Préface
Corinne Diserens
et Gesine Tosin
(extrait, p. 7-12)
© 2009 les auteurs, JRP|Ringier, La Maison rouge
En 1948, Richard Hamilton tombe sur un exemplaire de la fameuse
Boîte verte, cette collection de fac-similés de notes en vrac que Marcel
Duchamp avait publiée en 1934 pour accompagner son chef-d'œuvre‚
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. La curiosité avec laquelle le
jeune artiste britannique se plonge alors dans ce qui constitue certainement
l'un des documents les plus étonnants de l'histoire de l'art
moderne marque le point de départ du dialogue d'une vie avec Marcel
Duchamp et son œuvre. Cette rencontre a « rechargé mes batteries
pour les années à venir », précise-t-il — ce qui n'est pas tout à fait exact,
puisque la « recharge » ne s'est pas limitée à quelques années. De fait,
aujourd'hui encore, elle continue d'alimenter un dialogue toujours en
cours avec l'œuvre de Duchamp. Tout commença quand Hamilton prit la
décision de travailler sur une version typographique de la
Boîte verte.
À partir de 1956, les deux artistes entament une correspondance
intense qui construit et reflète à la fois leur relation. Après avoir
commencé par des « Cher Marcel Duchamp » et des « Cordialement », leur
échange devient progressivement et assurément plus intime. Ainsi, quelques
années plus tard, une lettre adressée à Marcel et Teeny Duchamp
se termine-t-elle par « des tonnes de baisers ». L'étonnement que suscite
chez Hamilton cette affection profonde et grandissante qu'il éprouve
pour Duchamp est par exemple perceptible dans les propos qu'il tient en
1961 lors d'un entretien réalisé avec ce dernier pour la BBC : « L'une des
choses les plus remarquables dans votre vie, c'est l'amour que vous avez
inspiré. [ …] C'est une sorte d'amour, pour votre vie, pour vos actions
(1). »
Exprimant à son tour l'affection et le respect qu'il avait pour son cadet,
et alors que celui-ci travaille sur la traduction typographique de la
Boîte
verte, Duchamp lui envoie la phototypie de l'un de ses dessins utilisés
pour l'édition de luxe de sa biographie écrite par
Robert Lebel (1959),
qui représente en gros plan le profil de deux joueurs d'échecs face à
face. En bas, on peut lire la mention de sa main : « Pour Richard, Richard
Hamilton mon grand déchiffreur, affectueusement, Marcel Duchamp. »
Cette dédicace qui nomme Hamilton est d'importance et vaut pour les
années qui vont suivre : ainsi, celui-ci n'est pas simplement un « déchiffreur
», mais « un grand », le découvreur d'un passe-partout ouvrant à la
complexité de l'œuvre de Duchamp qui influencera de nombreux textes
de catalogues et comptes-rendus d'exposition.
Invité à l'inauguration de la rétrospective de Marcel Duchamp au
musée de Pasadena en 1963, Hamilton voyage avec lui à travers les États-
Unis, un voyage au cours duquel il donne des conférences sur le Grand Verre dans plusieurs institutions
. De ce premier séjour dans ce pays, il
rapporte un petit badge insignifiant sur lequel est écrit « SLIP IT TO ME »,
qui deviendra par la suite
Epiphany (2). Les liens étroits que Hamilton était
alors en train de tisser avec l'œuvre de son aîné étaient déjà perceptibles
dans quelques-unes de ses peintures les plus importantes, notamment
Glorious Techniculture (3) et
AAH! (4), où il fait jouer les mythes du désir consumériste
de la culture de masse contre les métaphores du « véhicule du
désir » à l'œuvre dans le Grand Verre.
Dans les années 1950, au moment où Hamilton commence à engager
un travail avec l'œuvre de Duchamp, les écrits et les notes de celui-ci
sont encore peu accessibles. C'est en 1914 que Duchamp avait publié
sa première Boîte — une collection de seize notes et un dessin dans
une édition de cinq exemplaires ( « Boîte de 1914 » ). Une seconde Boîte
intitulée
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même fut publiée en 1934
dans une édition de 320 exemplaires
(5). Cette collection de 93 documents
en vrac dans une boîte (photographies et fac-similés de dessins et notes
manuscrites des années 1911–1915, ainsi qu'une planche coloriée au
pochoir) est appelée la
Boîte verte pour la différencier du chef-d'œuvre
peint sur verre qui porte le même titre et qu'on appelle également le
Grand Verre. Duchamp de préciser : « Douze ans après l'achèvement,
ou plutôt la mise au rancart de mon verre, j'ai retrouvé, gribouillées
au hasard sur une centaine de petits papiers, mes notes de travail. J'ai
voulu les restituer aussi exactement que possible. J'ai donc fait lithographier
toutes ces pensées avec la même encre que les originaux. Pour
trouver des papiers de qualité absolument identique, j'ai dû fouiller les
recoins de Paris les plus invraisemblables. Il a fallu ensuite découper
trois cents exemplaires de chaque litho, à l'aide de patrons de zinc
que j'avais taillés sur le pourtour des papiers originaux. C'était un gros
travail et j'ai dû embaucher ma concierge
(6)… ». Les notes de la
Boîte
verte sont à la fois un arrière-plan fondamental pour la compréhension
du Grand Verre et un corpus de prose poétique en soi qui constituent
un parallèle avec le Verre. En outre, ces notes sont « la première et la
plus complète expression du concept révolutionnaire de Duchamp qui
a consisté à développer une forme d'activité artistique plus mentale que
visuelle »
(7). Cette collection de feuilles de papier disséminées faisant alors,
de manière inédite, œuvre en gravure. En utilisant la technique de la
phototypie, Duchamp était arrivé à des reproductions en fac-similés à
échelle un de ses notes, qui ont donné à sa Boîte un effet des plus singuliers.
Il s'intéressait à différentes techniques et théories de la gravure, et choisit une façon novatrice d'utiliser les procédés photomécaniques à
la place des méthodes traditionnelles d'impression autographique. Cette
passion a certainement renforcé l'intérêt de Hamilton pour la
Boîte verte
—lui-même s'étant déjà essayé à différentes techniques, et ayant produit
quelques gravures remarquables. Cette production prendra d'ailleurs
par la suite une grande importance dans son œuvre
(8).
Avant que Duchamp ne rassemble ses notes dans la
Boîte verte, très
peu d'entre elles étaient disponibles dans une traduction anglaise. Les
premières furent publiées en 1932 avec une brève introduction d'André
Breton dans la revue britannique
This Quarter (9). Après la publication de la
Boîte verte en 1934, il fallut attendre vingt-cinq ans pour que l'ensemble
considérable que constituent les « notes de travail » soit accessible à un
large public français, puisque c'est seulement à la fin 1959 que paraîtra
Marchand du sel, une anthologie des écrits de Duchamp, dans laquelle on
retrouve une large sélection de celles-ci
(10).
Cependant Hamilton réussit, par l'intermédiaire de Lawrence Alloway,
à disposer d'un des rares exemplaires de la
Boîte verte qui se trouvait en
Angleterre
(11). Avant de prendre la décision de traduire les fac-similés dans
une transposition typographique anglaise, il avait travaillé à partir de
notes de Duchamp pour aboutir à un diagramme représentant les endroits
dans le Grand Verre qui, selon lui, correspondaient aux notes. Plusieurs de
ces notes restant obscures et présentant un certain nombre de paradoxes
et d'ambiguïtés, il envoya ce diagramme à Duchamp après l'avoir présenté
à l'occasion d'une soirée qui lui était consacrée à l'ICA. Nous sommes
alors en 1956. Dans cette toute première lettre d'approche, Hamilton
se présente comme un peintre. Sentant l'aversion de Duchamp pour la
peinture, Hamilton se montre relativement sûr de lui, donnant ainsi le
ton de leur relation à venir
(12). Plus tard, il dira même : « J'ai toujours été un
artiste à l'ancienne, un artiste des beaux-arts au sens commun du terme ;
c'est comme ça que j'ai été formé quand j'étais étudiant et c'est comme
ça que je suis resté. »
(13)Ayant étudié à la Royal Academy of Arts et à la
Slade School of Fine Art, Hamilton avait déjà réalisé plusieurs peintures
traitant de la perspective et du mouvement et était sur le point de
contribuer avec le collage
Just what is it that makes today's home so different,
so appealing? au catalogue de l'exposition manifeste
This Is Tomorrow à
la Whitechapel Art Gallery de Londres en 1956
(14). Et de préciser après
la mort de Duchamp (en 1968) : « Il n'y a qu'une façon d'être influencé
par Duchamp, et elle consiste à être iconoclaste… envers et contre lui. Il
s'est toujours opposé à l'art rétinien, par exemple. À présent, je prends le contre-pied en devenant plus ‹ rétinien › dans ma peinture et je me dis
que cela aurait fait plaisir à Marcel. »
(15)
Duchamp mit près d'un an à répondre à la première lettre de Hamilton.
Dans cette réponse, il lui fait part de son plaisir et de sa satisfaction quant
à la manière dont ses notes ont été déchiffrées et schématisées. Il évoque
alors le nom de Hamilton à son ami George Heard Hamilton, professeur
d'histoire de l'art à l'université Yale, pour continuer à travailler sur ce qui
allait devenir « le dialogue imprimé » entre Duchamp et Hamilton.
(...)
1.
Richard Hamilton, entretien avec Marcel
Duchamp enregistré le 27 septembre 1961,
« Monitor », BBC. Voir p. 119 –128.
2.
Richard Hamilton,
Epiphany, 1964, cellulose
sur panneau, 122 cm de diamètre.
Voir p. 147.
3.
Richard Hamilton,
Glorious Techniculture,
1961–1964, huile et collage sur panneau,
122 × 122 cm.
4.
Richard Hamilton,
AAH!, 1962, huile sur
panneau, 81 × 122 cm.
5.
En outre, en 1964, Duchamp rassembla des
notes encore inédites dans deux chemises.
Ces notes furent publiées à New York en
1967 (reproduites en fac-similé et accompagnées
d'un livret avec une traduction en
anglais de Marcel Duchamp et Cleve Gray),
dans une édition tirée à 150 exemplaires,
sous le titre
À l'Infinitif, également connu
sous le nom de la
Boîte blanche. D'autres
notes inédites furent retrouvées par Paul
Matisse après la mort de Duchamp et
publiées en 1980.
6.
Marcel Duchamp,
in Michel Sanouillet,
« Dans l'atelier de Marcel Duchamp »,
Les Nouvelles littéraires, no. 1424, Paris
16 décembre 1954, p. 5.
7.
Arturo Schwarz,
Marcel Duchamp. Notes and
Projects for the Large Glass, trad. George Heard
Hamilton, Cleve Gray et Arturo Schwarz,
Thames and Hudson, Londres 1969, p. 8.
Cet ouvrage accompagne la publication
de
The Complete Works of Marcel Duchamp,
par Arturo Schwarz, Thames and Hudson,
Londres 1969.
8.
En 1949 Hamilton a réalisé une série de
17 gravures
Variations on the Theme of a Reaper
[ « Variations sur le thème d'une moissonneuse-
batteuse »]. Voir
Richard Hamilton, Prints and Multiples 1939–2002, catalogue raisonné,
Kunstmuseum Winterthur/ Richter Verlag,
Düsseldorf 2003.
9.
André Breton (sous la dir. de),
This Quarter,
vol. V, no. 1, septembre 1932. En 1957, George
Heard Hamilton avait publié la traduction
de vingt-cinq notes de la
Boîte verte, notamment
celles concernant les ready-mades de
Duchamp : George Heard Hamilton
, Marcel Duchamp: From the Green Box, The Ready
Made Press, New Haven 1957.
10.
Michel Sanouillet (sous la dir. de),
Marchand
du sel.
Écrits de Marcel Duchamp, Le Terrain
Vague, coll. « 391 », Paris 1959. Publication,
qui fut suivie de Michel Sanouillet (sous la
dir. de),
Duchamp du signe.
Écrits de Marcel
Duchamp, Flammarion, Paris 1975.
11.
Le critique d'art et commissaire d'exposition
britannique Lawrence Alloway était l'un
des membres de l'Independent Group, avec
Richard Hamilton, Alison et Peter Smithson,
Eduardo Paolozzi, Toni del Renzio, William
Turnbull, Nigel Henderson, John McHale,
Reyner Banham, parmi d'autres. Ce groupe
informel d'artistes, d'architectes et de critiques
se retrouvait à l'Institute of Contemporary
Arts de Londres entre 1952 et 1955, où
il organisait des conférences et la fameuse
exposition
Parallel of Life and Art, travaillant
à l'assimilation de la culture populaire au
« Grand Art ». Bien qu'ayant cessé de se
réunir officiellement dès 1955, plusieurs
membres du groupe participèrent à l'exposition
This Is Tomorrow à la Whitechapel Art
Gallery, Londres (9 août–9 septembre 1956).
L'une des contributions les plus marquantes
de l'exposition était l'environnement de
Richard Hamilton réalisé en collaboration
avec John McHale et John Voelcker.
12.
« Pour moi, peindre est daté. C'est une perte
d'énergie, l'ingénierie est mauvaise, pas
pratique. Nous avons la photographie, le
cinéma, tant d'autres moyens d'exprimer
la vie aujourd'hui », Marcel Duchamp, cité
dans « Restoring 1,000 glass bits in panels », in
The Literary Digest, New York, CXXI /25,
20 juin 1936, p. 20. « Voilà la direction que
doit prendre l'art : l'expression intellectuelle,
plutôt que l'expression animale. J'en ai assez
de l'expression ‹ bête comme un peintre › »,
propos en anglais recueillis par James
Johnson Sweeney in
The Bulletin of the Museum
of Modern Art, vol. XIII, no. 4–5, New York,
1946, p. 19–21,
in Michel Sanouillet (sous
la dir. de),
Duchamp du signe. Écrits de Marcel
Duchamp,
op. cit., p. 174.
13.
Richard Hamilton,
Collected Words, Thames
and Hudson, Londres 1982, p. 64.
14.
Avec ce collage qui allait devenir l'une des
icônes majeures du Pop Art, Hamilton fut
par la suite considéré comme le « Père du
Pop Art Britannique ».
15.
Richard Hamilton, « Qui admirez-vous ? », 1977.
Voir p. 225.