extrait
21.6.91
chère claudia,
je reçois à l'instant ta gentille lettre qui m'a beaucoup apporté. tu es la meilleure
femme que j'aie jamais rencontrée. je t'aime, ne te fais pas de souci pour moi,
je vais parfaitement bien. je suis très bien traité. je ne m'ennuie pas, j'écris sans
arrêt. je considère ma vie ici comme un enfermement obligé, involontaire, où je
me sers du temps. dommage que je n'aie pas pu recevoir les cigares, mais le
tabac de cigarettes fait aussi l'affaire en cas de besoin, bien que les cigares inspirent
davantage. quand je me mets à écrire après le repas du soir, j'oublie tout
et entre presque en transe. l'art est bel et bien quelque chose pour chaque situation
de la vie. je travaille à un livre sur la commune, je réfléchis à la façon dont
je pourrais l'appeler, par exemple listen little man, en français : écoute petit
homme. mais ça n'est qu'une idée en passant, je ne décris pas la genèse du
groupe mais sa dissolution. écoute petit homme – qui fait référence à wilhelm
reich, est peut-être un petit peu trop présomptueux, mais cela ne m'incombe pas
entièrement. le simple lit en fer dans la cellule, un matelas en mousse ordinaire
sur une épaisse planche d'aggloméré, on y est mieux que sur nos matelas de
luxe. la nourriture est excellente ici, je ne mange pas trop pour ne pas devenir
trop gras, je fais de l'exercice trois fois par jour et chaque jour, je me promène
une heure avec les autres détenus au soleil. aujourd'hui je vais chez le médecin
et on m'accordera peut-être une deuxième heure l'après-midi, alors je serai
sans doute davantage à l'extérieur que je ne l'étais à friedrichshof. j'ai la radio
dans la cellule mais je ne l'allume pas parce que je ne veux pas me laisser distraire
de l'écriture. au fait, tu pourrais te servir de ma pièce comme chambre. le
matin, il n'y fait pas aussi clair ni aussi chaud. s'il te plaît, occupe-toi de mes
tableaux et des histoires d'argent. la caisse n'est pas fermée à clé, la clé est sur
mon trousseau. en ce qui concerne l'achat des tableaux, traite avec théo. dans
la cellule, j'ai de l'eau chaude, mardi, à la cantine je me procurerai du nescafé
et m'achèterai du tabac. on se fournit là de tout ce dont on a besoin. une fois par
semaine il y a la douche, peut-être quelqu'un pourrait-il m'apporter un blaireau,
du savon à barbe, des lames et un rasoir. j'espère que j'aurai le droit de les
prendre. la planche à dessin et les feuilles ne vont pas, mais je n'en ai pas
besoin car je suis occupé à écrire. vous me manquez bien sûr beaucoup mais
je me suis préparé à ce qui arrive.
plein de baisers à tous, je t'embrasse, ton otto.
3.9.91
chère isabelle,
10h du matin, le soleil inonde ma « chambre ».
merci pour ta lettre. ce que tu écris sur joyce me plaît beaucoup. cela m'a fait
beaucoup de bien et je me suis immédiatement remis à en lire un peu. étonnant,
ses qualités lexicales et la façon dont il mélange imagination et réalité par un
monologue intérieur qui procède par associations. je viens de lire un endroit où
il se promène sur la grève avant que la marée ne la recouvre, les coquillages
crissent quand il les broie sous ses semelles et dans le même temps, il dépeint,
inclusions de l'imaginaire, des événements qui se passent à paris. il a donc
transporté le collage de la peinture en littérature. ce qui se passe au présent est
collé à ce qui est souvenir. on ressent presque du plaisir à faire aussi ce genre
de choses. de la même façon, il utilise aussi des méthodes musicales de mise
en forme en faisant alterner les thèmes, tels des leitmotive, avec des variations
pittoresques qui aboutissent à la destruction du contexte signifiant. dans ulysse, joyce décrit un chien qui court dans les dunes, en adoptant
presque le style de l'odyssée d'homère. en fin de compte, son thème, c'est aussi
cela. le chien lui-même, il l'a emprunté au faust de goethe. première partie, promenade
pascale. je cite d'ulysse : « le cri le ramena en chien couchant vers son
maître qui d'un coup mol de son pied déchaussé l'envoya sans grand mal dinguer
l'échine basse au-delà d'une langue de sable. puis furtif il s'en revint en
décrivant une courbe. il ne me voit pas. longeant le bord de la digue, l'allure
vague, il baguenaude, flaire une roche et levant une patte crispée, la compisse.
puis le voilà qui trotte droit devant, lève encore la patte de derrière, et derechef
un jet bref contre une roche inflairée. les simples plaisirs du pauvre. puis ses
pattes de derrière dispersent le sable ; puis ses pattes de devant patrouillent et
fouissent. quelque chose qu'il a enterré là, sa grand-mère. il fouge le sable,
patrouille et fouit, s'arrête pour écouter le vent, fait voler de nouveau le sable
avec des ongles frénétiques, s'arrête court, un léopard, une panthère. produit
adultérin, un rapace déchiquetant le cadavre. »
4.9. 91
[otto muehl fait ici référence à la traduction allemande d'ulysse chez suhrkamp,
1956, p. 54 et suivantes pour ce passage.]
ta lettre de la dernière visite de jeudi vient d'arriver. revenons-en à joyce, c'est
sûrement le plus grand écrivain du siècle. si tu lis le texte du chien, tu remarqueras
que l'hexamètre d'homère résonne dans le rythme de la langue : der ruf
– brachte ihn lauernd zurück ein stumpfer schuhloser (« le cri le ramena en
chien couchant […] qui d'un coup mol de son pied déchaussé ») : anapeste,
rythme du vers à trois syllabes u u – (brève, brève, longue) et dactyle – u u
(longue, brève, brève) alternent avec l'iambe (u –) et le trochée (– u), mais le
tout mélangé de façon très lâche. joyce était très érudit et calé en littérature.
quand on veut faire de la littérature, on doit avoir du métier. on doit avoir étudié
son médium. on ne peut pas compter que sur sa bonne volonté. je suis calé pour
ce qui est du médium peinture, certes, mais en littérature, je suis un dilettante.
j'essaie au moins de saisir de quoi il est question. essaie par exemple d'analyser
le texte avec le chien. j'observe la façon dont la phrase est formée, les mots
et leur signification, les effets d'étrangeté, les omissions, etc. le changement
constant des thèmes, liés les uns aux autres non pas du point de vue du sens,
mais de celui de la musique, de l'atmosphère, est déconcertant pour un lecteur
qui y cherche la logique normale d'une suite d'événements. joyce construit un
texte à la façon d'un collage, comme une pièce de musique, la relation est formelle.
on pourrait qualifier cette sorte de mise en forme d'abstraite. on ne peut
pas lire ulysse comme un polar, d'un seul trait. il y manque le fil rouge des événements.
on ne peut le comparer à un roman d'action mais plutôt à un tapis tissé
avec art. comme un tableau de cézanne. il ne s'y passe rien non plus, comme
par exemple chez michel-ange avec les personnages qui bougent de façon
dramatique. l'événement suit son cours de façon formelle. le mouvement des
formes et des couleurs et leurs sonorités. et maintenant nous en voilà au problème
du figuratif. plus exactement, chaque oeuvre d'art est figurative, ce qui
signifie qu'elle fait référence à un objet. le chien chez joyce n'est pas un chien
ordinaire. dans faust, goethe dit : voilà, c'est le fin mot de l'histoire, c'est-à-dire
le diable, et chez joyce c'est une image de l'être humain : « quelque chose qu'il
a enterré là, sa grand-mère. »
ensuite, le jeu de mots : « un léopard, une panthère. produit adultérin » avec les
derniers mots, joyce fait référence au fait qu'il s'agit d'un « bâtard ». un croisement
de hasard.
7h22 du soir. ai « gaspillé » beaucoup de temps avec un tableau. revenons-en
à joyce. la cohérence d'ulysse ne résulte que de certaines personnes qui apparaissent
sans arrêt, de l'environnement dans lequel elles sont insérées, et du
temps. sinon, tout est imagination, idées, pensées, tout ce qui est tissé dans la
trame de ce réseau de réalité, retours en arrière, enchaînements, comme dans
un film. des conversations qu'il a saisies au vol n'importe où sont insérées en
collage. bribes d'un article de journal, publicité, discussion sur la fièvre aphteuse,
élément historique, etc. même de petits récits. un peu comme goethe, par
exemple dans wilhelm meister, il y a tout fourré, des petits déchets littéraires, des
choses en partie inachevées, commencées et laissées en plan, des poèmes qui
n'étaient pas encore publiés. c'est l'ensemble des résidus de sa production littéraire
qui a donc été introduit dans ce roman, en collage. de mauvaises langues
prétendent qu'il voulait sortir un tome de plus pour obtenir plus d'argent de son
éditeur. mais finalement, tout cela n'a aucune importance, un roman est né de
cela, qui a inspiré joyce du point de vue de la méthode. seulement, chez goethe,
c'est autre chose, voilà quelqu'un qui se met tout d'un coup à raconter une histoire
et cela donne toute une nouvelle, tandis que joyce n'a plus besoin de ce
genre de prétextes et travaille avec le monologue intérieur, alternant sans cesse
événements réels et associations de ses personnages, et faisant cela, il peut
faire de grandes digressions sans les déclarer comme imaginaires, si bien que réel et imaginaire, réalités équivalentes, butent l'un contre l'autre. alors, essaie
quelque chose de semblable. décris ton quotidien et mêles-y tes inventions, tes
souvenirs. raconte en même temps ton évolution depuis l'enfance. fais surgir
brusquement dans la réalité des personnages que tu as un jour connus, vus ou
entendus parler. observe les gens dans l'entreprise et insère-les dans ton film.
ensuite, il te faudra un « héros » ou une « héroïne ». cela doit être une figure
sans éclat. maintenant, j'arrête avec ça. non, quand même, quelque chose
encore. décris le quotidien, quelqu'un qui pèle une pomme, des enfants qui
jouent, ce que dit quelqu'un et quels gestes il fait en même temps, n'oublie pas
la chair de la réalité. joyce décrit de façon savoureuse par exemple bloom en
train de se faire cuire un rognon un matin, tandis que son chat lui tourne autour.
il lui parle, décrit la cruauté de ce cher petit chat, et les souris ne poussent pas
des cris aigus quand il les tue. sans doute aiment-elles ça, pense bloom pendant
que le rognon grésille dans la poêle cabossée. décrire la réalité de façon si
pénétrante, joyce l'a sûrement appris d'homère. de la tension entre mental et
observation intensive de la réalité résulte l'intensité de ce roman. je remarque
avec étonnement que cette lettre a enflé jusqu'à cinq pages. tu m'as attiré dans
ce bourbier littéraire avec joyce et maintenant il faut que je voie comment en sortir.
ça continue : parce que ce n'est pas un roman au sens courant du terme,
ulysse n'a pas non plus de fin au sens d'une description d'événements. le roman
se termine avec la fin du jour, le 16 juin. la nuit, la femme de bloom, molly, assise
à la fenêtre, monologue, durant 30 pages je crois, elle jacasse comme ça, sans
ponctuation. et moi aussi, je vais dormir maintenant. l'heure a tourné, il est 8h47.
je viens de regarder la pendule. je croyais qu'il était déjà 9h47. donc, j'ai encore
une heure devant moi. à 10h, la lumière s'éteint. pour conclure, je reviens à la
peinture. dans mon dernier tableau j'ai mélangé de la craie grasse à de la
cendre de cigare. j'ai d'abord peint complètement le tableau. puis j'ai vidé le cendrier
dessus et j'ai frotté avec une boîte de sardines pour faire rentrer la cendre
dans la craie. j'ai pris le balai et j'ai enlevé celle qui ne s'était pas mélangée à la
craie. le frottement avec la cendre avait créé des structures intéressantes. tout
d'un coup, le tableau y avait gagné de l'atmosphère. faire des actions avec de
la matière paraît inné. seulement dessiner ne me suffit pas. avec l'action, on va
au-delà de l'esthétique, vers un message plus fort.