Préface
Leszek Brogowski
(p. 5-6)
L'ouvrage soumis aujourd'hui à l'attention des lecteurs est le résultat d'un travail de recherche entamé aux alentours de 2002 à l'université rennes 2, qui a donné lieu à la soutenance d'une thèse en 2011. En 2008, Marie Boivent fut conceptrice et commissaire de l'importante exposition « revues d'artistes », accompagnée d'un catalogue de 264 pages, dont elle assura la direction ; elle a, depuis, accédé aux grades universitaires. Pour d'habituelles raisons éditoriales, le texte présenté ici a été considérablement réduit par rapport à la thèse, mais la thèse elle-même a déjà dû procéder à des choix sévères, tant l'objet de ces recherches s'est avéré immense et tentaculaire. Malgré quelques rares publications qui sont parues depuis sur le sujet, on peut toujours dire qu'il est très peu connu, sans doute parce qu'il confronte le chercheur à des difficultés liées les unes aux problèmes d'archivage, les autres à sa nature variable. Si le livre d'artiste, considéré du point de vue de la relation entre l'artiste et l'éditeur, de son mode de diffusion, de son statut et de sa destinée en tant qu'œuvre, etc., peut parfois paraître difficile à appréhender par la recherche, la revue d'artiste, elle, multiplie face au chercheur des obstacles supplémentaires, relatifs à son caractère multiforme, à sa périodicité, et enfin, à sa place dans le champ de l'art.
La démarche de Marie Boivent s'est donc tenue à une certaine circularité – parfois invisible, mais toujours à l'œuvre – entre la définition de la revue d'artiste et la documentation, visant l'exhaustivité, d'un phénomène artistique inédit. Il faut le souligner : comme la plupart des concepts liés à la pratique de l'art, celui de la revue d'artiste est constitué au cours d'un processus historique et déterminé par les circonstances qui en ont permis l'émergence. Ainsi, même si la tentation peut être grande de mettre sur un même plan, d'une part, les revues d'art des années 1920-1930 et d'autre part, les revues d'artistes qui émergent à partir du tournant des années 1950-1960, la différence entre les unes et les autres, signalée d'ailleurs déjà par clive Phillpot, est essentielle : alors que, dans un cas, est déjà présente l'intention d'utiliser la revue comme un nouveau support des œuvres, l'autre est dominé par la prise de conscience du fait que la pratique de la revue d'artiste transforme le concept même de l'art, et par conséquent sa place et sa fonction dans la société. Possibilité d'autant plus intéressante pour les artistes qu'elle leur permet de revendiquer une autonomie vis-à-vis du système institutionnel et marchand de l'art ; autrement dit, la revue d'artiste transforme aussi en profondeur le statut et le mode d'existence de l'artiste : son rapport à la technique, à la forme, au texte, à l'institution, au public, etc., mais avant tout, peut-être, à l'imprimé. L'ambition avouée de ce travail de recherche est donc de reconstruire le concept de la revue d'artiste dans toute sa complexité, sans le désolidariser du contexte, dense et mouvant. De cette tâche, l'auteur s'acquitte remarquablement, en étudiant les frontières en frange de la revue d'artiste, pour cerner notamment les situation limites où, tout en gardant son identité, elle est contiguë d'autres types de pratiques de l'imprimé : le fanzine, l'insert d'artiste, les
ephemera, le Mail art, les tracts, les affiches ou les cartes postales.
Un grand mérite du travail, et ce n'est pas le moindre, est qu'il évite la facilité aussi bien d'une simple présentation chronologique que d'un classement de divers types de revues. La quantité impressionnante d'informations, de documents et de détails descriptifs est structurée de manière limpide, et l'ouvrage apporte la compréhension saisissante d'un phénomène qui jusque-là n'avait presqu'aucune visibilité, alors que son envergure, ainsi que l'intensité et l'intérêt de la production artistique qu'il a suscités, ont de quoi surprendre. Un développement consacré à l'« eternal network », réseau d'échanges qui s'est spontanément mis en place entre artistes du monde entier dans les années 1960, permet toutefois de comprendre jusqu'à quel point cette créativité est indissociable du fonctionnement de ce réseau, et de la volonté qu'il portait d'échapper à la censure, tant artistique que politique, des institutions en place. La revue d'artiste constitue donc un accès privilégié à cette autre culture artistique, fondée sur l'idée de réseau comme dispositif qui rend inopérante toute tentative de concentrer les pouvoirs sur l'art : dans le
Network, le pouvoir se repartit démocratiquement en autant de non-centres qu'il y a de nœuds dans un filet. La reconstruction géographique de ce réseau (monde occidental, bloc soviétique, amérique du Sud), est contrebalancée par les analyses esthétiques de la revue d'artiste, considérée « à la fois comme médium et média », à travers des interrogations passionnantes, portant par exemple sur le rôle de l'éditeur dans la construction de l'unité d'un ensemble de pages souvent disparates, fourni par l'artiste, sur la contribution spécifique de la revue d'artiste à la mise en cause du statut de l'auteur (on apprend ici que l'essai « La mort de l'auteur » de roland Barthes fut d'abord publié dans la revue artiste
Aspen), ou encore sur la façon dont la sérialité de la revue et son ouverture sur l'avenir mettent en jeu la question de la totalité de l'œuvre qu'elle constitue.
Il était temps que cette étude soit publiée, presque quatre ans après la soutenance de la thèse. En effet, chemin faisant, elle a entraîné dans son sillage des chercheurs, des commissaires d'expositions, des bibliothécaires à s'intéresser à cette pratique. Nous soumettons donc aux lecteurs un document scientifique sur l'art, dont nous sommes convaincus qu'il fera – qu'il fait déjà – date.