Avant-propos
(p. 1-5)
1° La production de sons par voie électronique n'a aucun intérêt musical. Ces instruments, tout juste bons à imiter (et pour quoi faire ?) les instruments classiques, doivent bien se garder d'étendre leurs possibilités dans le domaine où les instruments acoustiques sont impuissants : variations systématiques des timbres, contrôle absolu de la dynamique, extension des tessitures.
2° Le recours à des instruments préparés ou exotiques, venant s'ajouter aux moyens classiques d'obtenir des sons dits musicaux, n'a pas d'intérêt. Outre que ces sons, d'une pureté douteuse, dérangent nos habitudes d'oreille, nous sommes bien décidés à ne composer et à n'entendre qu'une musique fabriquée avec la lutherie occidentale cristallisée depuis un siècle, mettons depuis Bach.
3° Les moyens d'accélération, de ralenti, de superposition, de montage, de rétrogradation, que donnent les procédés d'enregistrement n'ont aucun intérêt, non plus que les filtrages ou réverbérations artificielles : ce sont là des trucages d'ingénieurs, tout juste bons à sonoriser des dessins animés.
4° N'a non plus aucun intérêt la production d'objets sonores complexes, obtenus à partir de sons ou bruits, musicaux ou non, par la combinaison de toutes les techniques précédentes, pratiquées systématiquement sous le nom de musique concrète et perfectionnées au moyen d'appareils spéciaux tels que le phonogène (chromatique ou continu), le morphophone, le magnétophone multipiste, etc.
5° Quant à la considération de l'espace sonore à trois dimensions dans lequel se projette, consciemment ou non, toute musique (directe ou enregistrée), il s'agit là d'un phénomène mineur qui ne doit pas être tenu pour important, qu'il soit statique — c'est-à-dire affectant l'origine de sons fixes —, ou qu'il soit cinétique — c'est-à-dire affectant le mouvement possible de ces sons dans l'espace de réception.
À ces remarques sur les moyens de produire des sons, de les combiner entre eux et de les faire entendre, il faudrait ajouter, pour être complet, d'autres propositions négatives.
6° La musique, toute entière contenue dans les symboles du solfège, doit exclure toute considération de sonorités qui, trop complexes ou inouïes, échapperaient à ce système de notation et, par le fait même, ne sauraient être convenablement agencées dans une partition accessible aux musiciens de formation traditionnelle et déposable officiellement à la S.A.C.E.M.
7° Le problème de la composition musicale ne doit se poser lui-même qu'en termes préconçus. Le compositeur est capable d'imaginer tous les sons possibles, toutes les combinaisons souhaitables, sans recours à l'expérimentation sonore. Il en assume de même les effets psycho-physiologiques en dehors de toute expérience sensorielle.
8° En particulier, c'est par une démarche théorique pure, et non des tâtonnements expérimentaux qu'il demande aux instruments nouveaux des formes nouvelles. Le compositeur moderne écrivant de moins en moins « pour l'instrument » entend bien, avec le secours de l'électronique, ne plus se préoccuper du tout de ses moyens d'exécution : il n'en reçoit plus ni aide ni contrainte.
9° Enfin, l'œuvre musicale existe en soi, comme non-entendue, et l'auditeur doit être considéré comme non-participant à la genèse de l'œuvre (ou tout au moins sa raison d'être). Il n'en est que le témoin, limité seulement par sa capacité d'adhésion ou de refus (1).
Dans un article important publié dans la
Revue musicale en 1957, Pierre Schaeffer énumère avec ironie les postulats du conservatisme, celui qui dénonce l'inutilité d'une démarche expérimentale, et conteste tout changement notable de paradigme dans la musique, et ce malgré l'arrivée, et l'avènement de l'enregistrement sonore.
Cette démonstration par l'absurde, rédigée il y a plus de soixante ans, témoigne de deux choses : d'une part de l'impossibilité intellectuelle, déjà à l'époque, de faire comme si de rien n'était, d'autre part, du caractère vivace, encore aujourd'hui, des enjeux énoncés alors. Bien sûr, les temps ont changé, l'approche concrète s'est développée, s'est diversifiée, s'est sédimentée, s'est fragmentée, a fait école, comme toute pensée, comme toute démarche artistique marquante.
Mais les enjeux profonds qui ont motivé une telle démarche sont encore fertiles et doivent être explorés à l'aune des pratiques et des pensées actuelles, grâce à l'apport de nouvelles sensibilités, de nouvelles démarches, qui résonnent et se déploient toutes à partir de ces mêmes propositions que Pierre Schaeffer défend en adoptant, de manière astucieuse et pour mieux le dénoncer, le point de vue opposé.
Le livre qui suit a été pensé comme un prisme et un manuel. Suivant l'arc « traditionnel » de la composition électroacoustique (écouter — enregistrer — composer — déployer — ressentir), chacune des contributions regroupées ici pointe un aspect personnel, fragment de territoire passionnant qu'est celui de l'expérimentation sonore et musicale. Si le terme de musique expérimentale a pu être assimilé à un genre, voir à un style, il ne faut pour autant pas oublier l'usage initial de ce terme, qui était basé plus sur la démarche que sur la ligne esthétique adoptée. L'expérimental, en effet, est d'abord un esprit, un esprit d'exploration des territoires inouïs, un esprit d'invention qui voit dans la composition musicale plus un voyage vers des terres incertaines qu'une démarche assurée produisant dans le giron de terres balisées et reconnues.
Cette collection de textes, nous l'espérons, diffractera les rayons de cet esprit expérimental dans autant de domaines, de territoires et de sensibilités qu'il y a d'auteurs et de créateurs, et saura, c'est notre vœu, inspirer le lecteur dans sa propre recherche, qu'il soit artiste ou plus simplement humain, tâtonnant comme nous tous dans un monde de plus en plus inaccessible, dissimulé par toutes les procédures qui nous disent comme le regarder, comment l'écouter, comment le décrire et comment le ressentir.
Les éditeurs
1 Pierre Schaeffer, « Vers une musique expérimentale », in
La Revue musicale, vers une musique expérimentale, n° 236, Paris, Richard-Masse, 1957, p. 11-12.