extrait
False Moves (Hold in Mind)
Masha Tupitsyn
(extraits, p. 21-27)
Quelle image ment dans une image ? Quelle image ment chez les
gens ? Dans une époque où nous agissons comme dans les films et
où les films agissent comme nous, une époque où la réciprocité est
totale, il est impossible de savoir ce qui est apparu en premier car
un film est la somme de plusieurs films et les gens sont eux-mêmes
la somme de plusieurs films.
La première série de The American Tetralogy de Philippe Terrier-Hermann,
Hold in Mind, se présente sous la forme de quatorze images qui
mettent en scène un trio de jeunes premiers hollywoodiens, deux
hommes et une femme. Le trio est également un triangle amoureux,
du type de ceux que nous avons appris à bien connaître grâce au
cinéma, en particulier au cinéma européen qui s'est toujours moins
intéressé au couple traditionnel. Dans les photos, la trame narrative
de la jalousie et de la tension sexuelle ambiguë est jouée ou mimée
pour l'appareil photo. Le désir y est purement mimétique. Les trois
jeunes premiers vivent (ou viennent en visite) dans une maison sur
les collines d'Hollywood, peut-être s'agit-il de Laurel Canyon. Mais
on ne sait pas quel couple est le véritable couple, ou même si un couple existe vraiment dans cette histoire. On voit principalement
les duos tourner autour de la maison à tour de rôle, tantôt nets
tantôt flous, en gros plans ou en plans éloignés, jusqu'à ce que les
trois jeunes premiers se rassemblent en un triangle explicite au bord
d'une piscine. Dans chacune des images, les personnages signent un
jeu de tensions codées, des désirs et des configurations de cinéma,
mais sans réellement les incarner.
(...)
Dans la culture consumériste de ce vingt-et-unième siècle, les titres
et les catégories tels que acteurs et modèles sont éculés, tout comme
sont éculées les démarcations entre la vie et le cinéma, le réel et son
imitation, car nous sommes tous aujourd'hui acteurs et modèles, la
plupart des choses sont des imitations. La même chose est vraie pour
les origines : qu'une chose vienne de la réalité ou d'un film n'est plus
le problème. Et cela l'est encore moins pour une génération imprégnée
de référentialité, de réflexivité et de flux médiatique. De fait,
nous nous « programmons » plutôt nous-mêmes en « programmant » les autres. Des films et des médias, nous piratons et téléchargeons des
expressions du visage, des émotions et des désirs qui sont eux-mêmes
les copies des « écrans de nos vies » et de « nos vies à l'écran ». Ces
chaînes d'échanges psychomimétiques banalisent et standardisent
notre patrimoine subjectif, faisant de la vie une marque de fabrique.
Hold in Mind met aussi en scène une intrigue secondaire. Sur l'une
des photos on voit un accident de voiture. La personne qui a été blessée,
une femme noire sur un skateboard, habillée comme Pam Grier
dans Foxy Brown, apparaît dans la « scène » suivante comme l'invitée
d'honneur d'une partie Jacuzzi. Les gens qui l'ont renversée avec
leur voiture sont là. Tout le monde rit. La femme va bien. La femme
assise à sa gauche, une apparition cinématographique, nous ramène
au temps du vieil Hollywood. Habillée dans une tenue des années
trente, elle pourrait être Gloria Swanson dans le rôle de Norma
Desmond. Dans la dernière image de la série, un homme flotte sur
le ventre dans une piscine. Il semble mort, à moins qu'il ne joue le
mort. En l'occurrence le mot jouer est ici l'élément clé en ce sens que
jouer et mettre en scène – le caractère artificiel – sont la modalité
par excellence de la culture du vingt-et-unième siècle. Il est mort
dans cette image, ou mort pour cette image qui rappelle celle du
scénariste Joe Gillis joué par William Holden dans Sunset Boulevard,
la grande parabole d'Hollywood. L'image sur laquelle s'ouvre Sunset
Boulevard est celle qui clôt Hold in Mind, elle nous ramène au triangle
amoureux original dont l'histoire se termine brutalement de manière
tragique et inexpliquée.
Avec les références cinématographiques, les allusions ou les notes
de Hold in Mind nous comprenons que nous avons vu ce que signifie
tout ressentir. Nous avons vu quelqu'un qui joue à être quelqu'un :
être triste, être en colère, être belle, être amoureux, être jaloux, être
riche, être pauvre, vivre à Los Angeles, vivre à New York, s'ennuyer,
être jeune, être insouciant et se trouver pris de court, être une femme,
être blonde, être un homme, être blanche, être un corps, être un
visage. Un visage à l'écran. Un visage pour l'écran. Ici, tout est entre
guillemets. La transition entre l'accident de voiture et la présence
de la victime dans une fête constitue une alternative intéressante à la série, en ce sens qu'elle démontre que le glamour, et apparemment
le glamour seul, peut l'emporter sur tout, même sur un crime
(et l'effacer). L'accident de voiture induit une interruption ou une
cassure potentielle dans le glamour artificiel du récit hollywoodien,
l'industrie de l'image et le style de vie hollywoodien contenant plus
de fantasmes et de fiction. La victime comme l'accident sont vernissés
et intégrés par la manière dont les images elles-mêmes le sont,
non seulement la différence et l'altérité sont instantanément transformées
en objets, mais elles sont immédiatement reconnaissables.
La réalité est réduite à travers un circuit fermé constitué de simulacres
et de culture consumériste qui lui-même réduit et reproduit
tout en scènes sans fin.
C'est précisément à cause de ces représentations autrefois emblématiques
et aujourd'hui éculées, que souvent nous faisons les choses que
nous faisons, que nous sommes qui nous sommes, allons vivre dans
les villes où nous allons vivre. Et nous ne le faisons pas uniquement
pour vivre comme les gens vivent dans ces films, dans les rôles que
ces villes jouent dans les films ou les rôles que nous jouons dans ces
villes cinématographiques, qui sont leur propre fantasme, leur propre
construction, comme l'explique Thom Andersen dans Los Angeles Plays
Itself, mais pour ressembler aux gens qui sont dans ces films. C'est ce
que nous montrent les photos de Terrier-Hermann dans The American Tetralogy : des images tirées d'un film « imaginé », une prémisse qui
n'est plausible et intelligible que si nous possédons une épistémologie
cinématographique commune. Les films, les photos et la publicité
nous ont appris non seulement ce que vivre veut dire, mais également
ce à quoi ressemble la vie, dans la mesure où nous avons désormais
plus de vies extérieures que de vies intérieures.
(...)
Dans une culture qui met constamment l'accent sur la dimension
narrative extra-cinématographique d'un film – et maintenant de la
vie – en l'occurrence sur ce qu'on entend, dit, lit et croit au sujet
du médium visuel, plutôt que sur ce que l'on voit simplement, il est évident que les images ne sont pas uniquement modelées par les
écrans qui les transmettent, mais par les spectateurs qui habitent,
reproduisent et modifient ces écrans. Que signifie la vraisemblance
dans un monde obsédé et affecté par l'artifice qui se trouve sursaturé
d'images ? Plus encore, qu'est-ce que la réalité et sa représentation
dans un monde où il s'avère que le « réalisme » et l'identité ne sont
que de simples constructions réflexives ? Si Hollywood est la capitale
de la culture mondialisée, alors les personnages de Hold in Mind
travaillent des mises en scène dans lesquelles il font simplement
semblant de vivre, mimant la vie pour la caméra qui est en eux. Ces
personnages font semblant d'être affectés, font semblant d'être heureux,
font semblant d'être amants, font semblant de s'embrasser – en
gardant toujours un œil sur la caméra. Ils font semblant de ne pas
remarquer la caméra, ou d'être dans un monde qui n'a pas toujours
une caméra dans la tête et une caméra dans la poche, un monde dans
lequel tout et tout le monde est une image a priori, tout le temps. À
l'ère numérique et postcinématographique, nous sommes toujours
prêts à être dans les images auxquelles nous voulons ressembler.
Les quatorze scènes de Hold in Mind fonctionnent de l'extérieur vers
l'intérieur et non de l'intérieur vers l'extérieur. Cependant, s'il existe
une « interaction » de facto et un « lieu » de facto dans les photographies
du film de Terrier-Hermann ainsi que dans l'ensemble de la
série, l'interaction se situe plus dans la sémantique de la tétralogie
de la représentation elle-même. À savoir : entre des personnes en tant
qu'images en relation avec des lieux en tant qu'images, et inversement
des images en tant que personnes en relation avec des images en tant
que lieux. C'est là le quartet schématique qui se trouve au cœur de
The American Tetralogy de Philippe Terrier-Hermann.
À propos de son projet, Terrier-Hermann explique : « Ce qui m'intéresse
c'est de comprendre comment la surproduction (et le flot)
d'images de la télévision et du cinéma provenant de ce territoire
spécifique transforme le moindre lieu en un plateau éternel. Comment
cette transformation mentale conditionne notre lecture d'une image ?
Comment influence-t-elle notre façon de vivre ? » Ainsi pourrait-on
dire en guise de conclusion que notre surproduction d'images – que Terrier-Hermann appelle une fausse iconographie et que de mon
côté j'appelle des faux mouvements – n'a pas seulement transformé
chaque lieu en un plateau éternel, mais chaque personne. La culture
a toujours vécu dans et à travers des personnes. Mais de plus en plus,
ce sont les images qui nous lient ou nous délient ; des images qui forment
le lien social, des images qui prennent notre temps, des images
qui nous apprennent comment vivre et penser. Et comme les images
occupent désormais une part considérable dans la question de savoir
ce qu'exister veut dire, l'histoire cinématographique – l'histoire des
images – est aussi l'histoire personnelle.