott […] Il est bien possible
[…] que leurs idéaux communautaires aient manqué de réalisme […] Mais ce sont
eux qui ont vécu cette période de bouleversement social intense ; ce n'est pas nous.
Leurs aspirations étaient justifiées par leur expérience propre. »
En écrivant ce livre, j'ai moi-même cherché à préserver Victor Considerant « de
l'immense condescendance de la postérité ». Cette condescendance a connu des
formes diverses. Chez certains, elle s'est limitée à quelques commentaires sarcastiques
concernant les « mers de limonade » et la queue censée pousser à tout être
humain dans l'avenir, conformément aux prédictions de Fourier. D'autres se sont
gaussés du Représentant du peuple, qui, dans son discours le plus célèbre, avait
demandé à l'Assemblée nationale constituante de l'autoriser à faire une présentation
détaillée des idées de Fourier en l'espace de quatre séances de trois heures
programmées en fin de soirée. Plus significative encore a été la condescendance
dont ont fait preuve les historiens qui, en traitant de Considerant et du socialisme
romantique en général, ont développé une approche téléologique et réductionniste. Restant dans le droit fil de l'ouvrage d'engels Socialisme utopique et socialisme scientifique,
ils ont souvent relégué Considerant à un statut d'utilité, de précurseur
« utopique » du socialisme « scientifique ». Si bien que durant maintenant plus d'un
siècle, Considerant a été présenté (aux côtés de Fourier) dans les manuels et dans
les histoires du socialisme comme une sorte de saint Jean-Baptiste fruste condamné
à chauffer le public avant que Karl Marx n'entre en scène. Si j'ai choisi de donner
comme sous-titre à mon livre : « grandeur et décadence du socialisme romantique
français », c'est parce qu'il m'a semblé préférable de mettre la vie de Considerant
en regard de celle de ses contemporains, plutôt que de la penser en termes de
rapports éventuels avec une postérité censément scientifique.
Cela étant, j'ai souhaité écrire une biographie critique de Victor Considerant.
Je n'ai pas essayé de dissimuler les faiblesses et principaux défauts de l'homme. Je
me suis tout particulièrement efforcé de faire la lumière sur deux épisodes de sa vie
notoirement peu glorieux : son rôle en tant qu'organisateur de la journée du 13 juin
1849, et son incapacité à assumer la direction de la communauté fouriériste de
Réunion, près de Dallas, au Texas, dans les années 1850. Cette manière critique
d'aborder la vie de Considerant a laissé penser à l'auteur de l'une des premières
recensions de mon livre que je n'aimais pas Considerant. Rien ne saurait être plus
éloigné à la vérité. Je nourris pour Considerant un fort sentiment de sympathie et
de proximité. Mais pour cette raison même, il était important de ne pas passer sous
silence ses défauts. J'ai voulu comprendre pourquoi lui et ses collègues avaient finalement
si mal exploité les possibilités qui leur avaient été offertes en 1848, et pourquoi
à certains moments clefs de sa carrière, il avait tergiversé ou même simplement
baissé les bras. Mon désir de préserver une approche critique ne reflétait de ma
part ni indifférence, ni antipathie, mais bien la conviction que c'est ainsi que l'on
doit écrire l'histoire. J'ai également souhaité rédiger une biographie situant Considerant
dans son époque, une biographie où ses succès et ses échecs seraient évalués
à l'aune de ce qui m'apparaissait possible dans des circonstances historiques
données. Je reste convaincu que Considerant a été l'une des figures importantes de
l'histoire du socialisme français, et je me suis efforcé de montrer dans ce livre
comment l'étude minutieuse de sa vie et de sa pensée peut nous aider à comprendre
l'histoire de la génération romantique. J'espère que mes lecteurs estimeront comme
moi que mieux connaître la vie de Considerant présente quelque intérêt.
Au cours des dix années qui se sont écoulées depuis que j'ai mis un point final
au manuscrit de ce livre, les travaux d'un certain nombre de chercheurs ont
contribué à une meilleure compréhension de la personnalité de Victor Considerant
et de son univers.
Loïc Rignol a soutenu une thèse de doctorat impressionnante sur le premier socialisme français. Dans ce travail, intitulé
Les Hiéroglyphes de la Nature.
Science de l'homme et science sociale dans la pensée socialiste en France, 1830-1851, il a
élaboré une épistémologie du socialisme français dans la période de ses débuts.
Olivier Chaïbi vient de publier une biographie imposante et soigneusement documentée
de Jules Lechevalier, qui nous éclaire sur différentes facettes du monde
journalistique sous Louis-Philippe. Ludovic Frobert a porté l'étude des canuts et
de la presse ouvrière lyonnaise à un niveau d'excellence sans précédent, apportant
du même coup un nouvel éclairage sur l'influence des idées fouriéristes au sein du
monde ouvrier au temps de la monarchie de Juillet. Pour finir, Thomas Bouchet a
publié toute une série de travaux captivants sur la vie politique en France au temps
de la monarchie de Juillet et de la Deuxième République. Sa très belle étude,
Un jeudi à l'Assemblée, est particulièrement précieuse pour nous aider à comprendre
ce que Considerant fut à même de faire – mais aussi ce qu'il fut dans l'incapacité
de faire – au cours des débats de septembre 1848 sur la question du droit au travail.
Au cours de cette même décennie, d'autres historiens ont publié des travaux
marquants sur Considerant et son univers. Michèle Riot-Sarcey continue d'écrire
des ouvrages d'importance cardinale sur le féminisme, sur la question du genre, et
sur l'histoire des utopies pendant les années 1815-1851. L'excellent ouvrage de
Michel Cordillot,
La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement
social francophone aux États-Unis, nous permet désormais de suivre avec une plus
grande précision les efforts des contemporains de Considerant pour établir des
communautés fouriéristes en Amérique.
Bernard Desmars a publié une série d'articles
remarquables, ouvrant des perspectives nouvelles sur les militants fouriéristes
à partir des années 1840. Son ouvrage tout juste paru,
Militants de l'utopie ? Les
Fouriéristes dans la seconde moitié du XIXe siècle, constitue une synthèse indispensable.
Les recherches solidement documentées du regretté John Bartier sur le
fouriérisme en Belgique ont enfin été publiées, et de nouveaux travaux continuent
de paraître à propos de Jean-Baptiste André Godin et du Familistère de Guise.
La vie et l'œuvre de Considerant ont également fait l'objet de savants débats lors
de différents colloques qui se sont tenus à Paris, Lyon, Besançon, Condé-sur-Vesgre
et, à l'occasion du 200e anniversaire de la naissance de Considerant, à Salins. Enfin,
et c'est peut-être là le plus important, l'Association d'études fouriéristes est
devenue le lieu de centralisation incontournable pour la recherche. Son site web,
créé par Pierre Mercklé, constitue désormais à la fois un outil d'une valeur inestimable
pour les chercheurs qui s'intéressent à Fourier ou à Considerant, et un moyen
de mieux faire connaître les études fouriéristes à un public élargi. en outre, la revue
publiée chaque année par l'Association,
Les Cahiers Charles Fourier, est devenue un point de passage reconnu pour tous les travaux nouveaux sur Fourier et l'histoire du
fouriérisme. Le
numéro spécial consacré à Considerant paru en décembre 2008
contient une riche moisson de contributions sur la vie et l'œuvre du disciple de
Fourier.
Enfin, j'ai eu l'occasion de mieux faire connaissance avec la plupart des chercheurs
dont je viens de mentionner le nom, et je me suis nourri des travaux de chacun
d'entre eux. Pour cette édition française de ma biographie de Victor Considerant,
je me suis efforcé de prendre en compte les recherches nouvelles, ou à tout le moins
d'indiquer en note au lecteur où trouver les travaux de recherche les plus récents sur
les personnes, les événements, ou les grandes questions discutées dans ce livre. Je
veux dire merci à un certain nombre d'amis et dire la dette contractée envers eux
au cours des années écoulées, tandis que je continuais de travailler sur Victor Considerant
et le mouvement fouriériste. Avant tout, je veux citer Thomas et Laurence
Bouchet, qui ont de multiples manières, grandes et petites, agrémenté la vie de tous
ceux d'entre nous qui ont été amenés à participer aux activités de l'Association
d'études fouriéristes. Je tiens également à remercier d'une manière toute particulière
Philippe et Danielle Duizabo, ainsi que Jean et Monique Adam, pour la
chaude hospitalité qu'ils nous ont offerte, à mon épouse Merike et moi-même, tant
à Paris qu'à Condé-sur-Vesgre.
Simone Debout et
René Schérer ont aussi été pour
moi des sources d'inspiration. J'ai appris beaucoup de choses à travers le dialogue
qui se poursuit depuis déjà quelques années avec Pierre Mercklé, Ludovic Frobert,
Gaston Bordet, Jean-Claude Dubos, Marc Vuilleumier et Roberto Massari, ici en
Californie, mais aussi à Lyon, Besançon et Paris.
Enfin, dans le cas présent, ma plus grande dette va à Michel Cordillot, qui est
depuis déjà longtemps mon ami et mon interlocuteur. Il continue de m'étonner par
la vitesse et la facilité avec lesquelles il traduit en français soigné mon anglais américain
(il en aura fait de même pour les lignes que vous êtes en train de lire !)
(3). Michel
connaît bien le terrain couvert par cette biographie et il a obligeamment accepté de
partager avec moi les livres et les documents sur la vie de Victor Considerant qui
figurent dans son extraordinaire collection. Et puisque je ne saurai sans doute jamais
écrire des livres concis, je lui suis très reconnaissant d'avoir accepté d'entreprendre
la traduction de celui-ci.
1. Paru en anglais en 1963 sous le titre
The Making of the English Working Class, ce livre n'a été
traduit en français qu'en 1988 (éditions Gallimard-Le Seuil).Pour les citations, voir p. 16 de
l'édition française (ndt).
2.Référence à l'ouvrage du puritain anglais John Bunyan (1628-1688) intitulé
Pilgrim's Progress,
devenu un grand classique de la littérature populaire (ndt).
3. (Avec la complicité aussi amicale qu'essentielle de Thomas Bouchet pour la relecture finale,
ndt).