les presses du réel
extrait
Une part de ce qui arrive, maintenant
Olivier Kaeppelin
(extrait, p. 6)


Le premier mot qui me vient à l'esprit, en pensant à l'œuvre de Damien Cabanes, est le mot solitude. Solitude de son œuvre, dans son temps, qui, quels que soient les courants ou les modes, s'a$rme dans son exigence, sa nécessité.
Damien Cabanes n'est pas isolé, il est au cœur de l'actualité internationale de l'art et dialogue avec les artistes de toutes les générations, proches ou éloignés de ses préoccupations. Il n'est pas isolé, il est seul. Son œuvre se fait sans aucune complaisance avec les dominantes esthétiques du moment dont nous serions censés nous accommoder, mais dans la poursuite incessante des territoires picturaux ou sculpturaux, favorables à son sujet, quel qu'il soit. Son art cherche à les constituer pour qu'il paraisse, se déploie, en une présence animée de surprises et d'énigmes. Ce sujet n'est pas facile à définir, disons, pour être le plus synthétique, que c'est « une chose humaine supposée complète » et pour cela « infailliblement défectueuse (infallibly faulty (1)) ».
Il est paradoxal d'avoir l'espoir d'atteindre la plénitude d'une chose humaine, le cœur rayonnant de ce qui est, tout en sachant que, pour y parvenir, il ne faut jamais céder au désir de perfection. Celle-ci, trompeuse, égare. Elle vous perd dans la maîtrise ou le métier, qui font oublier l'objet de la recherche. Cette tentation, Damien Cabanes peut l'avoir tant sa technique est brillante. Il n'y succombe jamais car il expérimente avant tout, dans chaque œuvre, la nature humaine, la nature des choses qui n'existent que dans la manifestation d'une substance instable faite de défaillance, de défection, de déception. Étrangement, cet état de fait, ce « phénomène », ne provoque aucune mélancolie, aucune dépression mais, au contraire, une énergie faite d'intensités, d'acmés, d'abîmes, de désordre, de remuements, de non sense, qui génèrent une joie sourde de l'action, du jeu, de la dépense, nous emportant dans le corps, le paysage, les infinis virtuels de la forme abstraite. Ce refus de céder à une cohérence lisse, équilibrée, accompagné de l'a$rmation philosophique de son contraire à travers « l'infailliblement défectueux », rapproche la position de Damien Cabanes de celles d'écrivains comme Herman Melville, Ezra Pound, mais aussi de celles de Jean Dubuffet, de Lucian Freud, ou de certains artistes de l'art brut, qui suscitent, chez lui, une grande passion.
L'effet de cette volonté, l'acceptation de cette proposition contradictoire, jouant de l'humour et de l'absurde, de « l'infaillible défectueux », provoque un laisser-aller de la raison pour la conquête d'une liberté féconde. Elle déclenche une attention extrême ou une fascination pour un territoire inconnu dans lequel nous nous frayons des ouvertures vers autant de vies nouvelles.

(...)


1 In Moby Dick, Herman Melville cité par Peter Szendy in Les Prophéties du texte-Léviathan, p. 118, Les Éditions de Minuit, 2004.
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