Introduction
(extrait, p. 9-12)
Nouvelle objectivité en Allemagne, peinture métaphysique en Italie ou retour à
l'ordre
(1) en France... le renouvellement de la peinture figurative, dans les années
suivant la Première Guerre mondiale, a concerné l'ensemble des pays belligérants.
Il n'a pas épargné la Russie où ce renouveau s'est traduit par l'apparition d'une multitude
de groupes artistiques, succédant aux artistes de gauche et s'opposant notamment
aux constructivistes. Parmi les représentants de ce vaste courant, la Société des
artistes de chevalet (OST), fondée officiellement en 1925 et dissoute, comme toutes
les associations artistiques, en 1932, fait figure de collectif majeur, même si elle est
demeurée relativement inconnue en France.
Ce groupe a promu une peinture figurative intégrant les acquis de l'art de gauche,
de l'expressionnisme allemand ou des postimpressionnisme et cubisme
français, et un principe de composition fondé sur le montage. Les principaux
membres, à savoir David Sterenberg (président), Alexandre Deïneka, Iouri Pimenov,
Andreï Gontcharov, Piotr Williams, Alexandre Labas, Alexandre Tychler ou Sergueï
Loutchichkine, ont aussi revendiqué le caractère pluridisciplinaire de leur activité.
En russe, l'expression
stankovoe iskousstvo [art de chevalet] désigne une pratique qui
se distingue de l'art monumental et recouvre à la fois la peinture, les arts graphiques
et la sculpture. Afin de respecter l'esprit de la création du groupe, nous avons traduit
cette expression par « Société des artistes de chevalet » et non par « Société des peintres
de chevalet », appellation plus restrictive.
La dimension chronologique du sujet apparaît centrale. Jusqu'à présent, l'essentiel
des études se divise en trois catégories : ouvrages sur l'avant-garde, sur le réalisme
socialiste ou, plus rarement, sur les années 1920-1930. Les différents partis pris,
d'ailleurs plus ou moins explicites, abordent nécessairement à un moment donné la
question de la rupture ou de la continuité entre l'âge d'or des avant-gardes (les années
1910-1920) et la période stalinienne qui serait caractérisée par une inféodation de
l'art au politique à travers l'imposition du dogmatique « réalisme socialiste ». Cette
expression apparaît pour la première fois dans la presse en 1932 et, selon l'histoire
officielle, devient la « méthode de création » de l'ensemble des artistes en 1934, lors
du premier Congrès des écrivains soviétiques. La transition entre les années 1920 et
la période stalinienne n'a finalement fait l'objet que de peu d'études, dans le domaine
pictural. En suivant comme fil directeur la nouvelle figuration proposée par l'OST,
et surtout en la resituant dans son contexte et en donnant la parole aux artistes, nous
invitons le lecteur à entrer dans une histoire vivante.
Avant-garde et figuration
L'emploi du terme d'« avant-garde » pour désigner l'art soviétique du début du
XXe siècle daterait des années 1950 et proviendrait des milieux progressistes européens,
marxistes ou marxisants. Compris au départ comme synonyme de modernité,
le vocable aurait ensuite été repris par les spécialistes soviétiques
(2). Aujourd'hui, la
définition communément admise par les auteurs français recouvre ce que le milieu
artistique russe des années 1910-1920 appelait « l'art de gauche ». Elle désigne les
mouvements actifs en Russie et en URSS entre 1905 et 1930, qui rompent avec le
code perspectif de la Renaissance: néoprimitivisme, cézannisme fauve, cubo-futurisme,
non-figuration et constructivisme.
Les travaux
(3) et les expositions
(4) russes, allemands et anglo-saxons souscrivent,
quant à eux, à une conception plus large de l'avant-garde. S'ils respectent les mêmes
bornes chronologiques, allant des années 1900 au début des années 1930 (les dates
variant selon les auteurs à l'intérieur de cette période), la remise en cause de la perspective
albertienne ne constitue plus un critère. Leur définition s'ouvre ainsi à l'ensemble
des groupes figuratifs des années 1920 (héritiers du symbolisme russe, des
Ambulants ou des tendances cézanniennes, néoprimitivistes et cubo-futuristes). Dans
cet esprit, et sans entrer dans le débat sémantique, il nous a semblé important de
revaloriser ce vaste mouvement de renouveau de la figuration soviétique et de lui
rendre la place dominante qu'il a occupée dans la vie artistique des années 1920. Une
place sans doute occultée par les très nombreuses études consacrées à l'art de gauche.
Si nous nous sommes fondés sur ces panoramas existants, nous avons aussi tenté
de les dépasser. À la suite de Vladimir Kostine, auteur de la seule monographie consacrée
à l'OST
(5) à ce jour, nous avons souhaité mettre en valeur les rapports conflictuels et violents qu'entretenaient les artistes et les expliquer, en présentant les personnalités,
les objets et les enjeux de ces rivalités. Mais nous avons surtout voulu penser
la création de l'OST dans un contexte historique plus large qui échappe à l'Homme
d'aujourd'hui et demandait à être reconstitué.
Le choix de suivre l'itinéraire des membres de l'OST de la révolution d'Octobre
(1917) à l'entrée en guerre de l'URSS (1941) permet d'interroger la période charnière
du passage au stalinisme : les années 1928-1932. Selon la doxa, ces quatre
années marquent la fin de l'art de gauche (en particulier de l'abstraction et du
constructivisme) et la mise en place du réalisme socialiste. Elles constitueraient ainsi
une rupture brutale dans l'histoire de l'art soviétique.
(...)
1. L'expression serait issue d'une critique de Bissière, en 1919, à propos du cubisme. Le terme est repris par Lhote
et, en 1925, Cocteau intitule l'un de ses ouvrages
Le Rappel à l'ordre. Voir notamment
Le Retour à l'ordre dans les
arts plastiques et l'architecture, 1919-1945, actes du colloque de l'université de Saint-Étienne, Paris, 1975.
2. Voir J.-Cl. Marcadé, « Utopisme ou prophétisme ? », in
La Russie et les avant-gardes, Fondation Maeght, 2003,
p. 238.
3. Voir E. Kovtun (1936-1996), ancien directeur du Musée russe de Leningrad, « Puti russkogo avangarda », in
catalogue de l'exposition
Sovetskoe iskusstvo 20-30-h godov, Leningrad, 1988;
id., L'Avant-garde russe dans les années
1920-1930, Londres, Parkstone/Aurora, 1996 ;
id., Russkij avangard, Saint-Pétersbourg, 1999. V. Manin, conservateur
du musée des Arts décoratifs de Moscou, ancien vice-directeur de la Galerie Tret'jakov, a publié
L'Art russe,
1900-1935, tendances et mouvements, Paris, Philippe Sers Éditeur, 1989 ;
id., Živopis' 20-30-h godov, Saint-Pétersbourg,
1991. M. Lebedjanskij, « O termine “živopis' Oktjabrja” », in
Iskusstvo, 1982, n° 4, p. 44 ;
id., Živopis'
roždennja Oktjabrem, Stanovlenie i razvitie socialističeskogo realizma v russkoj sovetskoj živopisi, 1920-1930-e gody,
Moscou,
Iskusstvo, 1986. J. Bowlt,
Russian Art of the Avant-Garde, [1957], Londres, 1988. M. Guerman,
Sowiet
Kunst 20er und 30er jarhe, Moscou/Hambourg, Sovetskij hudožnik/Hoffmann und Campe Verlag, 1988.
4.
Velikaja utopija, Russkij i sovetskij avangard 1915-1932, Berne/Moscou, 1993, catalogue de l'exposition qui s'est
tenue à Francfort, Amsterdam, New York, Moscou et Saint-Pétersbourg en 1992-1993 ; D. Sarabianov, « L'art
russe et soviétique, 1900-1930 », in
Paris-Moscou [1979], catalogue de l'exposition du Centre Georges Pompidou,
Paris, 1991, p. 51-67.
5. V. Kostin,
OST, Leningrad, Hudožnik RSFSR, 1976. Outre cet ouvrage, il existe quelques travaux universitaires.
Deux thèses, datant des années 1970, auxquelles nous n'avons pas pu accéder et deux mémoires de maîtrise réalisés sous
la direction d'Aleksandr Morozov : D. Beskina,
OST posle OSTa, université de Moscou, 2003; Iu. Matveeva,
Problemy
kompozicii v tvorčestve hudožnikov OSTa, université de Moscou, 2003. Citons également quelques articles significatifs,
développant une approche thématique ou stylistique : R. Žerdeva, «Tema truda v proizvedenijah hudožnikov OSTa » ,
in Iskusstvo, 1973, n° 8, p. 29-38; A. Kamenskij, «Vertikal'nyj montaž », in
Iskusstvo, 1980, n° 1, p. 37-40; A. Kamenskij, « Nekotorye čerty stilistiki OSTa », in
Iskusstvo, 1981, n° 9, p. 26-35; L. Lapteva, « Gorod i čelovek », in
Hudožnik,
1986, n° 10, p. 39-43 ; R. Žerdeva, « Agitacionnoe iskusstvo OSTa », in
Iskusstvo, 1987, n° 9, p. 27-31 ; R. Žerdeva,
« Oktjabr' i obraz Lenina v proizvedenijah hudožnikov OSTa », in
Iskusstvo, 1988, n° 4, p. 40-47 ; A. Jagovskaja,
Avtor
i geroj v kartinah sovetskih hudožnikov, Moscou, 1987. Enfin, voici les principales monographies consacrées aux membres
du groupe les plus connus : F. Syrkina,
A. G. Tyšler, Moscou, Sovetskij hudožnik, 1965; N. Barabanova,
Pimenov,
Leningrad, Aurora, 1972 ; E. Butorina,
Aleksandr Labas, Moscou, 1979 ; V. Sysoev,
Aleksandr Dejneka, žizn, iskusstvo,
vremja, Izobrazitel'noe iskusstvo, Moscou, 1989, 2 tomes; A. Sidorov,
Jurij Pimenov, Moscou, 1986; M. Lazarev,
David
Sterenberg, Moscou, Galart, 1992; K. Svetljakov,
Aleksandr Tyšler, Moscou, Art-Rodnik, 2007.