Notre Mission est le dernier ouvrage écrit par Jacques Sivan. Ici, est rendue manifeste la multiplicité des identités de (des ?) l'auteur(s), à commencer par le personnage central, Arborijake, à la fois cyborg (qui utiliserait une langue à venir) et aborigène (qui utiliserait une langue originelle), comme pour bien signifier que le geste poétique se trouve dans ce mouvement-là, d'une langue qui se transmuerait dans le temps de sa création. Dans
Notre mission, l'auteur ne serait pas seulement le fabriquant d'une machine textuelle, mais serait lui-même machine textuelle, d'une machine qui serait « jacquerie », mise en fonctionnement de tous les jacques qui forment le corps de la poésie sivannienne.
Dans
Notre mission, « … à l'instar des ouvrages précédents de Sivan, la page devient l'espace visuel et sonore qui fonctionne comme un axe autour duquel des textes et des visuels tournent, se combinent et se re-combinent inlassablement. Ainsi
Notre Mission est et restera en constante évolution. Comme
Similijake,
Alias Jacques Bonhomme et
Pendant Smara,
Notre Mission est crevassée par des interjections, des flashes publicitaires, des notes critiques, des fragments d'études socio-politiques, socio-économiques ».
Mais il est également peuplé par des réflexions sur le corps, sa biologie, ses douleurs, sa mortalité et ses fonctionnements, et par des idées empruntées des ouvrages (livres et films)
littéraires, techniques, cybernétiques et de
science-fiction. Sivan, face à sa propre mort, se réincarne via Aborijak, et se projette au-delà du moment de sa fin biologique dans une existence que nous continuerons à créer pour lui par « les interconnections » de ce qu'il appelle « mon environnement et votre quotidien ». Ainsi, nous explique-t-il : « votre regard m'exorbite me redistribue = processus indispensable pour réussir notre mission à savoir l'acquisition pour moi d'un nouveau type de conscience à la fois plurielle et augmentée ».
Cette nouvelle existence, cette vie augmentée, se fait par « ces couleurs et ces jeux typographiques [qui] rythment visuellement le texte ». On se trouve dans une musique-optique (parfois cacophonique ou comme un bruit blanc, une musique parasitique et singulière).
Ainsi, on se retrouve dans un texte ouvert, criblé de paradoxes où, dans son « objectif premier [qui] est de réactiver la langue, de lui donner la capacité d'être l'autre qu'elle est » – comme Sivan l'a dit dans son entretien avec Jacques Arnould – il va aussi « produire l'autre lecteur et, pourrait-on dire, l'autre poète ». C'est ainsi qu'Aborijak déclare : « mes modules c'est entendu ne sont pas des réalités toutes faites mais des constructions en constante évolution […] pendant cette relation que nous sommes en train tous deux de construire avec la possibilité d'amplifier de diminuer de détourner à ma guise toutes mes sensations et émotions selon les tâches que je devrai accomplir ou les différentes circonstances qui enrichissent et modifient ce que j'imagine être ma vie. »
Comme ce texte de Sivan le demande, c'est maintenant à nous de : « s'ouvrir » à
Notre Mission, celle décrite par le sous-titre du livre (
Vous allez accomplir ici avec moi la mission la plus importante de ma vie), puisque, comme Aborijak nous dit : « quelques fois je me dis que le simple fait d'exister est quelque chose d'énorme – ces petits moments de bonheur je les vis la plupart du temps lorsque déposé à l'intérieur de mon sarcophage dans l'attente d'une prochaine mission ». (Jennifer K. Dick, Extrait de « Le corps toujours autre dans les sonorités visuelles de Jacques Sivan », in
La poésie motléculaire de Jacques Sivan,
Al Dante, 2016).
Jacques Sivan a travaillé sur ce livre jusqu'aux derniers instants, insistant sur son désir qu'il soit publié. Dans cette optique, il a créé dans son ordinateur un fichier contenant la dernière mouture du texte publiable dans l'état, les indications nécessaires à sa publication, tous les éléments visuels et une prémaquette que nous avons le plus fidèlement possible restituée ici.
«
Notre mission est un livre et un corps, un corps-livre ou l'inverse, un corps-écriture dans lequel le livre tend vers le corps, dans lequel le corps devient autre : un corps qui par l'écriture devient corps sans organes, corps-machine, corps-flux, corps cosmique vivant et mourant en même temps, d'autant plus vivant qu'il est traversé, brassé par le flux d'une mort qui le traverse, le défait et le recompose incessamment selon des relations aberrantes, étranges, impensables, vivantes. »
Jean-Philippe Cazier,
Diacritik
Le chantier
poétique de Jacques Sivan (1955-2016) est certainement l'un des plus passionnant qu'il nous est donné d'explorer. Inventeur d'une écriture motléculaire (une écriture désaffublée des conventions et des codes contre lesquels l'auteur nous invite à résister), Jacques Sivan réinvente une langue qui reflète la complexité plurielle du monde tout en témoignant de son rapport au monde, de son expérience de vivre. Ici la poésie est pensée en action.
Avec
Vannina Maestri et
Jean-Michel Espitallier, il a créé et dirigé la revue
Java. Il a publié dans les principales revues de poésie contemporaine (
TXT, la
Revue de Littérature Générale,
Quaderno,
Il Particolare,
EC/ARTS,
Doc(k)s,
Action poétique, la
Res Poetica, etc.) et multiplié les lectures publiques et interventions performatives ainsi que les collaborations avec des artistes (comme avec la cinéaste Marie Poitevin et le musicien
Cédric Pigot). Il est notamment l'auteur de
Machine Manifeste (Léo Scheer, 2003),
Le Bazar de l'Hôtel de ville (
Al Dante, 2006),
Raymond Roussel : L'allée aux Lucioles / Les corps subtils aux gloires légitimantes (Les presses du réel, 2008).