Figment
Yann Beauvais (p. 7-29)
Si Paul Sharits est avant tout connu comme cinéaste, sa pratique ne s'est pas limitée au champ
cinématographique. La peinture, le dessin, la sculpture et les performances y tiennent une large place,
souvent méconnue et pourtant essentielle si l'on veut comprendre l'ampleur et la singularité de son travail
artistique. Ses travaux cinématographiques et picturaux s'organisent selon deux axes : l'un formel,
proche du musical, participe du monde de l'abstraction, tandis que l'autre se déploie dans le champ
psychologique et affectif de la figuration. Le projet de cette exposition est d'indiquer les liens
qu'entretiennent ces différentes pratiques en montrant qu'elles ne sont que les moments d'un ensemble.
Le film est à la fois projetable, mais il est appréhendable en tant qu'objet, comme le sont les dessins,
partitions et objets
Fluxus.
Dans son enfance, la peinture et le cinéma ne lui étaient pas étrangers. Les peintures d'un de ses oncles
le fascinaient. Le cinéma était présent à travers la chronique familiale que réalisait, en 16 mm, son
parrain. C'est lui qui lui offrit sa première caméra ainsi que de nombreuses bobines de film périmé, que
Paul Sharits utilisa pour faire son premier film, un psychodrame qu'il réalisa à l'âge de quinze ans
(1). Après
des études de peinture à l'université de Denver
(2), il se consacre au cinéma. Son cinéma interroge la
capacité du support à produire des travaux qui soient anti-illusionnistes à partir des éléments du
dispositif, c'est-à-dire le ruban de pellicule et les photogrammes de ce ruban, autant que le défilement et
donc la projection dans ses films à multiples écrans ou dans ses installations.
Dans les années 60 Paul Sharits va de la peinture au film : « Je décidai d'arrêter la peinture au milieu des
années 60 mais je travaillais de plus en plus à mes films, dans lesquels je tentais d'isoler et de réduire à
l'essentiel certains aspects de la figuration cinématographique
(3). » Trois événements favorisent ce
changement. L'un appartient au champ artistique : la découverte de la moto de Christo
(4) : « Puis j'ai vu la
moto de Christo et j'ai pensé que jamais je n'arriverais à atteindre cette concision de pensée
(5) » ; les deux
autres sont d'ordre psychologiques : le suicide de sa mère et le fait d'être père, qui le décident à
abandonner la peinture au profit du design industriel. L'expérience n'est pas concluante. Tous cesévénements entraînent l'abandon du projet
Illumination, Accident (6) et le conduisent à privilégier une
démarche radicale en cinéma. Il sera donc désormais cinéaste. Comme il le dit lui-même : « Le
cinématique signifie un traitement cinématique de sujet non filmique. J'entrepris d'ausculter les matériaux
et les processus de mon médium selon des modalités de base en tant que sujet et selon des principes
globaux appropriés
(7). » Il entreprend alors le film qui deviendra
Ray Gun Virus et auquel il travaillera trois
ans. C'est aussi à cette époque qu'il trouve une manière originale d'écrire : il compose les « partitions »
de ses films et des dessins modulaires sur du papier quadrillé. Ce système de notation se libérera ensuite
de cette source et lui permettra de revenir à la peinture abstraite, dans un premier temps, puis figurative à la fin des années 70.
En 1962, pendant ses études, il fonde la Denver Experimental Film Society qui lui permet de découvrir
les films qu'il n'avait pu voir jusqu'alors. C'est à la suite de la projection d'un film de Stan Brakhage,
Dog
Star Man, qu'il entreprend une correspondance avec ce dernier, dans laquelle il s'explique souvent sur
son travail
(8).
Les premiers travaux cinématographiques participent de cette tendance psychodramatique, qui recourt à
des acteurs et explorent thématiquement la sexualité, la solitude, l'angoisse et la peur ; en ce sens, ces films puisent dans le réservoir de thèmes et de motifs explorés par les cinéastes américains des
précédentes générations, qu'ils s'agissent de Maya Deren, Kenneth Anger ou Stan Brakhage
(9)… Quelques-uns
de ces thèmes se retrouveront dans une partie de son œuvre cinématographique ultérieure, à côté
d'un cinéma qui analyse le fonctionnement, les spécificités de l'outil, à partir du photogramme, du ruban
et de la projection. Cette démarche participe du projet moderniste privilégiant une ontologie
cinématographique. Ce projet est clairement synthétisé dans
Mots par page (10), une étude servant
d'introduction à un cours que donna Sharits à l'Antioch College en 1970. Dans ce texte, il précise ce qu'il
en est du cinéma, il reconnaît l'importance du photogramme et de la pellicule comme élément constitutif
de l'être du film. Cette approche n'est pas sans évoquer celle que défendait Hollis Frampton quelques
années plus tôt dans une conférence/performance
(11). Cette réduction du cinéma à ses éléments
constitutifs s'effectue plus ou moins à l'ombre des théories de Clement Greenberg
(12) quant à la pertinence
de la réflexivité de la pratique artistique qui déclenche ainsi l'exploration des virtualités spécifiques du
médium utilisé par les artistes.
Si la peinture s'inscrivait dans ce dualisme entre abstraction et figuration, le cinéma de Paul Sharits essaye
d'échapper à ce type d'exclusion mutuelle. Dans une lettre à Stan Brakhage
(13), il fait part de la difficulté de
faire des films qui seraient classés dans la catégorie du film abstrait, cette dernière lui apparaissant
comme réductrice et trop liée à l'histoire de la peinture et non pas à celle du cinéma. Comme il l'admet à propos de ses premiers films (qu'il détruira par la suite dans une crise de rage antinarrative), son
cinéma travaille à la lisière de ces catégories ; il utilise un terme qui aurait pu tout aussi bien s'appliquer à son œuvre plus tardive. Dans un texte de 1963
(14), il fait référence à ses expériences cinématographiques
qu'il désigne comme « des “images
(15)” afin de les distinguer des films plus traditionnels fondés sur un
symbolisme littéraire ou verbal. » Dans ses premiers travaux – dont
Wintercourse est l'unique exemple
restant –, l'imagerie représentationnelle est mise à mal par une fragmentation de la continuité narrative
du film traditionnel. Il reviendra cependant à ce type de narration dynamitée dans ses derniers travaux :
Figment I : Fluxglam Voyage in Search of the Real Maciunas et
Rapture. En ce sens, Paul Sharits reprend à son compte, avec ses spécificités, la démarche, fréquente chez de nombreux cinéastes du New American
Cinema, qui consistait à pulvériser la continuité narrative cinématographique dominante au profit d'une
affirmation de courtes unités temporelles travaillées à partir des affects. Chez Sharits, la déconstruction
narrative se radicalise puisqu'il ne saurait être question de façonner une quelconque narrativité, comme le
nouveau roman l'explore, ou bien encore comme dans le cinéma de Jean-Luc Godard
(16), et plus encore dans
celui de Gregory Markopoulos
(17). Cet usage de la fragmentation et de l'expérience de l'image envisage le
film comme un tout, fait de la totalité du film une image. Cette expérience, il la ressent très fortement
dans les films de Stan Brakhage (
Anticipation of The Night, puis
Dog Star Man) mais aussi chez Alain
Robbe-Grillet et Alain Resnais (
L'Année dernière à Marienbad). Envisager l'expérience du film comme un
tout, c'est-à-dire comme une image, c'est penser le cinéma selon des critères qui échappent sans doute
aux considérations plastiques classiques au profit d'un travail qui privilégie la forme, et qui cependant
n'est pas formaliste. On comprend en quoi la musique, son système de notations autant que ses
structures de composition (par exemple la sonate et ses quatre mouvements), sont des exemples
privilégiés de Paul Sharits. Cette compréhension du film dans son entièreté, comme une image, anticipe
la vision spatiale du film conférée par les
Frozen Film Frames (tableaux de pellicule). Le film fait appel à
la mémoire, alors que la peinture s'offre d'un coup à travers tous ses éléments. Les
Frozen Film Frames
et la partition sur papier quadrillé nous permettent d'appréhender dans sa totalité le film ; l'expérience temporelle est, dans une certaine mesure, disqualifiée au profit de l'expérience analytique qui se déploie
au travers des « partitions ». Dans les
Frozen Film Frames, on discerne la structuration et la répartition
des éléments à l'œuvre que l'expérience de la durée occulte par la fusion de ces mêmes éléments en un
flux audiovisuel. C'est une expérience similaire, bien que distincte, que déploient les installations
multiécrans de Paul Sharits. Une fois encore, tout nous est donné immédiatement ; au seuil de l'œuvre,
on perçoit les différents éléments dont les variations et les combinaisons vont nourrir et devenir
l'expérience de l'œuvre. Il ne faut pas s'attendre à un développement narratif qui modifierait la perception
de l'installation, comme le réalise à sa manière le film/installation d'Anthony McCall, Line Describing a
Cone. Il s'agit de travaux « qui dressent les possibilités de compositions oscillatoires, ils ne se concluent
pas, ne sont pas dramatiques et ne se développent pas
(18) ». L'expérience de la durée modifie la perception
que nous avons de l'œuvre en y ajoutant la dimension temporelle, rehaussée par une bande-son que les
notations et les
Frozen Film Frames ne convoquent pas.
Razor Blades marque à la fois une rupture (on peut parler de
tabula rasa au regard des écrits d'alors de
Sharits dans lesquels il n'est pas toujours tendre avec l'avant-garde cinématographique du moment) et
un véritable commencement
(19). En effet,
Razor Blades se distingue radicalement de ce qui se faisait à
l'époque, quand bien même certains cinéastes – Peter Kubelka,
Tony Conrad et Victor Grauer
(20) –
travaillaient avec le
flicker film, le film à clignotement
(21). Les films de deux premiers cinéastes sont en noir
et blanc, tandis que
Archangel de Grauer (qui est aussi un musicien
(22)) est en couleur. Kubelka et Conrad
n'ont pas interrogé la dimension plastique et affective de la couleur. L'approche de Kubelka dans Arnulf
Rainer est dominée par le musical, tandis que, pour
The Flicker, Conrad s'est appuyé sur les
mathématiques, son expérience avec le Theater of Eternal Music
(23) et ses essais avec les lumières
stroboscopiques
(24).
Avec
Ray Gun Virus, Paul Sharits ne parle pas plus de film abstrait quand bien même le film consiste en
une succession stroboscopique de photogrammes de couleur pure, accompagnée du son des
perforations. Il va même jusqu'à dire qu'il est question « d'un récit de couleurs
(25) ». Il s'agit d'un film
concret dans la mesure où il joue avec la matérialité même du support – avec les éléments constitutifs
du support, le ruban de pellicule perforée, ou le grain dans
Apparent Motion. Le film travaille selon des
rythmes et des enchaînements de couleurs qui font de l'expérience du film une épreuve visuelle autant
qu'une prise de conscience quant à la spécificité de l'expérience proposée
(26). Le film résiste-t-il ? fait-il écran à sa perception ? Il propose une expérience particulière qui consiste en un échange entre ce qui est
projeté, ce que l'on perçoit et ce qui se manifeste à l'écran. Le film résiste à l'analyse de son expérience
pendant la projection. Le clignotement nous fait passer de l'espace public – la salle – à une expérience
intime – l'analyse des phénomènes de notre perception du film
(27) –, avant de nous rabattre violemment
sur l'écran. On va du clignotement à la perception physique de l'écran (effet de volume) et de l'écran au
flicker, mais ce retour modifie la perception que nous avons à la fois de l'écran et du
flicker (28). Dans le
flicker film de Sharits, la question de l'immersion développée dans les installations est constitutive de
l'expérience de la projection. L'expérience de
Ray Gun Virus est aussi empreinte d'une cruauté particulière
en ceci qu'elle est accompagnée du vrombissement constant des perforations, dont la scansion régulière
s'oppose à l'éclatement chromatique du clignotement, celui-ci répondant à d'autres logiques
d'enchaînements. Cette répétition régulière des perforations anticipe la bande-son de certains films dans
lesquels un ou des mots sont indéfiniment répétés, par exemple
T,O,U,C,H,I,N,G,
Inferential Current ou
Episodic Generation, et l'installation
Sound Strip/Film Strip. Mais c'est
Color Sound Frames qui prolongera directement ce vrombissement en refilmant à différentes vitesses et en son synchrone le
défilement des rubans de pellicule avec leurs perforations.
Inferential Current utilise des processus
sonores similaires à ceux déployés à l'image. Dans ce film, deux bandes de
flicker film défilent selon des
directions opposées. Selon la vitesse du défilement d'une des bandes, le mot répété dans chacune des
bandes-son produit des blocs de sens tourbillonnants, comme on en fait l'expérience par exemple dans
Come Out ou It's Gonna Rain de Steve Reich. La superposition des boucles sonores, en phase ou non
selon leurs accélérations ou ralentissements, est productrice de ces effets, qui s'éloignent du perçu visuel
malgré une similarité processuelle.
Dans
Sears Catalogue 1-3,
Dots 1 & 2,
Wrist Trick,
Unrolling Event,
Word Movie (Fluxfilm (29)),
Ray Gun
Virus,
Piece Mandala/End War,
Razor Blades,
T,O,U,C,H,I,N,G et
N:O:T:H:I:N:G, Sharits mêle aux
photogrammes de couleurs pures des photos et illustrations. La dynamique conflictuelle entre les éléments utilisés est soulignée par l'aspect fragmentaire des premiers films qui travaillent selon une
accumulation de courtes boucles distinctes29. Elles lui permettent de mettre en place des ensembles de
tonalités, des séries chromatiques qui produisent des effets de volume, de profondeur, des contractions
et expansions du champ coloré modifié selon la vitesse des clignotements autant que par la dominante
qui les distribue. Ces premiers films lui font constater la production de formes émergentes, leurs
déplacements, leurs vitesses qui dépendent en grande partie des tonalités ; certaines d'entre elles
induisent des formes plus ou moins grandes, alors que le déplacement paraît issu de la récurrence des
couleurs utilisées dans la durée.
Razor Blades ouvre et clôt
(30) cette première série de films qui ne se
développent pas selon des formes symétriques ou selon des mandalas, comme c'est le cas avec Piece
Mandala/End War,
T,O,U,C,H,I,N,G ou
N:O:T:H:I:N:G. Le recours à une forme qui inscrit une linéarité
dans le cours du film favorise une liberté de choix dans l'organisation des rythmes selon des croissances
géométriques préétablies (que l'on retrouvera dans les différents croquis, schémas préparatoires de ces
films). C'est l'augmentation et la rétraction de la pulsation – peut-on parler de variable de l'interstice ? –
qui permettent la fusion des blocs dans
T,O,U,C,H,I,N,G, alors que, dans
N:O:T:H:I:N:G, les variations
chromatiques accentuées s'autonomisent en regard des constituants figuratifs. Ces échappées
chromatiques, ces irradiations
(31) surgissent à la manière d'éclats qui font vaciller notre perception du
mandala au profit de l'immédiateté de l'assaut chromatique. Dans
N:O:T:H:I:N:G, la bande-son travaille
la perception du
flicker d'une nouvelle manière. Avec
Ray Gun Virus, le vrombissement des perforations
induit des phénomènes acoustiques proches de ceux que déploie la musique de La Monte Young ou de
Terry Riley : des drones (musique de bourdon). Dans
T,O,U,C,H,I,N,G, le mot « destroy » incessamment
répété, sauf dans la section centrale, façonne, de son côté, des relations causales entre le son et l'image
que l'on ne retrouvera pas dans
N:O:T:H:I:N:G, qui privilégie une dérive acoustique, pour ne pas dire
l'imprévisibilité.
N:O:T:H:I:N:G ouvre des possibilités de juxtaposition entre le son et l'image qui ne sont
ni causales ni mêmes processuelles.
Dans
T,O,U,C,H,I,N,G, cinq élocutions du mot « destroy » ont été choisies
(32) et réunies en écartant les
blancs qui les séparaient afin de constituer la bande-son du film. Ainsi que le remarque Sharits, le mot
« destroy » se décompose en deux parties, « de » et « stroy », qui induisent une suspension de la
compréhension du mot lui-même et entraînent l'apparition de mots parasites que l'on croit entendre, à
l'image des formes apparaissant dans les
flickers. La répétition sonore tout au long du film est en
adéquation avec la pulsation visuelle, alors qu'elle s'éclipse au centre du film ou règne le silence. Avec
Word Movie (Fluxfilm 29), le son des mots scandés semblent répondre, précéder, suivre le défilement de certains des mots apparaissant à l'image, alors que
N:O:T:H:I:N:G juxtapose des temporalités
distinctes. On ne voit pas de connections immédiates entre la sonnerie d'un téléphone et la chute d'une
chaise ; par contre, ce que l'on ressent, c'est une affirmation des potentialités inhérentes du dispositif où
l'on peut activer le plan sonore en dehors de l'image, et inversement. Le son de ce film est épisodique,
la majorité du film est silencieuse, on pourrait dire que lorsque le son surgit, il enfreint l'image. Au début
du film, on entend le bris d'un verre, puis le son d'un liquide versé dans un récipient, et à la fin du film,
lorsqu'on entend des vaches meugler, on en déduit qu'il s'agissait de lait. Il n'y a pas de logique causale
entre les événements sonores et ceux-ci ne sont pas plus liés au visuel. Le son et l'image sont dans un
rapport conflictuel, contradictoire, presque surréel
(33).
Il faut aussi questionner le rapport entre les textes
(35), humoristiques – « A-R-E-Y-O-U- D-E-A-D-?-H-U-E-?
dans
Razor Blades – ou trashs, et les images figuratives ; comment fonctionnent les injonctions verbales
(texte à l'écran) et les images violentes : opérations, agressions et sexualité. La question de l'oeil tranché
qui resurgit plusieurs fois dans
Razor Blades (les deux demi-cercles qui n'en forment jamais un au moyen
des deux écrans) et dans
T,O,U,C,H,I,N,G (l'opération de l'oeil) renvoie à l'image récurrente d'Un chien
andalou, et aussi plus tard dans
3rd Degree, l'attaque du visage de la femme, de son oeil au moyen d'une
allumette enflammée. On voit plus facilement ce visage dans
Bad Burns car le spécimen est projeté
normalement, alors que l'installation
3rd Degree fait pivoter la projection de 90°. Dans
Razor Blades, une
séquence fait alterner les visages d'un homme et d'une femme, avec des plans très brefs d'un morceau
de viande coupé en deux au moyen d'un rasoir, puis recouvert de crème à raser
(35).
Dans
Sound Strip/Film Strip (36), la rayure sur des perforations participe de ce même humour qui se joue
de la capacité du film à produire de l'illusion visuelle. « J'ai fait un film dans lequel une rayure sur la
pellicule défile dans l'espace vide de la perforation ; ce qu'elle ne peut faire puisque la perforation est du
vide pur et simple à l'intérieur duquel il ne peut y avoir de rayure
(37). »
La trace des griffures du visage dans
T,O,U,C,H,I,N,G s'inscrit en un filet de paillettes, ce qui est pour le
moins incongru. On est en présence d'une représentation truquée. La violence de la scène est minimisée,
moquée par ce sang qui n'en n'est pas puisque constitué de paillettes. Il y a là un « mauvais goût » qui
participe d'une esthétique « camp » qui aurait investi d'autres territoires. Multiples sont les références à la
bande dessinée, à l'animation (l'ampoule qui s'évide de sa lumière noire dans
N:O:T:H:I:N:G), à la
comédie – dans
Analytical Studies II : Unframed Lines, un spécimen de ruban de pellicule usé tente
vainement de passer par le projecteur analytique, ou encore le pseudo-film éducatif sur la manière de
s'essuyer le cul dans
Razor Blades. Cet humour qui se joue du mauvais goût se retrouve dans les os
hérissés de couleurs autant que dans la plupart des objets fluxus, par exemple
Pair of Silver Shoes
Covered in Plastic Spiders, Keys… La matité des couleurs dans les os peints, la juxtaposition des textures
dans les objets fluxus et dans les peintures abstraites puis « expressionnistes » des années 80, les
juxtapositions chromatiques, tout concourt à explorer les limites du goût.
Les scènes de violence représentées ou même suggérées se retrouvent dans le traitement du ruban de
pellicule lui-même, autant par les rayures que par les brûlures, les deux pouvant être réunies dans
certains cas, comme dans
Analytical Studies,
Episodic Generation ou
3rd Degree. Cette violence dont on
retrouvera la trace dans de nombreuses toiles des années 80 se lit autant dans les contenus que dans les
traitements mais, parfois, pour Paul Sharits, l'usage du
flicker relève plus du journal, du compte rendu
d'une angoisse. Dans plusieurs interviews, Sharits fait part du projet d'un long film de couleurs pures qui
lui permettrait d'« exprimer les choses de manière quasi chronologique. Par exemple, le sentiment de la solitude
(38). » Ne dit-il pas dans son interview avec
Jean-Claude Lebensztejn : « Je pense que les clignotants
sont en partie des films sur l'angoisse, sur mon angoisse. En dehors de leur intérêt pour les réalités de
la perception, les seuils de perception et la possibilité de créer des accords temporels de couleurs, ce sont
pour beaucoup des projections de sentiments internes
(39). » La reconnaissance de cette composante
permet de recadrer le travail de Paul Sharits en lui ajoutant cette dimension affective que nombre de
lectures ne lui ont pas conféré, trop marquées par une approche formelle de son œuvre. Il a été plus
difficile de suivre le travail de Sharits dès lors que ses films devenaient le reflet, ou les journaux, de ses
angoisses (
Brancusi's Sculpture Ensemble at Tirgu Jiu,
Figment,
Rapture). La dimension analytique,
théorique est bien sûr présente dans son travail et dans la plupart des films des années 70, mais elle n'est
pas seule aux commandes. La dimension autobiographique n'est jamais éloignée, tant dans les films que
dans les peintures ; les séries
Positano et
Posalo, bien qu'abstraites, sont des reflets de sa vie du
moment. Au début des années 80, cette dimension a pris le dessus dans les œuvres picturales, les sujets
se rattachant aux événements de sa vie, tel le jour où on a tiré sur lui à bout portant dans un bar de
Buffalo. La question de l'épilepsie est récurrente, elle est devenue le sujet d'une installation et d'un film :
Epileptic Seizure Comparison, dont on retrouve la trace dans plusieurs toiles de Paul, celles aux visages
déformés par la couleur, et le cri de
Portrait Series.
Si l'on prend en considération qu'un film est l'écoulement d'une ligne modulée, constitué d'éléments
distribués par le clignotement, alors on comprend mieux la relation qui unit musique et film d'un point
de vue compositionnel. Ayant étudié la musique pendant plusieurs années, la connaissance de celle-ci a
permis à Sharits de composer ses films à partir de motifs musicaux qui sont de véritables déclencheurs ;
Beethoven et Mahler pour
Declarative Mode (40), Mozart pour
T,O,U,C,H,I,N,G, Bach pour
N:O:T:H:I:N:G.
Ce n'est pas tant la transcription de la mélodie qui l'intéresse que la possibilité offerte aux musiciens de
travailler avec de tels outils. Le
flicker organise en accords de couleurs les séries de photogrammes de
couleurs pures. À cet égard,
Shutter Interface est exemplaire. Cette installation juxtapose selon les
versions deux ou quatre projections qui se chevauchent partiellement. Dans ces zones où les bandes de
flicker se superposent, on visualise des harmoniques et des résonances chromatiques, qui ne sont pas
sur les rubans mais qui résultent de la périodicité et de la juxtaposition temporelle des photogrammes de
couleurs pures clignotants
(41). Ces accords, selon leur modulation, induisent des lignes mélodiques pour
lesquelles les dessins modulaires autant que les partitions de travail sont des chaînons essentiels. Ils
inscrivent le développement d'une proposition, mais ont une existence par eux-mêmes. Dans une
interview
(42), Paul Sharits parle de l'importance de ces travaux qui accompagnent la production de l'œuvre
et de la nécessité de les montrer, au même titre que l'œuvre projetée : le film et le tableau de pellicule,
les dessins. C'est d'autant plus important pour toutes les œuvres «
in situ » (
locational pieces) qui n'ont pas
de durée définie puisqu'elles tournent en boucle, n'ont ni début ni fin. La partition, le dessin ou les
Frozen
Film Frames se présentent alors comme des moments distincts de l'œuvre mais cependant inséparables. Ils
sont à la fois des moments de l'expérimentation d'un projet autant qu'ils élargissent l'usage du cinéma. Les
dessins sont préparatoires (voir
Score 3A for Declarative Mode,
Analytical Studies IV), autant qu'ils sont la
fidèle transcription du film, la partition. D'un côté, les
Frame Studies, qui sont des partitions pouvant
générer des films et des dessins, de l'autre les Studies for
Frozen Film Frames, qui sont le rendu exact
du film issu des
Frame Studies (43).
La question du musical est importante puisque c'est autour d'elle que peuvent se comprendre à la fois
les conditions d'une approche formelle et son abandon dans les derniers travaux, dont le projet sur l'ultime mazurka de
Chopin confirme l'importance
(44). On se souvient que, pour Clement Greenberg, la
musique est le modèle de l'art pur et, en tant que tel, un art abstrait
(45). Plusieurs peintres et cinéastes y
ont puisé leur inspiration afin de fonder une pratique abstraite de leur art. Nombreux sont les textes,
interviews de Paul Sharits dans lesquels la question du son et de la musique motive la réflexion sur ce
qu'est à la fois le film mais aussi sur ce que le film devrait être. Il ne s'agit pas d'établir une quelconque
synesthésie mais de se servir des modèles musicaux, et plus précisément du fonctionnement de la
musique en trouvant « des analogies opératoires entre les matières de voir et d'entendre ». Où encore :
« Peut-on trouver un analogue visuel à cette caractéristique d'un son complexe : le mélange d'un son
fondamental avec ses harmoniques
(46). » La musique est un paradigme autant qu'elle peut être moteur
d'une synesthésie partielle. Comprendre comment s'organisent les sons d'un accord, comment ils
s'enchaînent afin de créer un tissu mélodique permet à Paul Sharits de proposer des solutions en vue
d'un cinéma qui travaille en fonction des unités élémentaires du ruban. Les grappes clignotantes de
photogrammes de couleurs pures créent des lignes mélodiques en fonction de l'intensité des teintes, de
leur durée et de leur juxtaposition aux couleurs qui les précèdent ou les suivent
(47). La vision du film ne
nous permet pas de saisir une couleur plus qu'une autre comme nous le montre le tableau de pellicule
(qui sert alors de système de notation) mais nous permet d'appréhender des mélodies, des passages,
des glissements, des contractions et expansions colorées qui se meuvent en fonction des vitesses plus
ou moins marquées, travaillées par tel ou tel film. Sharits déclare que telle partie de
Declarative Mode est
issue du final de la septième symphonie de Beethoven. Un tel énoncé ne signifie pas pour autant que le
projet du film relève de la synesthésie. Il se trouve qu'à de brefs moments du film, la rythmique musicale
a servi de modèle pour organiser la section du film, quitte à utiliser la structure rythmique d'un
mouvement ou d'une partie d'un allegro, etc. C'est en ce sens que nous parlions de synesthésie partielle.
Lorsqu'un film, une installation met en rapport direct deux écrans (l'un dans l'autre pour ce qui est de
Declarative Mode,
Tirgu Jiu, ou contigus avec
Razor Blades), il est d'autant plus facile de saisir une
musicalité entre les deux écrans (instrument) qui peuvent être en phase, ou bien se déphaser avant de
se réunir à nouveau pour produire une image ou des passages et dissolution d'une image dans l'autre.
La dimension mélodique des
flickers films est d'autant plus palpable qu'elle suit chez Paul Sharits un
développement souvent programmé : le mandala. Le visionnement de
N:O:T:H:I:N:G ne nous permet
pas de saisir la structure symétrique du développement, quand bien même on ressent, dans la seconde
moitié du film, une familiarité avec les lignes rythmiques et chromatiques explorées. Est-ce parce que
l'oeil s'est habitué et repère plus facilement, dans l'expérience de la durée, des relations chromatiques
déjà proposées ? Ici c'est la reconnaissance de l'organisation d'un assemblage chromatique et la
répétition qui évoquent une dimension musicale. L'appréhension musicale est-elle renforcée parce que
N:O:T:H:I:N:G est en majorité silencieux, comme l'est entièrement
Declarative Mode ? Si l'on met ces
deux films en regard de
Ray Gun Virus qui juxtapose le son des perforations du
flicker coloré projeté, la
dimension proprement musicale s'efface au profit d'une expérience visuelle qui privilégie le
fonctionnement du dispositif : le défilement d'un ruban de pellicule devant un obturateur qui induit le
clignotement et la tête de lecture du projecteur qui lit les informations optiques qui lui sont proposées.
Cette dimension musicale est beaucoup plus perceptible dans les films
flicker que dans les films ou le
ruban est refilmé.
S:TREAM:S:S:ECTION:S:ECTION:S:ECTION:S:S:ECTIONED échappe à cette disqualification. En effet il ne
s'agit pas d'un
flicker film et, pourtant, le paradigme musical y est puissamment affirmé. À propos de ce film, Paul Sharits dit qu'il est « finalement arrivé à utiliser la surimpression de façon à atteindre à la fois
une “profondeur harmonique” et la possibilité d'un “contrepoint” ». Plus tard, il demandera à son lecteur
de ne pas tirer la conclusion « que [son] intention première dans ces films est la “musicalité
(48)” ».
L'organisation du film est importante puisqu'elle mêle au moins quatre sources d'informations distinctes :
des plans de rivière en surimpression (qui passent de six à aucun, en boucle trois fois), des rayures (huit
blocs de trois rayures toutes les quatre minutes à partir de la quatrième), des mots répétés (au nombre
de six, et qui se superposent les uns aux autres) et des bips et des collures (la relation entre les bips et
les collures est modulaire)
(49).
Le film confronte le défilement du ruban au flux de l'eau, il interroge les écarts existant entre
l'enregistrement photographique créant l'illusion d'un espace tridimensionnel et l'espace physique
bidimensionnel du ruban de pellicule. Les six plans de la rivière s'entremêlent dans un bouillonnement
de flux d'informations qui nous laisse rarement en privilégier un. Lorsqu'il ne reste plus qu'un flux, on a
l'impression d'en voir d'autres, nous sommes dans un espace qui relève de l'imaginaire : une
construction (
a figment). Le premier mot répété en boucle à la manière de
T,O,U,C,H,I,N,G, sur lequel se
greffent un à un les autres, irrigue cette construction. La répétition induit un autre tourbillonnement
sonore, un autre flux dont on perçoit les différences sans pour autant s'y arrêter ; elles font partie du flux
d'informations de l'expérience. La manifestation d'un écart fait partie de la proposition et la renforce.
Chaque bloc de rayures nous conduit à regarder le cadre autrement, autant que les courants d'eau, autant
que le rapport qui unit ces deux types d'informations photographiques et graphiques. La rayure affirme
aussi bien la fragilité du support que sa matérialité, c'est pour cela qu'elle a été souvent écartée par le
cinéma de divertissement et moins souvent revendiquée par les cinéastes d'avant-garde. Il y aurait toute
une archéologie à dresser sur l'incorporation de la rayure comme élément visuel, qui inclurait, entre
autres, Len Lye, Adrian Brunel, Stan Brakhage,
Isidore Isou, Maurice Lemaître,
Carolee Schneemann,
pour se limiter à quelques noms. Ces rayures, qui sont le sujet même du film, n'affirment-elles pas pour
la première fois l'importance du défilement dans le travail de Sharits. Ce sont aussi des objets plastiques
importants qui relient ce film au champ des arts plastiques (que l'on pense aux zips de Barnett Newman
ou aux incisions de
Lucio Fontana), autant qu'ils montrent le lien existant entre les dessins modulaires,
les partitions. Ces dernières sont réalisées au moyen de points colorés qui représentent un
photogramme, ou de lignes zigzagantes (on pourrait presque parler de doodles
(50)) plus ou moins
tremblantes. Dans un cas, on voit la partition photogramme par photogramme, dans l'autre on voit les
fondus d'une couleur à l'autre, le croisement simultané d'informations distinctes. Une chose saute aux
yeux dans
S:TREAM:S:S:ECTION:S:ECTION:S:ECTION:S:S:ECTIONED, comme c'est aussi le cas avec
Wintercourse,
3rd Degree (51) ou même
Rapture (52) : la qualité photographique importe peu au cinéaste. Par
qualité photographique il faut comprendre ce qui est techniquement envisagé comme la norme : une
bonne exposition, la netteté, l'éclairage… Ce qui est travaillé dans ces films n'est pas la belle image mais
la production d'une image cinématographique, c'est-à-dire une image qui n'est que par et dans la
projection, une image avec laquelle on va induire de la pensée vers, sur le dispositif autant que sur les
mécanismes qui nous permettent de saisir ce qui est en jeu lors de la réception de ces propositions. On
retrouve ici ce que prônait Duchamp quant à la participation du spectateur dans la constitution de
l'œuvre
(53). Ce sont les processus que déploie Sharits dans
S:S:S:S:S:S qui inscrivent la relation au musical ;
la prédictibilité de l'apparition des rayures, sans pour autant en connaître exactement l'emplacement,
répond à l'augmentation des mots proférés, autant que, par inversion symétrique, elle évoque la diminution et la reprise des séquences de la rivière. Le son des collures, qui n'est pas synchrone mais
déphasé selon des intervalles dégressifs, souligne à la fois l'implacabilité du système employé par Sharits
autant que la possibilité de s'attarder à toutes les formes d'écarts au sein du système. Les rayures aux
épaisseurs variables et aux couleurs changeantes déclenchent parfois des fuites dans l'image – les flots
devenant partiellement rayures ou inversement –, produisent un télescopage dans l'épaisseur de l'image,
entre le fond et le premier plan. Une fusion par rétraction de l'illusion cinématographique se produit au
détour d'une rayure, les autres, à la manière des gribouillis de Len Lye, se tordent et se vrillent afin de
maintenir la séparation entre la nature des deux objets filmiques présent à l'image. À chaque collure, toutes
les rayures disparaissent sur un photogramme, on ne voit qu'une marque noire centrée sur l'image et une
amorce de
flicker est induite par le jeu des raccords dans les plans de rivière. Les rayures et les flots
s'encastrent les uns les autres dans un étonnant contrepoint duquel émergent les bips et les parasites des
rayures comme ritournelle passagère. C'est parce que la logique du développement de ce film est prévisible
qu'on peut « explorer ces moments de tension particulière dans lesquels l'illusion du flot des images projetées
se joue du flux des images : le ruban projeté, le film actuel que l'on est en train de voir
(54) ».
S:TREAM:S:S:ECTION:S:ECTION:S:ECTION:S:S:ECTIONED nous informe du développement futur des
films et des installations de Sharits ayant pour objet le défilement. Les surimpressions des plans de rivière
anticipent les glissements des rubans de
Sound Strip/Film Strip (55),
Color Sound Frames, la série des
Analytical Studies,
Episodic Generation… Ces travaux organisent l'espace et interrogent d'autres illusions
optiques, ils s'écartent ainsi de l'
Op Art dans lequel on a souvent classé une partie des films de Paul
Sharits.
Colour Sound Frames et
Episodic Generation montrent comment les glissements de bandes de
film produisent des espaces qui semblent distordre l'écran. Dans la version pour écran unique de
Episodic Generation, nous sommes en présence d'illusions optiques qui induisent des boursouflures sur
les bords verticaux de l'écran. Ces effets sont à l'horizontal pour l'installation car la projection est basculée
de 90° vers la droite. Projeté sous la forme d'une installation, ce film paraît modifier l'aspect solide de la
paroi sur lequel il est projeté. Soudain, celle-ci se déforme en fonction des vitesses et le mur, cet écran,
devient un espace courbe ou, plus précisément, un espace ondulant ; plus rien n'est fixe, rien n'est moins
certain que cette fiction que nous voyons à l'œuvre, dont nous sommes les actants.
Les installations réclament la participation des spectateurs ; elles représentent une étape importante dans
le développement proprement immersif du travail cinématographique de Paul Sharits. Dans les films,
l'immersion est souvent contrebalancée par l'impact affectif de certaines images – l'opération de l'oeil,
pour n'en citer qu'une. La question de la violence des effets stroboscopiques a été investie par Gil
Wolman dans son film
L'Anticoncept qui, requérant un ballon sonde pour être projeté, interroge le
dispositif classique de la projection
(56). Paul Sharits envisage ses pièces pour le musée ou la galerie comme
un prolongement et un dépassement du cadre formaté de la projection en salle. « Le film peut occuper
d'autres espaces que celui de la salle de cinéma. Il peut devenir un film «
in situ » (au lieu d'évoquer/de
représenter d'autres lieux) en existant dans des espaces dont les formes et l'échelle de la taille de l'image
et du son sont partie intégrale de la pièce. J'ai trouvé que cette forme de réalisation et de monstration où
j'utilise plus d'un projecteur était de plus en plus pertinente et nécessaire si je voulais vraiment réaliser
mon intention qui est d'élaborer une analyse ontologique précise des nombreux mécanismes et
dualismes du film
(57). »
Nous avons dit que les installations de Paul Sharits nécessitent la participation des spectateurs car elles
sont avant tout analytiques. Elles explorent la notion de défilement ainsi que les conditions de réception de l'œuvre. Les spectateurs interrogent la production de la pièce, ce qui lui permet d'être ce qu'elle est au
moyen de ce qu'elle met en œuvre. Le contenu de l'œuvre n'est pas occulté, « il est son spécimen ». C'est
parce que ces œuvres sont ouvertes, libres d'accès, qu'elles n'ont pas de durée prédéterminée, que leur
structure compositionnelle ne répond pas à des critères de développement, et que leur contenu est
immédiat, qu'elles nécessitent un engagement de la part des spectateurs. Comme l'a remarqué un
spectateur de l'installation Dream Displacement
(58), la disposition du son par rapport à l'image induit une
coupure dans l'espace de la projection qui invite au déplacement constant ; de plus, il est spatialement
distribué, ce qui renforce la déambulation dans l'espace. Il faut arpenter l'espace de la projection pour
l'activer. Bien que tout soit donné d'emblée, c'est le déplacement qui permet de saisir ce qui se trame
dans la pièce projetée. Chaque pièce configure de manière spécifique l'espace qu'elle occupe
(59). Le format
des images, la manière dont elles s'enchâssent les unes dans les autres, reproduisant souvent de manière
horizontale un ruban de film défilant, leur relation avec le son qui peut être plus ou moins
environnemental : un paysage sonore, ou localisé, renouvelle et montre la variété des interventions «
in
situ » réalisées par Paul Sharits. Si les premières installations privilégient le défilement des rubans, l'une
y échappe en partie (
3rd Degree), tandis que l'autre y échappe en totalité (
Epileptic Seizure Comparison).
Cette dernière est la seule installation verticale dans laquelle on est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de
la crise d'épilepsie. On remarque à cet égard que les divers dessins qui accompagnent la production de
3rd Degree exposent la pièce selon deux sens, les trois films se déversant sur la droite, ou sur la gauche
selon un emboîtement en escalier.
Dans
Epileptic Seizure Comparison, le spectateur partage la crise de deux manières : d'un côté il voit et
entend les cris des patients, de l'autre il entend et voit une transcription sonore des passages des ondes
alpha à thêta de ces mêmes patients, ainsi qu'une conversion chromatique de cette même crise, de
l'intérieur. Les deux écrans clignotent alternativement, distribuant les crises dans un environnement
triangulaire qui ne fait qu'augmenter leur intensité.
Epileptic Seizure Comparison renoue avec l'usage des écrans doubles, une des constantes du travail
cinématographique de Paul Sharits, notamment dans
Razor Blades,
Vertical Contiguity,
Declarative Mode,
Brancusi's Scuplture Ensemble at Tirgu Jiu et
Tirgu Jiu. La multiplicité des configurations spatiales de
l'écran double lui a permis d'envisager des relations qui pouvaient activer les virtualités du film. La
relation peut travailler la symétrie, ou le complément d'une image vis-à-vis de l'autre, mais peut aussi,
comme c'est le cas avec
Declarative Mode et
Tirgu Jiu interroger la mise en abyme et questionner ainsi
le cadre et ses bordures, autant que les chevauchements de cadre (
Tirgu Jui s'apparente ainsi à
Shutter
Interface). Certains films deviennent, à la manière des nombreuses expérimentations qui les constituent,
des spécimens pour de nouveaux films.
Epileptic Seizure Comparison aussi bien que
3rd Degree témoignent de l'histoire personnelle de Sharits.
L'épilepsie a toujours été une hantise pour Paul Sharits. La destruction, la violence, la menace font de
3rd
Degree (60) une étude sur la fragilité et la vulnérabilité de la femme menacée, ainsi que sur celles du film,
thème qui avait déjà été abordé mais de manière plus formelle dans
Analytical Studies II et
IV.
À partir de 1982, date d'une tentative de meurtre à son encontre, Paul Sharits réduit sa production
cinématographique. Il revient plus férocement à la peinture et expose plus fréquemment. Les sujets de
ses peintures sont plus ouvertement autobiographiques et renouent avec certains motifs présents dans
les films : l'arme à feu de
Ray Gun Virus se retrouve dans plusieurs peintures dont
Infected Pistol est un
exemple. Le travail sur la matière picturale est plus affirmé, la couleur est directement vidée du tube ou appliquée à l'aide d'une seringue de pâtissier, les thèmes renvoient à des moments de destruction,
infestation, etc. Des réseaux de lignes créent des figures en surimpression, évoquent certains effets
cinématographiques qui instaurent un délai, un retard entre voir et percevoir. À ce moment, la peinture
représente à nouveau un terrain d'expérimentation que le film n'offre plus. Cependant, de nouvelles
directions du film sont explorées et, parmi celles-ci, la dimension du journal filmé est pleinement
assumée dans
Brancusi's Sculpture Ensemble at Tirgu Jiu. Cette dimension trouvera son prolongement
dans
Figment, œuvre qui privilégie une forme proche de la chronique en épisodes (serial) et qui permet
à Sharits de découvrir de nouvelles conceptions sonores. Cette question de nouveaux rapports sonores
trouve son illustration dans le projet sur la mazurka de
Chopin. Lors d'un séjour en Pologne, le cinéaste
découvre cette œuvre et décide de se lancer dans un nouveau projet, en filmant selon les rythmes de la
musique
(61). Quelques semaines plus tard, il envoie à
Józef Robakowski, chez qui il habitait en Pologne, la
partition rehaussée de couleurs, qui servira de fil conducteur pour la production de ce film.
L'exposition des installations requiert une maintenance que Sharits devait bien souvent prendre en
charge ; cela devint une servitude, une contrainte supplémentaire qui devenait pesante, d'autant que la
santé de Sharits avait été soumise à rude épreuve (rappelons qu'il avait reçu un tir à bout portant dans
un bar de Buffalo). Les conditions de vie devenant de plus en plus précaires, tout concourt à ce que Paul
Sharits explore des médias moins coûteux : la vidéo, les performances, renouant ainsi avec l'esprit
Fluxus.
Le moment est venu d'envisager son œuvre dans son entièreté. Gageons que cette exposition et ce
catalogue en marquent les prémices nécessaires.
1. « En 1958, j'ai commencé à réaliser des études filmiques de nature “psychodramatique”
sur film 8 mm », dans
Je me sens libre…, dans
cet ouvrage, p. 135.
2. C'est dans cette université que Stan Brakhage
avait étudié quelques années auparavant.
3.
Entendre : Voir, dans cet ouvrage, p. 121.
4.
Wrapped Vespa, 1963-1964.
5. Voir
Ma peinture et mes films pour la galerie
A, dans cet ouvrage, p. 163.
6. Il s'agit d'un long métrage qui s'est révélé
impossible à terminer. Sur ce film voir
Ma
peinture et mes films…,
op. cit., p. 163.
7. Paul Sharits :
UR(I)N(ul)LS:S:TREAM:S:SECTION:S:SECTION:S:S:ECTIONED(A)(LYSIS)JO: “1968-1970”, Film
Culture, no 65-66, p. 13.
8. Correspondance inédite présentée lors de
l'exposition « Mind Frames. Media Study at
Buffalo, 1973-1990 », ZKM, Karlsruhe, 2007.
9. Pour une étude de ces films, voir P. Adams
Sitney,
Visionary Film, Oxford University Press,
1979 (trad. franç.,
Le Cinéma visionnaire, Paris,éditions Paris Expérimental, 2002), et David E.
James,
Allegories of Cinema : American Film in
the Sixties, Princeton University Press, 1989.
10. « Words per Page »,
Afterimage, no 4,
Londres, 1972 ; voir, dans cet ouvrage p. 103.
11.
A Lecture, 1968, dans P. Adams Sitney
(éd.),
The Avant-Garde Film : A Reader of
Theory and Criticism, New York University
Press, 1978 (trad. franç. dans
Les Cahiers du
musée national d'Art moderne, Paris, no 61,
automne 1997).
12. Rappelons que « Modernist Painting » paraît
au printemps 1965 dans
Art and Literature, no 4,
New York, 1965.
13. « J'ai résisté et continue de résister à l'idée
du cinéma abstrait pour plusieurs raisons,
parce que mon travail en peinture et en
sculpture n'a jamais été figuratif (il était abstrait,
non-objectif) […] je me méfie des
catégorisations (cinéma abstrait) et l'idée que
quelqu'un puisse comprendre quelque chose
en le labellisant… labelliser a toujours signifié
pour moi mettre de côté, se sentir à l'aise avec,
etc. »
14. Publié dans le 3e catalogue de la New York
Film-Makers' Coop,
Film Culture, no 37,
New York, 1965.
15. Sur l'ambiguïté de ce terme, voir l'entretien
avec Hollis Frampton qui eut lieu dans le cadre
des activités des Media Studies à l'université de
Buffalo le 1er mars 1973.
16. Paul Sharits a écrit l'un de ses premiers
articles sur le cinéma coloré de Godard, « Red,
Blue, Godard », dans
Film Quarterly, no 19,été 1966.
17. Voir « Towards a New Narrative Film
Form »,
Film Culture, no 31, 1963-1964 (trad.
franç. dans Yann Beauvais (éd.),
Gregory
Markopoulos, rétrospective, Paris, American
Center, 1995).
18. Dans la note de programme du Whitney
Museum of American art, New American Film
Series, New York, 8 janvier 1975, voir dans cet
ouvrage p. 133.
19. Lettre du 20 mai 1967 à Stan Brakhage : « J'ai fait plusieurs trucs pour atteindre cette
forme finale. Rien ne justifie ce que j'ai fait d'un
point de vue esthétique, si ce n'est une très
forte impulsion […] je pense que c'est cela qui
me préoccupe. Je suis impatient que ce soit fini.
Je commence à voir une logique qui justifie ce
que j'appelle le fragmentaire […] peut-être le
début de quelque chose. »
20. Voir l'entretien avec
Jean-Claude Lebensztejn, dans cet ouvrage, p. 77.
21. Il existe un précédent – inconnu de ces
cinéastes car le film n'a pas été beaucoup
projeté avant sa rédécouverte dans
les années 80 –, je veux parler de
L'Anticoncept
de Gil Wolman (1951).
22. Victor Grauer (« A Theory of Pure Film »,
Field of Vision, no 1, Pittsburgh, automne 1976,
et no 3, hiver 1977-1978) veut fonder une
théorie qui isolerait les éléments basiques du
film en regard de ses propres films et de ceux
de Kubelka, Conrad et Sharits.
23. Le Theater of the Eternal Music, ou Dream
syndicate, était un groupe américain qui explorait
la musique expérimentale et les drones ;
ce groupe comprenait, entre autres,
La Monte Young, John Cale,
Angus MacLise,
Marian Zazeela, Tony Conrad et, parfois,
Terry Riley.
24. Je dois ces précisions à Keith Sanborn.
25. « It was a color narrative », entretien avec
Hollis Frampton,
op. cit.
26. Voir les textes de Rolalind Krauss et Annette
Michelson dans cet ouvrage, p. XX et XX.
27. Cette expérience du visionnement d'un film
de Sharits est analysée par Keith Sanborn dans
Théorie de l'information et perception
esthétique, dans cet ouvrage p. XX.
28. Dans une lettre à Sharits datée de
novembre 1966, portant sur
Ray Gun Virus,
Stan Brakhage parle des similarités dans leurs
travaux autour de l'usage des flashs lumineux : « Mon enthousiasme était tel après que j'ai vu
votre film
Ray Gun Virus que je vous aurais
envoyé un télégramme si j'en avais eu les
moyens ! Je pense que j'ai une affinité
particulière avec vos films car nous travaillons
selon une démarche (à l'Ouest toute !) similaire
quant au développement du truc : le flash
démasqué. J'ai montré à Gregg [frère de Paul
Sharits, et ami de Stan Brakhage] la première
mouture de mon film
Scenes from Under
Childhood, et il a/nous avons trouvé
d'étonnantes similarités ; également
23rd Psalm
Branch s'intéresse dans son intégralité aux
rythmes physiologiques des rappels de la
mémoire (tandis que le nerf optique clignote
lors du fonctionnement de la mémoire). »
29.
Razor Blades est composé de quatorze
boucles réalisées au fil des années selon
différents projets. Voir, dans cet ouvrage,
Charte d'élaboration visuelle de Razor Blades,
p. 113.
30. La réalisation du film s'étale sur trois ans.
31. Sur ce phénomène de l'irradiation voir
Edwin Carels,
L'Ombre est la reine de la
couleur, dans cet ouvrage, p. 57.
32. Voir
Jean-Claude Lebensztejn, « Mémento »,
dans
Brice Marden, Malcolm Morley, Paul
Sharits : écrits sur l'art récent, Paris, éditions
Aldines, 1995.
33. Voir l'entretien avec Yann Beauvais (juillet
1980), dans
Scratch Book, Paris, 1998.
34. Il y aurait une étude à faire sur les rapports
que le cinéma de Paul Sharits entretient avec
le texte comme image, ou l'image du texte
comme scansion (
Razor Blades) ou flux (
Word
Movie).
35. Voir le diagramme du développement
visuel de
Razor Blades.
36. On trouvera une description précise de
cette installation ainsi que des problèmes
inhérents à cette installation dans le texte
de Bill Brand,
L'Artiste archiviste, dans cet
ouvrage, p. 63.
37. Voir l'entretien avec Garry Garels, dans cet
ouvrage, p. 141.
38. Idid., ainsi que l'entretien avec
Jean-Claude Lebensztejn,
op. cit.
39. Entretien avec
Jean-Claude Lebensztejn,
op. cit.
40.
Jean-Claude Lebensztejn, « Mémento »,
op cit. ; entretien avec Yann Beauvais,
op. cit.
41. Dans une performance à trois projecteurs,
Horror Film I,
Malcolm LeGrice est l'obturateur
vivant qui masque partiellement les faisceaux
projetés, créant des jeux d'ombres colorées. On
trouve un prolongement de ce travail dans
quelques installations d'Anita Thacher.
42. Entretien avec Steina Vasulka, 1977,
montré en 2005 dans l'exposition « Mind
Frames. Media Study at Buffalo, 1973-1990 »,
ZKM, Karlsruhe, 2007.
43. « Exhibition/Frozen Frames », dans
Regarding the « Frozen Film Frames Series : A
Statement », 5e Festival international de
Knooke-le-Zoute, décembre 1974. « Les séries
des
Frame Studiy sont à la fois des dessins et
des partitions génératrices de films (dans
lesquelles chaque marque chromatique est
l'équivalent d'un plan coloré dans un film en
16 mm). La partition se lit comme un livre, de
la gauche vers la droite, ligne après ligne, et de
haut en bas ; le dessin se lit d'un seul coup
comme une structure instantanée typique.
Frame Study 15 est une étude pour la partition
finale du film
Frame Study 17, d'une longueur
de 3 600 plans (90 minutes).
Specimen II,
d'une longueur approximative de 3 minutes,
est à la fois une œuvre en elle-même et
constitue le sujet d'une rephotographie pour
l'installation à quatre écrans intitulée
Oscillation
(qui montre
Specimen II, les perforations de la
pellicule et tout le reste, se déplaçant dans une
direction avec des vitesses de passage de lenteur
variable, le tout superposé à
Specimen II se
déroulant à rebours dans la direction opposée à
celle de la première prise de vue) ;
Specimen II
sert à générer chacune des boucles de 10
minutes que comprend
Oscillation.
La série des études de
Frozen Film Frame est
un rendu exact de ce à quoi ressembleraient
(ressembleront) les partitions/dessins des films
générés par les
Frame Studies si ces films
étaient découpés en bandes de longueur égale
suspendues verticalement, côte à côte, en une
série allant de gauche à droite, et intercalées
entre les feuilles d'un plexiglas coûteux.
Dans ce cas, nous voyons à quoi ressemblerait
Specimen II dans le format du
Frozen Film
Frame. Dans la transposition de la structure de
la partition en
Frozen Film Frame, ce qui, dans
la partition, apparaît comme des bandes
horizontales de zones chromatiques
dominantes, apparaît comme des bandes
verticales en
Frozen Film Frame.
Le rapport entre les partitions/dessins et les études de
Frozen Film Frame qui en découlent étant absolu, les œuvres forment des
ensembles qui ne devraient pas être séparés
ni présentés séparément, mais côte à côte ou
l'un au-dessus de l'autre (la partition devant être soit à gauche soit au-dessus de l'étude de
Frozen Film Frame). »
44. Voir les textes de
Józef Robakowski et
de Wieslaw Michalak à propos de
Attention :
Light !, dans cet ouvrage, p. 71 et 73.
45. C'est Edson Barrus qui m'a fait part de ce
texte de Clement Greenberg, « Toward a New
Laocoon »,
Partisan Review, no 7, Boston,
1940.
46. Ces citations sont extraites de
Entendre :
Voir,
op. cit.
47. En 1968, dans une lettre à Stan Brakhage,
Sharits écrit à propos d'un de ses projets : « Les images référentielles seront écartées de
ces travaux car c'est la structure musicale
des couleurs qui dominera (j'ai quelque
appréhension à recourir à ce terme dans la
mesure où le film est le film et la musique est
la musique, mais tu comprends cependant de
quoi il retourne). » C'est ce que relèvent, à leur
manière,
Gilles Deleuze et Félix Guattari
lorsqu'ils parlent du rôle pilote des sons qui
induisent des couleurs dans la synesthésie. Voir
Mille Plateaux, chapitre « La ritournelle », Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 429.
48.
Entendre : Voir,
op. cit.
49. Regina Cornwell propose une excellente
analyse de ce film dans « Paul Sharits : Illusion
and Object »,
Artforum, septembre 1971.
50. Les « doodles » sont des dessins
automatiques, sortes de griffonnages libres,
que Len Lye appliquera au grattage sur pellicule
selon de sav