Introduction
(extrait, p. 7-10)
Le contexte historique du XXe siècle, marqué par les totalitarismes et
par le communisme, a favorisé l'éclosion d'une pensée de la communauté
qui a trouvé ses racines multiples dans les philosophies et sociologies de
l'époque et procède en partie d'une critique des idéologies et des théories
que le concept sous-tendait au XIXe siècle et pendant la première moitié
du XXe siècle. Ainsi, dans le sillage de Mauss, de Durkheim, Bataille
dans les années 1950, puis Arendt, plus près de nous,
Blanchot,
Nancy,
ou Agamben dans les années 1980, ont contribué, souvent conjointement,
à instruire une question encore exclusivement envisagée comme
idéologème ou comme catégorie au début du XXe siècle, et à la déployer
sous l'angle du philosophique et du poétique.
Or, en ce début du XXIe siècle, le dévoiement du sens de la
communauté vers un communautarisme aux visages multiples semble
avoir émoussé la portée et les angles d'une question encore féconde dans
les années 1980. Aujourd'hui européenne, nationaliste, ethnique,
religieuse, mondialisée ou virtuelle, la communauté semble avoir repris sa
valeur circonstancielle – celle d'éphémères assemblages –, un sens
restreint, celui de l'idéologie notamment, et actualiser ses pires excès,
celui de la communion et de « l'immanence », autant d'acceptions pourtant
largement remises en question et révoquées par les essayistes du
XXe siècle. La communauté justifie enfin l'exclusion de ceux qui s'en
marginalisent pour des raisons politiques, sociales, identitaires, ou
nationales. Cet obscurcissement contemporain des sens politique,
philosophique et poétique de la communauté ne nous convoque-t-il pas
alors à relire et à repenser la question à partir des problématiques
soulevées par les essais de Bataille, de
Blanchot (1) et de
Nancy (2), à l'ouvrir
à la littérature et à la poésie où elle est également fortement présente ?
L'après-guerre, il est vrai, se démarque de la période des années 1930,
où l'idée de communauté, sous l'influence des nouvelles sciences
humaines – sociologie, ethnologie, psychanalyse –, apparut comme un
contre-modèle de la société capitaliste et industrielle occidentale, comme
le moteur d'expériences collectives, de réflexions croisées entre littérature
et philosophie car elle nous a légué une pensée négative de la communauté.
Jean-Luc Nancy écrivait ainsi en 1981 que les années 1940-
1950 témoignent, non seulement de la dissolution et de la dislocation de la
communauté, mais surtout de la disparition des instances religieuses et
politiques qui, après avoir longtemps assumé l'assomption légitime d'un
« nous », n'avaient pu résister au fantasme de l'absolutisme
communautaire. Les livres de
Jean-Luc Nancy,
La Communauté désœuvrée,
et de
Maurice Blanchot,
La Communauté inavouable, qui se répondent,
témoignent ainsi rétrospectivement du soupçon qui pèse depuis la seconde
guerre mondiale sur le terme de communauté et de l'épuisement de son
sens traditionnel, à cause des crimes nazis commis en son nom, mais aussi
à cause des échecs répétés pour expérimenter et repenser ses fondements
pendant l'entre-deux-guerres.
En insistant sur la nécessité de dégager la communauté de ses
définitions théologico-politiques, en arrachant la communauté à ses
anciennes définitions, à tout projet producteur ou opératoire, ces ouvrages
ont néanmoins opéré un renversement de la réflexion sur cette question:
ils ont imposé une définition nouvelle de la communauté reposant sur le
« défaut » du commun, sur un lien négatif, voire une absence de lien et lui
ont largement restitué sa valeur aporétique, son caractère
« inessentiel
(3) laissant le champ libre pour « inventer » sa forme et son
contenu. Pour leurs lecteurs, la communauté est désormais « inavouable »,
c'est-à-dire non conceptualisable, mais aussi « honteuse », car ternie par
l'histoire et les dérives idéologiques que le terme a inspirées. Elle est aussi
« désœuvrée », en somme inachevée et irréalisable. Dès lors, la
communauté, pour
Blanchot et
Nancy, ne pouvait plus être envisagée
comme quelque chose d'historique, au sens temporel, ni comme but,
accomplissement d'un processus de progrès, mais comme un événement,
comme un appel, éventuellement comme une exigence, en somme comme
une figure suspensive.
Si, depuis les années 1930, la réflexion sur la communauté se situait
dans l'horizon pessimiste de la « fin de l'histoire », au sens hégélien, c'est-à-dire de l'histoire achevée, la communauté représentait pourtant encore
l'espoir d'un renouvellement de la société et offrait un remède à la crise
économique et sociale de la société occidentale, et l'occasion à toute une
frange de l'intelligentsia de contester ce modèle. La réflexion sur le devenir de la société s'accompagna alors d'une expérimentation concrète
du fait communautaire par la création de groupes d'action, de revues, de
sociétés secrètes qui reposaient sur des « affinités électives ». Certaines
expériences initiatrices, celles de Bataille ou d'autres intellectuels comme
Henri Lefebvre
(4) qui créèrent des groupes de pensée, eurent pour effet de
conjuguer les disciplines, de considérer l'écriture moins comme le fruit
d'un travail et d'une méditation individuels que comme une activité
critique s'exerçant dans un cadre collégial.
Blanchot souligne alors la
valeur emblématique de l'œuvre de Bataille qui tenta «
en pensée et en
réalité l'accomplissement de l'exigence communautaire (5) » en donnant une
forme, une existence concrète à cette exigence. Il créa ainsi des groupes
d'action comme
Contre-attaque (6) (de novembre 1935 à janvier 1936 avec la
collaboration d'André Breton) qui en appelait à une révolution nationale,
une société secrète autour de la revue
Acéphale (de juin 1936 à juillet
1937) s'ouvrant sur une « conjuration sacrée » et ayant pour projet
l'exécution d'une mort sacrificielle, des groupes de pensée comme le
Collège de sociologie (7) (de juillet 1937 à 1939) avec Michel Leiris et Roger
Caillois, une « communauté morale », dit Bataille, préoccupée de
« construire une sociologie sacrée ». Emblématique, l'œuvre de Bataille
l'est également, par son parcours : après avoir connu « l'épreuve du
communisme trahi
(8) », les excès du fascisme et sa nostalgie d'une
communauté organique, fusionnelle et immanente, ses propres
expériences concrètes du fait communautaire, pour finalement se
retrouver exposé, dit
Blanchot « à une communauté d'absence
(9) »,
contraint en somme à accepter que la communauté n'est pas une fin,
un projet, qu'on ne peut en faire « œuvre » au risque de sombrer dans
l'immanentisme. Son œuvre opère d'ailleurs une « mutation
(10) » dans la
pensée de la communauté : Bataille est ainsi passé d'une conception
politique, puis sociologique de la communauté à son déploiement sur le
plan philosophique, voire poétique. Les modifications de l'histoire, puis
l'épuisement de ses expérimentations concrètes du fait communautaire,
l'ont finalement conduit à développer d'autres exigences.
La résurgence du concept de communauté dans les années 1930, et les
tentatives d'expérimentation concrètes du fait communautaire par
quelques intellectuels – l'œuvre de Bataille en premier lieu – constituent ainsi un observatoire privilégié pour
Blanchot comme pour
Nancy.
Les groupes d'action, les sociétés secrètes créés par les intellectuels de
l'époque, ont en effet révélé le caractère complexe de cette notion: en
particulier l'imbrication de la politique, des sciences humaines, et de la
philosophie dans sa définition, l'horizon des « défections » qui bornent
désormais le terme de communauté, c'est-à-dire le deuil du théologique,
de la rationalité politique, en somme des « liens » qui dotaient autrefois
d'une substance transcendante ou immanente le lien communautaire ; ils
ont en outre révélé l'arrière-histoire polémique d'un terme qui, sous la
bannière hitlérienne, était devenu un concept xénophobe et réactionnaire,
une idée « déshonoré[e] trahi[e] par les mécomptes grandioses de
l'histoire
(11) ».
Mais alors qu'en est-il aujourd'hui de la communauté ? Est-il possible
d'imaginer ce qu'elle serait, dégagée de ses grands référents ? Si la
communauté n'est plus l'argument politique, sociologique, idéologique,
ni même religieux d'un renouvellement de la société, de quelle
communauté s'agit-il ? Que resterait-il de ses anciennes définitions, de
l'idée de communauté, de ses possibilités essentielles ? Peut-on continuer
à croire à la possibilité d'un « nous », à une époque où les mécomptes
grandioses de l'histoire avaient fait connaître ce terme sur un fond de
désastre et de ruine ?
(...)
1
Maurice Blanchot,
La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983.
2
Jean-Luc Nancy,
La Communauté désœuvrée, Paris, Ch. Bourgois, coll. Détroits,
1990, p. 11.
3 C'est-à-dire « dépourvu d'essence » : voir Giorgio Agamben,
La Communauté qui
vient, théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, coll. la librairie du XXIe siècle, 1990.
4
Cf. Henri Lefebvre,
La Somme et le reste, Paris, Klincksieck, 1989, p. 391.
5
Maurice Blanchot,
La Communauté inavouable,
op. cit., p. 22-23.
6
Cf. Georges Bataille,
Œuvres complètes, t. I. et II.,
Premiers écrits 1922-1940, Paris,
Gallimard, 1979.
7
Cf. Denis Hollier,
Le Collège de sociologie, 1937-1939, Paris, Gallimard, coll. Folio
essais, 1995.
8
Jean-Luc Nancy,
La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 45.
9
Maurice Blanchot,
La Communauté inavouable, op. cit., p. 23.
10
Ibid., p. 14.
11
Ibid. p. 10.