extrait
Le psychoptère s'écrase à l'atterrissage
(p. 8-11)
Arthur M. Young, l'inventeur du Bell 47, un hélicoptère très répandu, était aussi un observateur assidu du paranormal. Pour lui, l'hélicoptère ne constituait qu'un simple réceptacle pour quelque chose d'amorphe et céleste, le secret même de la conscience. Dans les années 1940, il écrivait : « Je travaille sur le psychoptère, au sein de l'hélicoptère. Le psychoptère, c'est le moi ailé. C'est la chose que l'hélicoptère a usurpée ». Il lui semblait parfois que ses ambitions les plus profondes étaient à la merci de sa plus grande invention, alors que « l'hélicoptère, ce dragon à plusieurs têtes, semble en avoir encore davantage qui poussent sans cesse ».
Les hélicoptères sont omniprésents dans les dessins de Steve DiBenedetto, et ils ont toujours, d'une manière qui leur est propre, encore plus de têtes et encore plus de corps et de membres qui jaillissent de toutes parts. Des membres purulents et sinueux, les sabots fourchus du bétail, des corps conspirateurs, des taches d'encre sans bordures définies sur la souillure de l'horizon, des têtes sur le point d'exploser, ligotées par des tentacules, l'enchevêtrement du chaos et du désordre. D'un simple coup d'œil, on peut distinguer dans le travail de DiBenedetto le bruit menaçant de ces hélicoptères sur la page. Ce gribouillage dense, morne, cette brume d'arabesques au fusain, c'est le battement spiraliforme de leurs pales en train de déchirer l'air. Et je suis au regret de vous informer que les hélicoptères ne sont pas venus seuls. Ils sont venus en compagnie de pieuvres, elles-mêmes des créatures du moyeu et du rayon - un peu comme des cousines du psychoptère de Young. La pieuvre possède un cerveau dans chacun de ses huit bras, un « moi ailé ».
Au moment où DiBenedetto a découvert ces motifs, il y était incité par le travail de Young, de Terence McKenna et d'autres psychonautes, et par les détritus de la contreculture américaine : vieilles cartes postales, obscures revues sur les extraterrestres, magazines cyberdéliques comme Mondo 2000 et Reality Hackers, et des tas et des tas de croyances et de rites liés à la drogue. Quand le phénomène des mutilations de bétail - plus sur ce sujet très bientôt - a commencé à préoccuper les occultistes et les chercheurs en soucoupes volantes, il s'est emparé d'un livre sur l'anatomie bovine et a commencé à dessiner des vaches, en les intégrant parfois à l'iconographie des Rencontres du Troisième Type de Spielberg. À partir de ces éléments disparates, une perspective oblique se met en place. De même que Young scrutait toujours ce qu'il y avait « au sein de l'hélicoptère », DiBenedetto a découvert que les dessins pouvaient fonctionner comme des sortes de contenants - « des réceptacles », comme il l'indique, « pour les trucs qu'on ne peut pas expliquer ».
À la fin du XXe siècle, les gens étaient en quête de solutions dans des endroits infiniment ésotériques, en espérant atteindre une sorte de compréhension cosmique. Ces dessins préservent les questions qu'ils se posaient, même lorsqu'elles menaient à des voies encore plus obscures. Prenez les vaches, si élégamment brutalisées par une sorte de race extraterrestre, avec les hélicos en vol stationnaire au-dessus d'elles, hélitreuillant leurs doubles, les pieuvres, comme une sorte de menace ambiguë ; l'architecture cristalline des cités calcifiées par la richesse, et le signe du dollar tout puissant avec l'éruption cutanée disgracieuse qu'il déclenche sur tout ce qu'il touche. En résumé, les dessins servent de solution de stockage au long terme pour les substances toxiques d'une pensée New Age capricieuse. Chaque œuvre est un dépositoire de déchets post-hippies radioactifs qui ne demandent qu'à être stockés au plus profond d'un substrat souterrain géologiquement stable et de s'y désintégrer tranquillement ; tandis que des signes écrits dans toutes les langues du monde exhorteraient les intrus à passer leur chemin, avant qu'eux aussi ne soient infectés.
Très tôt, DiBenedetto a adopté ce qu'il appelle des « matériaux artistiques non-officiels », ces mêmes papiers millimétrés et stylos-bille qu'on peut trouver chez Office Depot. Ils lui permettaient d'échapper au formalisme douteux du monde de l'art. Le papier millimétré, en particulier, contribue à la qualité diagrammatique de ses dessins plus anciens, au sein desquels des floraisons de motifs et de textures surgissent hors des délimitations, jouant des coudes pour trouver leur espace propre, en opposition à la rigidité fascisante de la trame. C'est « l'expérience d'un monde en accéléré », a déclaré l'artiste, une façon de « négocier avec l'idée d'un film qui passe trop vite ». Truffés de motifs moirés et de formes d'interférence, ils ont l'apparence de signaux brouillés, de communiqués défaillants envoyés en direction de quelqu'un ou de quelque chose qui dès le départ n'avait probablement jamais eu l'intention de se connecter.
Contemplez suffisamment longtemps ces dessins des débuts, et vous verrez dans quelle direction souffle le vent : vers les vaches. Et avec elles, vers les hélicos et les extraterrestres. Si le lien entre ces différents éléments ne vous semble pas évident, consultez l'Associated Press, qui en 1974 a publié le communiqué suivant : « du bétail mutilé, des hélicoptères aux vols non autorisés et des objets volants non identifiés préoccupent et inquiètent des résidents de certaines parties du Nebraska ». À travers le Midwest, des têtes de bétail, beaucoup d'entre elles « pleines d'asticots et de pourriture », se sont retrouvées excisées de leurs organes sexuels, peut-être à la suite de rituels sectaires, ou bien du fait de visiteurs extraterrestres. Les mutilations continuent à ce jour. Au cours de l'été 2019, cinq taureaux estropiés ont été découverts en Oregon, vidés de leur sang. « Beaucoup de gens penchent pour les extraterrestres » a déclaré le Sheriff du canton à NPR, la radio publique. « Une personne au téléphone… a affirmé que des vaisseaux extraterrestres téléportent en quelque sorte la vache, pour lui faire subir tous les trucs qu'ils veulent, et ensuite ils la laissent simplement tomber au sol, depuis une haute altitude. »
Dans les dessins, cette violence diffuse est imminente, une hypothèse tapie dans l'ombre. Muettes, innocentes, les vaches de DiBenedetto émergent des trames de fusain, leur chair couleur de plomb porteuse d'un présage sinistre. L'artiste a remarqué que leurs museaux ressemblent à l'archétype des visages des extraterrestres qui vont prétendument les kidnapper, les naseaux de la vache faisant double emploi avec les grands yeux sombres scrutateurs de ces créatures.
Ce visage d'extraterrestre/museau de vache est une « apparence clé » a déclaré DiBenedetto, un signe de sa maîtrise d‘une sorte de langage de programmation. Il s'est ensuite interrogé : « Que se passerait-il si une sorte de conscience allait fusionner vaches et humains ? » Bientôt, les sabots des vaches ont dépassé les mutilations pour aller vers la mutation et devenir des têtes humaines. Une sorte d'intelligence sordide sème le chaos. Dans un lieu au-delà de la compréhension, le matériau génétique, information ultime, s'est désintégré de façon totalement incontrôlée. Nous avons ici affaire à un récit presque lisible, pendant que les autorités commencent leurs confuses opérations de confinement ; des hélicoptères apparaissent à l'horizon, et se disloquent en mille morceaux en s'écrasant au sol. Pendant ce temps, dans des intérieurs exigus, les pieuvres se mettent à suinter, et les retransmissions des extraterrestres continuent à être diffusées à la télévision.
À quoi ressemble la vie sous le règne des hélicoptères ? Dans les dessins plus tardifs, l'architecture se déforme, devient déstabilisante. L'univers est constitué de réseaux sinueux de toiles d'araignées métalliques, de rameaux grimpants qui suppurent, de muscles gélifiés, de rotors brisés, de tout un labyrinthe de tuyaux hirsutes. L'impression qui en ressort, c'est celle d'être pris au piège à l'intérieur de la plomberie d'un vaste système pneumatique - peut-être sous l'ample chapiteau délabré d'un parc d'attractions désaffecté, d'un lieu condamné et quadrillé par les hélicoptères. Les tentes et les auvents rayés dans l'allée principale de la fête foraine se fondent avec les grandes roues rouillées. On est pris dans les couches concentriques d'un malware extraterrestre qui s'avance à la fois vers l'intérieur et l'extérieur, qui a fusionné avec une machine si élaborée dans ses dimensions qu'elle entraîne en même temps force centrifuge et centripète. S'est-on transformé en un taureau exsangue, en un billet d'un dollar ? Quoi que vous soyez devenus, ne vous alarmez pas. Détendez-vous.
L'anthropologue Mary Douglas avait notoirement défini la souillure comme « une matière qui n'est pas à sa place ». En suivant ce raisonnement, ces dessins sont immondes. Rien n'y est à sa place. Et pourtant j'ai une intense affinité pour eux, pour tout le travail de DiBenedetto. L'artiste a déclaré avoir appris à accepter à « semer le désordre ». Les dessins rassemblés ici attestent du grand soin avec lequel il a démantelé notre réalité. Il est monté à bord de l'hélicoptère, a pris le contrôle du psychoptère, et piloté tout ce drôle de bazar pour le précipiter au sol - en poursuivant un signal audible seulement pour ceux qui voudraient le noyer dans le vacarme.