Introduction
Les textes qui composent ce livre voudraient suivre
des chemins de Marx. Ils posent donc que la
terreur organisée par des régimes dits marxistes
durant le XXème siècle, terreur avec laquelle il
n'est pas sûr que la pensée de Marx n'ait aucun
lien, même si chaque criminel demeure responsable
de son ou de ses crimes, ne fait pas que
cette pensée n'ait plus de validité. Le développement
récent du capitalisme, sa mondialisation
comme on dit, n'est pas en effet sans le montrer.
La litanie de l'économiste libéral ou du politique
qui croit au libéralisme économique consiste à
dire et redire, face à des situations de crise, finalement
quasiment une seule chose : le libéralisme
n'est pas assez libéral ! Cette glose a sa logique
au vrai impitoyable et au vrai, tout autant, analysée
par Marx. Elle se débarrasse facilement, au
nom de l'avenir radieux d'un plein emploi qui serait
donc à venir, des misères du moment et qui
touchent le monde entier, et se fige en une
contradiction qui va bien finir par la faire évoluer
: à diminuer les coûts de production en économisant –
l'économie est bien un savoir des
économies – sur ce que Marx nommait à très juste
titre le travail vivant, la consommation risque
bien de ne plus correspondre à la production. De
moins en moins d'acheteurs pour une fabrication
de plus en plus grande. L'augmentation des performances
des machines, donc la productivité de
plus en plus grande du travail, l'entrée dans la
concurrence de populations de travailleurs qui il
n'y a pas longtemps demeuraient encore en dehors
de la production capitaliste, et qui peuvent
vivre momentanément ce capitalisme comme un
progrès, font que le travail devient moins chère et
que se dresse donc, et pour parler comme Marx,
de plus en plus de richesses devant une misère et une exploitation de plus en plus grandes. Nul
doute que la contradiction ne soit explosive !
Il est au moins deux points cependant sur lesquels
le libéral a raison : le premier et celui où il
dit l'efficacité du système capitaliste quant à la
production, le second où il dit l'échec, déjà évoqué,
de ce qu'a été le communisme historique.
Les deux points pour lui sont liés, ce qui est vrai,
mais par là même peut se retourner. Si le capitalisme
ne fonctionne plus ou ne fonctionne plus
que très mal, il n'est pas dit que le socialisme ou
le communisme – il faudrait d'ailleurs s'interroger
plus sur leurs différences – ne serait pas possible,
il le deviendrait peut-être.
Ici se retrouvent les chemins. Pour reprendre
une image connue, Marx est un géant, nains sur
ces épaules nos voyons mieux que lui, reconnaissons
d'ailleurs que la vérité d'une telle image
n'est pas même sûre, mais à plusieurs, il faut s'y
mettre à beaucoup, peut-on explorer des routes
déjà balisées par (lui) Marx. Il ne s'agit pas de
trouver la bonne direction, la seule, qu'il faudrait
dire résolument pour conduire sur le chemin.
Heidegger a raison là, quoi qu'il en coûte, il faut
aller sur des chemins qui ne mènent nulle part,
de s'y promener peuvent venir des méditations et
des actions sereines qui aident à l'ouverture d'un
monde nouveau, sans guide, aussi dans le moins
de violence qu'il est possible.
Le premier chemin est celui de la philosophie.
Sa place est ambiguë chez Marx, à la fois il
paraît rompre avec elle, en sortir, de l'autre il paraît
bien difficile à sa postérité de ne pas le classer
parmi les philosophes. Ne plus seulement interpréter
le monde, mais le transformer, voilà la
tâche qui paraît avec lui assignée maintenant à
la philosophie, appel donc à la transformation de la société, mais aussi sans doute à ne pas donner
du monde une explication qui soit en même
temps une justification de son temps et du temps.
Une philosophie qui n'endorme pas le présent,
mais aussi le passé et l'avenir, le chemin semble
se trouver là, les souffrances inutiles et leurs
morts n'y seront pas sauvés, il y faut sans doute
une mémoire dialectique qui ne relève pas ces
morts par une immortalité facilement délivrée.
Le second chemin est celui de l'écologie. Elle
est chez Marx industrielle et ne passe pas par la
nostalgie religieuse d'une nature pure. Elle ne
peut qu'être liée à la lutte contre le capitalisme, le
désordre de ce dernier est la véritable cause de
la destruction de la nature entendant par là un
non respect du monde ambiant, respect nécessaire
à la survie d'espèces parmi lesquelles celle
des êtres humains eux-mêmes. Dans le livre I du
Capital Marx note : « Après moi le déluge ! Telle est
a devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste
»
(1). La concurrence à tout prix, clé du système,
pousse à ne pas se soucier, ou le moins
qu'il est possible, de la santé des ouvriers, pousse
aussi pour gagner le marché par un prix plus bas
à diminuer les coûts, donc à ne pas dépenser
dans la production l'argent nécessaire au respect
des équilibres écologiques. La question de la survie
de la nature pose la question de la concurrence,
donc du capitalisme lui-même. Au-delà de
l'apologie, souvent prêtée à Marx, de la production,
apologie qui existe bien, existe aussi pour lui
et sans nulle contradiction avec cette apologie, la
nécessité que les hommes vivent avec ce qui n'est
pas séparé d'eux, leur « corps organique », terre
qui n'est pas un objet, mais leur être.
Cette réconciliation, ou plutôt cet être-avec,
nécessite que les hommes aient du temps, puisse prendre leur temps. Ce thème du temps, essentiel
dans le marxisme, le marxisme ne l'a que peu
abordé. Indiquons, au passage, un chemin que
le livre ne reprend pas, aussi parce qu'il a été
balisé par Lucien Sève dans un livre d'une grande
portée,
Marxisme et théorie de la personnalité,
refusant de penser le matérialisme historique à
partir de la division individu – société où la société
aurait le primat, ce qui revient à donner à cette
dernière une forme psychologique, donc à la
psychologiser. Il n'existe donc alors que des individus
qui ne sont pas préformés dans du social.
Leurs actes sont les rapports sociaux, ils se déroulent
dans un temps social et historique qu'ils
constituent. L'individu est une somme d'actes vécus
et pensés dans un emploi du temps qui a
permis ou non le développement de capacités
construites socialement. Par là l'individu devient
biographie qui ne se dit pas seulement dans
l'autobiographie, mais aussi dans la recherche
de la connaissance objective du temps employé
par l'individu, ou bien plus qui lui a été refusé, et
qui scande le devenir de sa vie faisant de son individualité,
au départ insuffisamment différenciée,
une personnalité : « système total de l'activité
d'un individu »
(2). Les grandes oeuvres littéraires
montrent les rapports sociaux en acte, dans la
fiction, mais individualisant dans le temps ces
rapports sociaux, alors que le plus souvent les
sciences humaines, dont l'objet devrait être de
s'attacher aux singularités biographiques des emplois
du temps, même lorsqu'elles quantifient,
soit autonomisent un aspect de l'individu, par
exemple le fonctionnement de sa mémoire dans
telle situation donnée, à tel moment donné, soit
ramènent les actes des individus particuliers aux
comportements généraux d'un individu général abstrait : par là elles se révèlent alors techniques
d'adaptation à des normes sociales et politiques
qui enserrent l'individualité
(3).
Le livre de L. Sève pose les jalons d'une dialectique
qui n'est pas une critique unilatérale des
sciences humaines mais qui semble vouloir aller
vers la juxtaposition de plusieurs voix qui si l'on
veut garder le nom de disciplines seraient celles
de la littérature, de sciences humaines donc, et
de la philosophie, disant les temporalités de l'individu
et aussi celles qui lui sont volées. Voix
peut-être encore trop
leibniziennes chez Lucien
Sève car elles semblent se répondre, se réfléchir
les unes les autres, alors que la dialectique si elle
se veut « matérialiste » implique sans doute des
temporalités différentes, des négations qui sont
déjà au-delà d'un temps, aussi des individus qui
sont des syncrétismes des temps différents
(4). Le
communisme doit permettre enfin un emploi du
temps personnel, et qui reste social. Lucien Sève
a cheminé un chemin et nous l'a montré.
Ce chemin est celui du communisme, il ne
faut pas le fermer. Le conflit avec
Proudhon est
chez Marx un contre-chemin même si l'on doit
aujourd'hui reconnaître que certaines questions
de
Proudhon étaient bonnes au vu de ce qu'a été
le communisme du XXème siècle, le cap doit être
maintenu vers l'extinction de la concurrence qui
porte en elle la capitalisation. Le communisme
est une idée non pas régulatrice mais effective.
Cette effectivité, cette présence qu'il a déjà, plus
ou moins grande suivant les moments sociaux et
politiques, présence qui peut disparaître, le capitalisme
s'y emploie, implique qu'il ne doit pas
nécessairement s'installer par une révolution qui
l'instaure du jour au lendemain. Si il vient par un
mouvement plus ou moins graduel, ce mouvemouvement
pour être communiste, donc réel, doit aller
effectivement vers la fin de la concurrence et ne
pas avoir pour but dernier de simplement la réformer
même si la marche vers cette fin peut passer
par des réformes.
Dure lutte à mener qui doit passer sans nul
doute par l'élargissement de la démocratie mais
qui suppose que l'on accepte de poser une question
abordée ici et là par Marx, terrain de la philosophie
politique classique, presque toujours
rencontrée en chemin avec
Fourier, penseur dont
on oublie trop qu'il a beaucoup été repris par
Marx même si ce dernier l'a critiqué. L'intérêt matériel
et commercial est-il la passion des passions,
la relève dialectique de passions mauvaises,
Fourier était pour Marx une voie vers une autre
sagesse vers laquelle nous ont engagés aussi
Aristote, Spinoza et Hegel.
Le dernier chemin évoqué croise le premier, il
est celui de la philosophie, se moquant d'elle
Marx a suivi avec elle plusieurs parcours, ceux
notamment, aussi car il en est d'autres, de
Feuerbach et de Hegel. Jusqu'où a-t-il été tributaire
de la logique hégélienne et de la logique de
la langue qu'elle dévoile, montrant cette dernière
différant toujours de la vie et de l'action, faisant
alors que l'Idée hégélienne ne peut être complètement
un leurre qu'il suffirait de facilement retourner
pour se retrouver sur les pieds en une
science sans philosophie ? Marx a-t-il, au moment
du
Capital, quitté Hegel ? Rien n'est moins
sûr même si à cette époque Feuerbach revient !
1.
Le Capital, livre I,
Paris, édit. Puf, coll.
Quadrige, trad. sous
la resp. de J. P. Lefebvre,
p. 301, l'expression
« après moi le
déluge ! » est en français
dans le texte allemand
du
Capital.
2.
Marxisme et théorie
de la personnalité,
Paris, éditions Sociales,
1974, p. 291 .
3.
Ibid. , p. 137, aussi
p. 537 : « description
et classification
des « types » ne peuvent
avoir alors
qu'un sens concret :
aider à l'adaptation
des individus à des
structures posées
comme intangibles,
au lieu de contribuer
à leur transformation
» ?
4. Ce passage du livre
: « tout acte est
d'un côté l'acte d'un
individu, un aspect
de sa biographie,
une expression de
soi ; mais d'un autre
côté c'est l'acte d'un
monde social déterminé,
un aspect des
rapports sociaux, une
expression des conditions
historiques objectives
»,
Ibid. ,
p. 383, les italiques
sont de l'auteur, nous
soulignons, « côté » et
« expression » n'indiquent-
ils pas encore
trop ce que Hegel
nommait « l'entendement
réfléchissant » ?