De la collecte à la collection, le fondement d'une action
- Jean-Damien Collin (p. 11-16)
L'ambition de cette collection d'art contemporain sur supports numériques est
née lors de la mise en place du projet culturel de l'espace multimédia Gantner
au sein de la médiathèque départementale du Conseil général du Territoire de
Belfort. Le coeur de ce projet prend sa source dans une idée simple : la possibilité
d'explorer la culture numérique. Et ceci en dépassant l'approche souvent véhiculée
par l'utilisation du terme « multimédia », pourtant historiquement lourde de
sens artistique et culturel : « multimédia » évoque inévitablement la présence de
pratiques marquées par les avant-gardes historiques, les expériences artistiques
dans divers domaines (spectacles vivants, images en mouvement, plastique
sonore, musiques, écritures…) et l'élargissement des techniques médiatiques
contemporaines. Pour donner quelques exemples, il est facile d'évoquer
Man Ray, qui projette un film sur les invités du vicomte de Noailles,
Warhol
et son
Exploding Plastic Inevitable,
John Cage, les événements orchestrés par
Jonas Mekas ou par
Fluxus dans les années 1960,
Nicolas Schöffer avec
Kyldex 1 ou sa
Tour Lumière Cybernétique, les recherches françaises du GRI et du
GRM de Pierre Schaeffer. On pense aussi, bien évidemment, à
Isidore Isou et à
Maurice Lemaître. L'ordinateur n'est pas le début de l'histoire et encore moins la
nouvelle divination ou l'incarnation « sexy » d'un certain marketing informatique :
d'un point de vue culturel, ce n'est pas l'objet multimédia, c'est simplement l'outil
de toutes les pratiques possibles.
Avec l'énonciation du terme « numérique », la présence de l'ordinateur et de
ses dématérialisations est en revanche clairement posée, dans un rapport culturel
aux pratiques humaines et en particulier à la création et aux expérimentations
artistiques contemporaines.
Ainsi, le projet culturel peut se présenter sous la forme d'une exploration.
Explorer, c'est accepter de partir sans tout connaître. C'est accepter son présent
et le remettre en cause par les actions qui vont être entreprises. C'est donc voir
d'où viennent ces pratiques et accompagner ce que le numérique leur permet
d'accomplir comme chemin. C'est allier réflexion et expérience.
L'espace multimédia Gantner est un espace d'exploration de la culture
numérique : il met en jeu les techniques numériques dans l'ensemble des
pratiques artistiques et culturelles. Centré sur l'art contemporain, il s'appuie sur
sa spécificité de service liée à la médiathèque départementale.
Le projet culturel de l'espace Gantner se développe donc selon deux axes
principaux. D'une part un fonds documentaire qui structure l'espace public,
d'autre part des rencontres artistiques qui structurent la vie de cet espace.
Les rencontres artistiques se traduisent par des moments d'expositions et de
diffusions. Concernant ces activités, nous renvoyons à notre site
(1) qui permettra
au lecteur d'en découvrir la teneur, ainsi qu'un certain nombre d'archives.
Mise en place d'un fonds documentaire
Le fonds documentaire est directement lié à l'avant-projet de collection d'art
contemporain sur supports numériques. Ce fonds documentaire se décline en
de multiples supports. Actuellement, il présente plusieurs milliers de documents
sous forme de livres, de CD audio, de vidéos, de DVD-Rom et de CD-Rom. Le
fonds de livres propose des documents qui aident à comprendre et à connaître ce
qui se joue par les pratiques multimédias et numériques dans l'art, la société et,
d'une manière plus technique, en informatique. Un élargissement s'est fait sous
le thème de l'utopie avec, en plus des essais déjà en place, une ouverture vers la
science-fiction (cyberpunk, manga…) sous forme de romans, de bandes dessinées
et de films. Ce sont les liens indispensables d'un ensemble documentaire sur la
culture numérique.
À la disposition du public, une collection de CD audio regroupe un ensemble
d'œuvres : art sonore, musiques électroniques, contemporaines, expérimentales,
bruitistes, électroacoustiques, électropop… toutes pratiques sonores et plastiques
que l'ordinateur démultiplie. Le fonds contient certains disques rares ou mal
connus en France. Enfin, l'ensemble des rencontres artistiques est archivé et
consultable sur place.
Ce fonds documentaire donne une assise à l'ensemble des activités de l'espace
multimédia Gantner, et plus spécifiquement à la collection d'art contemporain sur
supports numériques.
Création d'une collection d'art contemporain sur supports
numériques
Créer une collection est un parti pris, un choix d'exploration qui doit conduire celui
qui y procède à penser le positionnement de cette collection et son exploitation. Son
objectif est de rendre disponibles et visibles des œuvres et de mettre en place des
outils de médiation. Notre choix de création de collection s'appuie sur deux lignes :
– Inscription dans les logiques techniques et sociologiques du numérique.
– Liens avec les pratiques de l'art contemporain et les expérimentations artistiques
développées au xxe siècle.
Pour ce faire, l'idée est de choisir des œuvres qui ne se veulent pas une mise en
essai technique mais une expérimentation ouverte par des possibilités médiatiques.
Cette problématique, déjà largement exposée au xxe siècle, pourrait se résumer par
cet exemple :
« D'ici quelques années, nous ne parlerons probablement plus du tout de film
comme on le fait aujourd'hui. À une époque où l'image, et surtout l'image en
mouvement : film, vidéo, télévision, domine tous les autres moyens d'expression,
il est aussi peu intéressant de parler de film que de dire mot imprimé pour désigner
une fiction, une fiche signalétique, ou une facture
(2). »
Cette approche, qui prend en compte la problématique et l'oeuvre plus que la
définition par support ou par genre, présente déjà l'interaction en cours des
domaines de création. Un phénomène que l'évolution technique rendait palpable
dans de nombreux domaines mais que les appareillages numériques ont accéléré
et rendu encore plus criant. Techniquement récents ou non, les domaines qui
sont aujourd'hui dématérialisés se retrouvent dans une mise en jeu de tous les
possibles :
« […] il est clair que sous la forme où ils existent respectivement depuis les années
1830 et 1890, la photographie comme le cinéma sont obsolètes et appelés à disparaître.
[…] Les deux techniques sont principalement basées, encore aujourd'hui,
sur la technologie d'un élément rare, l'argent […]. La photographie pouvait utiliser
tout l'argent disponible, ou presque. Ceci n'est plus vrai maintenant. Il y a
un concurrent intéressé par les ressources en argent et ce concurrent est bien sûr
l'électronique.
[…] Toutes ces informations pourraient probablement être enregistrées de façon
beaucoup plus compacte, sous une forme plus malléable, plus facile à reproduire.
C'est pourquoi j'ai l'impression que ces merveilleux médias – je crois que c'est le
mot – où l'on a encore une sorte de contact manuel, artisanal, ou du moins une
idée de ce que c'est, avec les matériaux artistiques seront condamnés avant que je
ne sois complètement décrépit. Par exemple, je m'attends à ce que dans la plupart
des cas l'utilisation de la photographie fixe se fasse par des dispositifs binaires ou
autres, avec de très hautes densités, des mémoires électroniques très bon marché
qui peuvent être effacées si elles ne vous plaisent pas
(3). »
Nous avons ainsi des pratiques anciennes, mais que le numérique rend disponibles
instantanément et dans une interdépendance incessante. Les artistes contemporains
ont la possibilité d'une quasi-infinité de traitements et de mises en forme des
médias qu'il faut aujourd'hui savoir intégrer dans nos espaces culturels et dans
leurs médiations. Tout simplement, le support de conservation et de traitement de
l'oeuvre est numérique…
Pour nous aider à constituer la collection, nous avons associé à notre équipe
le critique et historien d'art Bertrand Gauguet, auteur d'un doctorat d'histoire
de l'art consacré aux pratiques artistiques à l'ère de la numérisation. Afin que la
création de cette collection ait un sens et induise une diffusion d'œuvres qui soit
suffisante pour être une médiation sur le sujet, nous avons choisi de sélectionner
une trentaine d'œuvres comme corpus initial. Cette sélection s'inscrit dans une
méthodologie simple et un choix orienté qui donnent lieu aux étapes suivantes :
– Sélection des œuvres.
– Édition d'un catalogue à partir de cette sélection.
– Création d'une interaction avec le fonds documentaire.
– Poursuite des acquisitions et gestion de leurs enjeux et de leurs exploitations.
Sélection des œuvres, catalogue et fonds documentaire
La mission confiée à Bertrand Gauguet a été d'effectuer une sélection d'œuvres
cartographiées par les principes présentés ci-dessus. Il l'a argumenté de cette
manière : « L'enquête qui m'a guidé pour choisir ces œuvres numériques ne reposait
pas sur des critères d'évaluation qui auraient été exclusifs aux spécificités
du support. Elle s'est plutôt portée, en premier lieu, sur des thèmes comme les
problématiques sociales, économiques, politiques, technologiques, informationnelles
et communicationnelles, sur la mondialisation, sur le traitement uniformisé
qu'en donnent les médias de masse. Puis sur la pluralité des pratiques artistiques
qui recourent désormais aux techniques numériques pour produire autant de
récits que de représentations du monde : sensibles, souvent engagés, en dissidence
vis-à-vis des discours simplificateurs dominants. C'est aussi la raison pour
laquelle il m'a semblé important de privilégier des œuvres déjà référencées, mais incontournables du point de vue historique, et d'autres, plus inédites de par leur
récente date de réalisation. »
Cette sélection faite, et entérinée dans son ensemble, nous avons déduit un
certain nombre de faits et de descriptions qui nous ont conduits à réfléchir à la
constitution d'une fiche technique renseignant les œuvres et qui puisse participer
aux deux étapes suivantes, le projet de catalogue et l'intégration de ces informations
dans le fonds documentaire. Ces fiches sont le résultat de notre interrogation sur
une description des œuvres. Les questions que nous nous sommes posées illustrent
la description des principes mis en place dans le monde des arts plastiques et
qui restent malgré tout d'actualité : présence de signature, packaging de l'oeuvre,
nombre d'exemplaires, visibilités offertes par Internet, conditions techniques de
présentation et donc aussi des configurations matérielles requises et des versions
logicielles, si nécessaire.
Le présent catalogue est clairement un moyen de diffusion et d'existence de
ces œuvres. C'est pourquoi il doit offrir, en plus d'une visibilité et description
des œuvres, des contrepoints critiques. Nous avons décidé de le faire en croisant
deux regards. Celui de Bertrand Gauguet, afin, selon ses propres mots, « de mettre
à jour ce qui est véritablement opérant dans les pratiques et stratégies artistiques
de l'ère numérique ». Un autre point de vue est offert par les propositions de Jean-
Charles Massera, rédigées directement en français et en anglais, avec son approche
atypique de l'art et du monde contemporain. Ce catalogue doit se compléter au fur
et à mesure de l'évolution de la collection.
Acquisitions et enjeux d'utilisations
La phase d'acquisition des œuvres est importante car elle correspond à la phase
d'acquisition des droits et donc d'utilisation des œuvres sur supports numériques.
L'intérêt de la constitution d'une telle collection est d'ouvrir la possibilité à
de multiples formes de mises en place événementielles des œuvres et de leurs
combinaisons. C'est l'incessante problématique des institutions culturelles d'allier
leurs procédures culturelles aux processus artistiques. C'est l'interrogation de ces
domaines parfois étrangers, voire autistes, qui lient des projets culturels à des projets
artistiques et que les institutions culturelles doivent affronter. Dans notre cas, le
contrat passé avec les artistes se doit d'ouvrir des possibilités d'utilisation ouvertes
qui puissent s'appuyer sur les possibilités mobiles des matériels informatiques.
Je ne parle surtout pas, ici, de réseau, de consultation des œuvres à distance.
J'envisage simplement leur utilisation dans le cadre de déploiement matériel léger
et de plus en plus mobile. Une adaptabilité de la présentation de l'oeuvre dans un
cadre circonscrit au moment et au lieu.
L'enjeu de telles œuvres est cette ouverture vers de nouvelles formes de mise en
espace en dehors de l'institution elle-même. Les débats et constats ouverts par les
pratiques de contre-culture ont largement construit des appareillages questionnant
le langage des œuvres, transformant leurs accès et intégrant les principes critiques
de l'art. Il est de plus en plus évident que le paradigme artistique se construit
aujourd'hui entre une pratique artistique et le rôle d'acteur culturel. La négation,
souvent induite par les emprises pédagogiques des institutions culturelles et des
attentes quasi scolaires du public, est contournée par les artistes eux-mêmes. Il est
nécessaire d'envisager dès cette phase un dialogue dans l'action avec ces artistes ou groupes d'artistes pour l'utilisation et la médiation que l'institution culturelle met
en place.
Comment en rendre compte ? Comment une institution culturelle peut-elle
valoriser ce panel d'œuvres particulières et totalement intégrées à cette inscription
sociale et faire fructifier ces pratiques pour les publics dont il a la charge de
sensibilisation ? La phase qui s'ouvre aujourd'hui suite aux acquisitions des œuvres
et à la publication de ce premier volume de catalogue est passionnante et riche et
fonde l'expérience qui induira, peut-être, quelques réponses.
1.
http://espacegantner.cg90.fr
2. Pontus Hulten, dans, collectif,
Une histoire du cinéma, Paris, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, 1976.
3. Entretien avec Hollis Frampton,
Une interview avec un ermite autiste, Adele Friedman (mars 1979). Dans Yann Beauvais et Jean-Damien Collin (éd.),
Scratch Book, Paris, Light Cone, septembre 1999, p. 226-227.