Introduction
(extrait, p. 11-13)
Heiner Müller interroge la capacité du théâtre à démasquer le réel
sous la condition du « socialisme réellement existant » et des crimes
du XXe siècle. Communisme, fascisme : en quelle langue faut-il dire les
malheurs du siècle ?... « Homme nouveau », totalitarisme, stalinisme,
capitalisme, « catastrophe allemande » ?...
En vérité, la littérature, mieux que la théorie, a su dessiller les yeux,
confondre le mensonge des idéologies du salut et faire tomber les idoles
glacées de leurs piédestaux.
Écrivant à l'époque de la guerre civile européenne, Müller explique
dans
Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures que, pour des raisons
biographiques, il a toujours été obligé de s'intéresser à l'Histoire, singulièrement
au dilemme de l'histoire allemande qui contraint à choisir
entre Goethe et les Nibelungen.
L'Allemagne se pensant en exception – le
Sonderweg des Nibelungen
–, en proie à l'
húbris, fut démesurément criminelle à l'échelle de
l'Europe et du monde. Comment peut-on alors la représenter ? Comment
peut-elle se représenter, se demande Müller. Par quelles voix la
nommer ? S'il s'agit incontestablement, concernant son histoire, d'un
schème tragique, quelle forme lui donner ?
Mais le travail théâtral et l'écriture de Müller se soutiennent d'abord de
ce que suppose le communisme. Son œuvre tourne jusqu'au vertige
autour de l'implacable et austère concept de communisme tel qu'il s'est
incarné dans l'histoire, et de la cristallisation de l'idée d'Allemagne –
de la « misère allemande » –, et de ce moment si singulier de l'histoire
allemande que fut la RDA. La
doxa progressiste affirme qu'il faut dissocier
l'idée communiste de son effectuation criminelle par les régimes
qui se sont réclamés du « socialisme » et de son accomplissement dans
la forme totalitaire de l'État-parti. Il se pourrait toutefois que cette dissociation
soit de l'ordre de l'impossible. À partir de la société close de la
RDA – de la petite fraternité du banquet spartiate –, Müller a longtemps
cherché le principe de la grande communauté humaine communiste.
Dans les années 1970, cependant, il va développer une mise en cause
du bolchevisme comme porteur de l'idée communiste en même temps
qu'une critique radicale des Lumières et de l'idéologie du progrès. Selon
lui, désormais, la techno-science et la bureaucratie qui organisent la
société en vue du contrôle de la vie, dans les pays capitalistes comme
dans ceux du camp socialiste, sont les instruments de la réification de
l'homme. Afin de ne pas percevoir l'Autre et le monde vécu du point de
vue du contrôle et de la généralisation unidimensionnelle de l'échange
marchand, il incombe, en quelque sorte, à la littérature et au théâtre
d'organiser la résistance en prenant parti
pour le communisme.
L'écriture de Heiner Müller est une écriture du discord – une écriture
critique à l'égard de toute forme de consensus comme de toute
espèce d'exigence d'apaisement et de totalité. On observe alors qu'elle
a inlassablement démantelé le monument théâtre. Le théâtre dans
cette optique est tout entier crise. D'où suit qu'il n'est pas simplement
commensurable avec son institution. Le théâtre de Müller trouble les
familles académiques et la bonne constitution du théâtre. À partir de
la fin des années 1960, en effet, il ne s'embarrasse plus des conventions
de l'écriture dramatique et s'intéresse plus particulièrement aux expériences
des avant-gardes, aux textes d'
Antonin Artaud, de Lautréamont,
de
Jean Genet, ou encore aux philosophies de Michel Foucault, de
Gilles Deleuze...
Les textes de Heiner Müller, comme ceux d'Artaud ou du Brecht de
Fatzer et des
Lehrstücke, participent d'une littérature de « l'état d'exception
» et peuvent être lus, par conséquent, comme une
statiologie
et une
hantologie littéraire. Si
stasis veut dire repos, position, arrêt
(
status),
stasis signifie d'abord, pour nous désormais, mouvement (
kinesis),
trouble, révolte, et guerre civile. La guerre civile européenne, qui
durant le terrible XXe siècle a fait entrer le monde dans un état de crise
permanent, détermine
l'écriture de Müller et fait rage dans ses textes
et dans son théâtre...
« Je crois au conflit. Sinon je ne crois à rien. C'est ce que j'essaye de
faire dans mon travail : conforter la conscience des conflits ; pour les confrontations et les contradictions. Il n'y a pas d'autre chemin. Les
réponses et les solutions ne m'intéressent pas
(1). »
Müller s'emploie, par des échappées inattendues dans la consistance
ordinaire, à ouvrir la langue allemande à ce qui la hante. Hamlet ose
affronter le spectre de son père. Le spectre du père ordonne au fils de
le venger. Heiner Müller incarne un Hamlet qui demande des comptes
aux spectres (
Gespenster) de l'Allemagne en les faisant comparaître
sur la scène du théâtre. Dans son « dialogue avec les morts », l'écrivain,
l'artiste, ne doit pas se dérober. Il doit avoir le courage d'affronter les
fantômes et autres esprits. Mais si autrefois les spectres venaient du
passé, aujourd'hui ils nous arrivent aussi de l'avenir, remarque le dramaturge.
Les spectres et les revenants du passé habitent son théâtre. Le
passé qui n'en finit pas de
hanter le présent.
Qu'en est-il du nom de révolution comme maximum du conflit,
comme volonté, affirmation supposée bouleverser le sens politique du
monde ? se demande encore Müller. La révolution, en convoquant la
mort, est une explication avec le passé, et avec les ennemis de la révolution.
Qu'en est-il en conséquence de la littérature lorsqu'elle interroge
la politique comme effectivitée de la pensée ? L'apaisement et la
conciliation sont le propre d'une littérature des situations moyennes,
sans ennemis – une littérature du consensus que Müller met en crise en
fragmentant le récit, en le surphrasant, en ayant recours au « travail du
rêve », en l'orientant vers l'effroi, vers un théâtre dionysiaque du corps
démembré (
disjecta membra). Tragique contre dialectique, et comme
l'écrit Nietzsche à propos de Wagner : on voulait voir un Grec et on se
trouve devant un Allemand.
Je tiens que de tous les écrivains allemands de sa génération Heiner
Müller est sans doute le plus allemand.
(...)
1. Heiner Müller,
Gesammelte Irrtümer, Francfort-sur-le-Main, Verlag der Autoren, 1990.