À propos d'un bicentenaire
Thomas Bouchet, Michel Cordillot
(p. 7-8)
© Cahiers Charles Fourier, les auteurs
Il y a de cela un peu plus d'un siècle, une statue a été érigée à Salins pour
honorer la mémoire de Victor Considerant. Sous le buste, face avant, figurent
ces mots gravés dans la pierre : « Elève de l'École polytechnique. Capitaine du
génie. Représentant du peuple. Proscrit. 1808-1893 ». Sur la face arrière, on
peut lire : « Fondateur de La Phalange et de la Démocratie pacifique. Ouvrages
divers. Destinée sociale. Socialisme devant le vieux monde. Gouvernement
direct du peuple. Etc. » Et plus près du sol, à l'arrière toujours, une dernière
phrase semble avoir pour fonction de synthétiser l'ensemble : « Il a consacré
sa vie à la cause du peuple et à la propagation de la doctrine de Fourier ».
Considerant a mené au fil de son existence bien des combats. Ce numéro
spécial des
Cahiers Charles Fourier, qui paraît à l'occasion du bicentenaire
de sa naissance, rend compte des multiples facettes de sa personnalité et de
son action.
Les articles qu'on va lire ont pour ambition d'apporter des compléments,
voire de légères retouches, à un portrait déjà bien fixé : outre divers travaux
plus anciens, il existe déjà en langue française un solide ouvrage de Michel
Vernus
(1), qui a par ailleurs prêté son concours à ce numéro spécial, et en langue
anglaise la monumentale biographie signée par Jonathan Beecher
(2), source
vive des articles du volume, oeuvre sur laquelle ce dernier a accepté de revenir
en réponse à nos questions, et que nous ne désespérons pas de voir traduite un
jour pour devenir ainsi accessible au plus grand nombre. En faisant appel à un
large éventail international d'auteurs, notre objectif est donc de continuer le
travail de mise en lumière d'un parcours dans sa globalité.
Aucun des auteurs ne verse dans l'hagiographie, contrairement à ce
qui s'observe parfois en ce genre de circonstances. De fait, certains des
développements théoriques de Considerant n'ont pas résisté à l'épreuve du
temps – sans même parler d'outrances qui firent les délices des caricaturistes
de l'époque. Dans son action comme chef de l'École sociétaire après la mort
de Fourier, il a soulevé de nombreuses critiques parfois acerbes et il lui est
arrivé de commettre des choix tactiques erronés, lesquels entraînèrent parfois
des conséquences néfastes. Il s'inscrit dans une époque à bien des égards encore neufs. C'est pourquoi, pensons-nous, il faut lire ce
Cahier dans une
perspective historique et scientifique – et donc avec toute la distance critique
qu'autorise le recul – et non pas dépréciative ou louangeuse.
Il s'agit bien plutôt de revenir sur des étapes d'une vie, sur des aspects
d'une oeuvre politique, et aussi sur un rayonnement. Les contributions qui
composent le numéro (une quinzaine au total) prouvent la richesse des
sources et des questionnements possibles. Elles explorent plusieurs espaces,
de Salins à la France, de l'Europe à l'Amérique du Nord. Au cours de sa
vie Considerant circule beaucoup ; les idées qu'il défend trouvent des échos
en Suisse, au Mexique, aux États-Unis (le fouriériste américain John Allen
prénomme même un de ses fils Victor Considerant
(3)) et ailleurs. Son parcours
permet de mesurer le foisonnement des idées et des expériences, chez ceux
qu'il fréquente ou gravitent autour de lui, chez ses détracteurs aussi ; il donne
aussi une bonne idée des difficultés et des aléas de l'action militante au
XIXe siècle. À plus d'un titre donc les recherches sur Victor Considerant sont
un bon moyen de s'introduire dans l'univers du « socialisme romantique »
(Jonathan Beecher). Le rôle qu'il joue dans l'histoire des socialismes français
au XIXe siècle est de toute première importance et on peut légitimement voir
en lui, tout autant qu'en Ledru-Rollin, l'initiateur et le représentant d'un
courant de la gauche démocratique et républicaine qui, à travers une filiation
incarnée par Benoît Malon puis Jean Jaurès, perdure jusqu'à nos jours dans le
paysage politique de l'hexagone.
Le numéro est structuré en trois parties. On découvrira d'abord un homme
situé au coeur des interrogations et des luttes politiques du tiers central du
XIXe siècle (« Quelle École ? Quel socialisme ? Quelle République ? »). On
l'observera ensuite dans son rôle d'initiateur, d'animateur (du moins au début)
d'une tentative majeure d'expérimentation
(4), qui marque une rupture et influe
sur la suite son parcours (« France-Amérique, et retour »). On appréciera
enfin de quelle manière il s'inscrit dans son siècle (« Parcours, pensées et
actions dans la longue durée »). Une rubrique « sources » – manuscrits issus
des très riches fonds franc-comtois ; imprimés – invite à nourrir la réflexion
textes à l'appui. Notons enfin que le papier et l'écran sont également mis à
contribution pour le projet : en complémentarité avec le
Cahier, des études et
des sources relatives à Considerant sont (et seront) mises en ligne sur le site
charlesfourier.fr.
1.
Victor Considerant, 1808-1893. Le coeur et la raison, Dole, Canevas Éditeur, 1993.
2.
Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, Berkeley, University of California Press, 2001.
3. C'est ce que rappelle James Pratt dans sa notice « Allen » du
Dictionnaire biographique du fouriérisme (en ligne sur le site
charlesfourier.fr)
4. À ce propos, on peut lire ou relire le numéro 4 des
Cahiers Charles Fourier (1993) : « Autour de Réunion, Texas ».