les presses du réel

Avant-gardes sonores en architecture

extrait
Introduction
(p. 8-19)


« Je discutais un jour avec un groupe d'étudiants en architecture de sujets qui nous concernent les uns et les autres. Je dessinais au tableau noir une possible cité future et leur demandais quels traits saillants ressortaient de cet environnement. Il y avait sept hélicoptères dans le ciel de mon dessin, et aucun étudiant ne les remarqua. Exaspéré, je m'écriai : “Avez-vous jamais entendu sept hélicoptères ?”. L'architecte aujourd'hui travaille pour des sourds. Il a lui-même les oreilles bouchées. Aussi longtemps que des exercices d'éducation n'auront pas amélioré la situation, on peut s'attendre à le voir poursuivre sur sa même voie. L'étude des sons n'entre aujourd'hui dans les écoles d'architecture que pour ce qui intéresse leur réduction, leur isolation et leur absorption. Ecoutez un édifice vide de tout homme. Il respire, il a sa propre vie. Le parquet, les poutres craquent, les radiateurs craquètent, les chaudières grognent. Les constructions du passé émettaient elles aussi des sons bien à elles, mais elles ne sauraient entrer en compétition avec les bâtiments modernes pour ce qui est de la puissance et de la permanence de ces sons. La ventilation, l'éclairage, les ascenseurs et le chauffage produisent un important volume sonore ; les ventilateurs et les systèmes d'évacuation de l'air dégorgent des masses incroyables de bruits dans les rues et dans les allées mêmes qui bordent les immeubles. » (1)
R. Murray Schafer, 1977

Les architectes seraient-ils devenus sourds ? Le compositeur canadien R. Murray Schafer, initiateur des études sur le « soundscape », que l'on abordera au cours de cet ouvrage, évoque le manque de sensibilité acoustique qui caractérise de nos jours les architectes. À la différence des architectes du passé qui, à son dire, construisaient avec l'oreille aussi bien qu'avec l'œil, les architectes modernes s'intéressent prioritairement à la dimension visuelle de leur œuvre, réservant toute considération sonore à l'expertise technique d'un acousticien. Essayer de vérifier cette amère constatation prononcée par un compositeur, est, en quelque sorte, l'objectif de ce livre : quel est l'apport de la dimension sonore en architecture ? Existe-t-il une relation maîtrisable entre la matière bâtie et cette matière impalpable qu'est le son ? De quelle manière, dans une historie récente, cette relation a-t-elle été abordée ?
L'objectif premier de ces années de recherche était donc d'explorer des exemples de projets ou de propos théoriques pour retracer une sorte d'histoire, marginale ou méconnue, à partir du rapport entre l'architecture et l'espace sonore. Ce parcours a été mené à rebours : plongée tout d'abord dans l'étude du soundscape et dans les expériences liées à ce courant, j'ai ensuite remonté le temps pour retrouver les origines et les références qui ont animé cette croisade de sensibilisation des architectes à la dimension sonore. En premier lieu, j'ai consulté différentes sources — archives et entretiens avec les acteurs — déjà présentes en France, où un phénomène de réception important du soundscape, a fait immédiatement suite aux expériences canadiennes. Dans un deuxième temps, grâce à l'appui du Centre Canadien d'Architecture de Montréal, j'ai suivi le fil de cette histoire et voyagé dans ce gigantesque territoire qu'est le Canada, sur les traces de Raymond Murray Schafer et son World Soundscape Project (WSP). L'exploration de deux archives — le fond personnel de Schafer au National Archives of Canada à Ottawa, et le WSP Archives à l'Université Simon Fraser de Vancouver — m'ont permis de découvrir l'étonnant travail mené par le compositeur au début des années 1970, et également d'avoir un aperçu de l'étendue de la question. Le « paysage sonore » pose d'importantes questions culturelles, techniques, artistiques et sociales formant un champ d'étude très complexe et stratifié qui évolue à travers le temps. La rencontre avec Schafer et ses successeurs, comme le compositeur Barry Truax — héritier du WSP — a confirmé l'importance des questions soulevées à l'origine de ce courant, mais aussi leur valeur encore actuelle. Si le soundscape a été ici étudié comme un courant et une étape d'un parcours dans l'histoire que je m'apprête à décrire, il a aussi fournit les bases d'un discours beaucoup plus vaste, en indiquant les directions à suivre pour cette recherche autour de la valeur culturelle du son. Ainsi, comme dans les archives du WSP on retrouve des brochures commerciales de dispositifs sonores, des rapports sociologiques sur les impressions auditives, et des recherches scientifiques sur les sons émis par des animaux, ou sur les législations acoustiques, j'ai à mon tour essayé pour la rédaction de ce livre d'ouvrir au maximum l'horizon de mes recherches, et cela, en remontant aussi dans le temps.
Pour comprendre les critères de cette démarche, il faut tout d'abord souligner que l'aspect sonore a été pris en considération à la fois par son caractère physique, agissant sur les sens, et en tant que matière présente dans toute sorte de lieu architectural, perçue par les usagers. De même que la couleur d'une façade conditionne la perception esthétique et subjective d'une œuvre architecturale, l'environnement sonore qu'elle produit détermine notre expérience sensorielle, notre orientation et compréhension de l'espace. L'histoire des programmes musicaux et des salles de concert a été volontairement écartée, car elle représente une branche trop spécifique, liée aux applications de la science acoustique. Ce domaine s'éloigne du souci de confrontation, plus général et culturel, entre l'architecture et la dimension sonore. D'autre part, assez rapidement, il m'est apparu que le champ de la recherche devait nécessairement dépasser les limites de la discipline architecturale, car les exemples les plus significatifs provenaient très souvent de domaines parallèles, comme ceux de la musique et des arts plastiques. Enfin, ce qui est vite paru évident, c'est l'important apport des technologies d'enregistrement et de reproduction sonore qui ont révolutionnées au XXe siècle la pratique de l'écoute, en introduisant la possibilité du contrôle et de la manipulation du son.
L'exploration de la perception auditive, l'ouverture pluridisciplinaire et l'emploi des technologies nouvelles : toutes ces pistes m'ont permis de découvrir des pratiques expérimentales qui sondaient au cours du siècle dernier l'espace sonore et sa relation avec l'architecture. Épisodes que l'on peut classer pour la plupart d'avant-garde, les projets et les théories que l'on abordera sortent de la pratique architecturale courante pour interroger, avec moins de contraintes, un aspect négligé de la construction.
La notion d'avant-garde, qui apparaît dans le titre de cet ouvrage, nécessite d'ailleurs d'être précisée. L'origine du terme est militaire et désigne les troupes situées à l'avant d'un front de guerre. Dans le domaine des arts, l'avant-garde désigne des figures, des courants ou des approches qui sont précurseurs par rapport à leur époque. Dans sa Teoria dell'arte d'avanguardia de 1962, Renato Poggioli désigne par avant-gardistes toutes les manifestations culturelles dont la volonté est ouvertement non-conformistes, en particulier en opposition à la classe de la bourgeoisie (2). En 1974, Peter Bürger reprend le texte de Poggioli dans sa Theorie der Avantgarde et opère une classification précise des avant-gardes dites historiques, celles du début du XXe siècle (Dada, le Surréalisme, le Futurisme, etc.), et les « néo » avant-gardes de l'après-guerre (l'expressionnisme abstrait, le Pop art, le Nouveau Réalisme, Fluxus, etc.) (3) Sans entrer dans le détail du texte de Bürger qui dénonce l'objectif manqué des avant-gardes, soit, de sortir des institutions de l'art bourgeois, on souligne comment à l'intérieur de notre développement ces deux périodes historiques sont également significatives pour le sujet qui nous concerne. Dans ce contexte, le terme d'avant-garde n'implique pas spécialement une connotation politique — même si, souvent, on retrouve des positions « antibourgeois » — mais il définit des épisodes du domaine de l'art, de l'architecture et de la musique qui se sont affichés en opposition aux traditions de leur discipline, qui ont ouvert les frontières et exploré de nouveaux territoires. Cette direction expérimentale est la matrice commune des recherches et des projets qui seront décrits sous la dénomination d'avant-gardes.
Si les avant-gardes du début du siècle, incarnées ici par des figures comme le futuriste Luigi Russolo ou le compositeur français Erik Satie, pressentaient d'une certaine manière les changements sociaux et culturels issus de la modernité et de l'intégration de nouvelles technologies, ce n'est qu'au moment de la deuxième génération, des avant-gardes des années 1960 et 1970, que l'on trouve des formes d'application véritablement révolutionnaires. Cette seconde période couvre donc la partie centrale de ce travail. Cette époque est marquée par une tendance commune en architecture, et dans les arts en général, impliquant physiquement l'utilisateur, ou le spectateur, dans la démarche créatrice : on assiste à une tentative de destruction de la traditionnelle séparation entre œuvre et public. L'art s'invite dans la vie de tous les jours, et la discipline architecturale, suivant ce processus de « vulgarisation », s'interroge davantage sur les conditions individuelles de l'habitant, son état physique et psychique, passant outre toute idéalisation de la forme bâtie. De plus, dans les années 1960, on observe une croissance économique importante du monde occidental et un développement vertigineux des moyens technologiques et de la communication. Ainsi, les possibilités d'invention créative se multiplient sous une aura d'optimisme et d'enthousiasme extrêmes, souvent porteurs de projets et d'idéaux utopiques. Dans ce contexte, on retrouve d'importants cas de recherches, et des exemples d'applications considérant finalement le son comme une matière qui pourrait conférer à l'architecture une valeur novatrice, un élément de conditionnement physique autant que psychique. Criant à la grande révolution des sens, les protagonistes de ces recherches se sont toutefois heurtés à la difficulté d'un barrage culturel ancien qui privilégie la dimension visuelle au détriment de l'ouïe, surtout en matière de « construction » (4).
Ainsi, pour arriver à comprendre les forces qui ont stimulé la réaction des projets d'avant-garde, on a, dans le premier chapitre, essayé de voir quelle relation existe entre le son et l'architecture dans la tradition la plus ancienne. Dans la philosophie, et la mythologie, on constate une grande variété d'approches qui sont toutes marquées par une difficulté de base : traiter deux matières aussi différentes mais aussi indéniablement liées que le son et le bâti. Par ailleurs, ce chapitre met en évidence le fossé qui grandit entre les positions de quelques architectes — Adolf Loos, Le Corbusier, Louis Kahn — qui à diverses époques abordent la dimension sonore de façon intuitive, concrète ou abstraite, sans forcément avoir recours aux acquis d'une « science exacte » comme l'acoustique. Derrière une aura de mystère, le phénomène sonore reste, dans le discours de l'architecte, quelque chose qui trouble, qui échappe à un véritable contrôle à cause de sa nature impalpable.
Le deuxième chapitre démontre l'importance des avant-gardes musicales du XXe siècle, qui par des notions relatives comme celle de bruit et de silence, explosent les limites traditionnelles de leur discipline : d'une part, celles physiques de la salle de concert, et d'autre part, celles de la gamme musicale classique. L'impact émotif et le caractère subjectif des impressions auditives, largement exploités dans certaines mouvances des arts plastiques, sont mis à l'écart par ailleurs dans les réglementations acoustiques appliquées à la construction qui sont, elles, strictement mesurées en décibels. Les chapitres trois et quatre illustrent, quant à eux, deux processus en miroir. D'une part, on perçoit une progression vers une conception de la musique comme ornement spatial, comme objet et matière façonnable, et d'autre part, on observe un processus de dématérialisation de l'architecture au profit des technologies de contrôle des ambiances. De la « musique d'ameublement » à l'« ambient music » ou « cocktail music », en passant par le produit « muzak », cet art impalpable assume un statut différent, notamment grâce aux nouvelles technologies d'enregistrement et de diffusion sonore. Entrée dans l'ère de la « reproductibilité technique », la musique joue un nouveau rôle : elle perd son caractère unique, éphémère et précieux, mais elle gagne en popularité en devenant une forme d'art omniprésent, inscrit aux lieux et à diverses situations, à la manière donc d'un objet permanent dans l'espace, d'un ornement (5).
Du côté de l'architecture, à partir de l'époque moderne, on tend, dans certains contextes, à déplacer la valeur de la forme sur les conditions perceptives de l'être humain dans une « ambiance », ou dans une atmosphère, artificiellement créée (6). Cette tendance, difficilement cernable dans une période circonscrite, mais qui trouve son apogée dans les années 1960, présente un problème d'approche méthodologique : impossible de nous en tenir strictement à l'analyse de la dimension sonore. La gestion de ce qu'on définit comme « ambiance » en architecture passe par la stimulation complexe et complémentaire des sens chez l'être humain, l'ouïe est donc une partie du tout. Sans séparer de façon forcée ce seul paramètre des sens, j'ai plutôt choisi de prendre en considération les projets et les positions théoriques qui mentionnaient de façon explicite la dimension sonore en apportant des réflexions importantes ou novatrices. Sous cet angle, on abordera des projets provenant de différents groupes et contextes géographiques — d'Archigram à Nicolas Schöffer et Experiments in Art and Technology, en passant par Coop Himmelblau et Haus-Rucker-Co, ainsi que Superstudio, Ugo La Pietra, etc. — qui orientent leur recherche expérimentale vers la création d'ambiances, en particulier sonores.
À la base de toute conception d'« ambiance sonore », on retrouve la volonté d'abstraire tout environnement existant, afin de pouvoir maîtriser complètement le caractère aléatoire et imprévisible du phénomène acoustique, par l'apport de nouveaux systèmes de contrôle des flux. Dans ce type de conception, l'espace architectural, qui peut se mesurer à l'échelle de la ville, devient une sorte de boîte hermétiquement fermée où l'on reproduit un environnement artificiel et contrôlé. Ainsi, l'architecture est assimilée à un dispositif sensoriel, comme une sorte de grande discothèque où vivre des expériences et oublier la matière solide environnante. L'aboutissement extrême de cette démarche est la série des « projets casque » qui réduisaient l'élément « conteneur » à un dispositif de stimulation sensorielle entourant la tête. Ces projets-manifeste trouvent d'ailleurs un répondant réel dans un nouveau dispositif technologique à succès — le walkman, ou baladeur — inventé une dizaine d'années après, en 1979.
Les différentes spéculations, sous forme de projets s'appuyant sur l'idée d'ambiance, s'arrêtent au cours des années 1970, et laissent à nouveau la place, en architecture, aux valeurs traditionnelles liées au bâti, à la forme et à l'histoire. Cette brusque interruption est sans doute liée à un moment de forte désillusion face au progrès : une grande crise écologico-économique rompt les enthousiasmes d'architectes qui rêvaient d'un monde sur-technologisé.
Par ailleurs, c'est au cœur du Canada que l'effervescence expérimentale des années 1960 prend la forme d'un discours théorique, se présentant comme précurseur d'une discipline nouvelle, ce qui fera l'objet du cinquième chapitre de cet ouvrage. Raymond Murray Schafer, Marshall McLuhan, Archie MacKinnon, et encore Buckminster Fuller et Constantin Doxiadis échangent, entre l'Université Simon Fraser de Vancouver et celle de Toronto, arguments, concepts et résultats d'expériences diverses qui ont préparé la naissance du courant du soundscape et son rayonnement international. En 1972, R. Murray Schafer crée le World Soundscape Project au sein de l'Université Simon Fraser, à Vancouver. Ce projet débouche sur la constitution d'une équipe pluridisciplinaire qui se vouera à l'étude du paysage sonore du monde entier. Ce moment de réflexion, où la synthèse entre différentes positions et problématiques vis-à-vis de l'environnement sonore, proche d'une sensibilité écologique émergeante, a été tenté, demeure un épisode exemplaire dans l'histoire. Loin de proposer des réponses ou des exemples d'application modèles, le WSP analysa la complexité physique et perceptive liée à la dimension sonore de l'espace urbain et rural, passé, présent et futur.
Dans plusieurs pays, comme la France, l'Italie, la Suisse, la Suède, l'Allemagne, l'Autriche, L'Australie, le Japon, etc… il y eut un écho plus ou moins immédiat aux travaux de Schafer. Ce réseau international est toutefois resté en sourdine, et n'a pas percé véritablement la discipline architecturale dans sa pratique. Aujourd'hui l'expérience menée par Schafer constitue une référence originaire pour une vague d'études en développement en Amérique du Nord qui est appelée « sound studies ». Ce domaine reste confiné à la sphère de la recherche et écarté, encore une fois, de la profession de l'architecte. Les publications récentes issues de ces études traitent, et le plus souvent critiquent, l'apport de Schafer en considérant principalement ses contenus « doctrinaires » et ses ambitions illimitées. Abordé systématiquement en introduction, Shafer représente toujours l'initiateur, oui, mais l'initiateur naïf et confus d'une tradition d'études qui prend ses distances par rapport à son père spirituel. Par ailleurs, aucun de ces travaux n'explore l'expérience du WSP par sa signification vis-à-vis de son contexte de naissance. Une étude historique sur l'origine de ce courant, en relation avec ce qu'on appelle les « avantgardes », nous semble donc une contribution manquante au panorama des sound studies, et d'autant plus à celui de la culture architecturale. Notre travail se situe donc sur ce double horizon. Pour cela certaines digressions du côté de l'architecture, de l'art ou de la musique pourront sembler redondantes au spécialiste de l'une de ces disciplines. Toutefois, ma tentative est de décrire clairement ce parcours transdisciplinaire, en expliquant les différents étapes. En revenant sur le développement de l'histoire après le soundscape, on constate la reprise de projets expérimentaux et de recherches sonores spatiales, à l'aide d'une technologie de plus en plus pointue, en particulier à partir des années 1990 et 2000. Exploitée dans le domaine des installations d'art ou d'architecture — comme dans un retour cyclique de l'avant-garde expérimentale — l'avancée des technologies de gestion du son à l'ère de l'informatique révolutionne aussi les possibilités de l'acoustique appliquée, comme pour le cas de l'acoustique des salles. Même s'il s'agit d'un domaine spécifique, loin de l'architecture courante, il existe aujourd'hui des systèmes qui dépassent les limites physiques du phénomène sonore. L'acoustique virtuelle, qui permet de recréer des caractéristiques spatiales changeantes grâce à des capteurs / diffuseurs qui transforment en temps réel le signal sonore, ou les matériaux dits « acoustiquement actifs », capables de projeter des sources sonores dans l'espace — systèmes développés, par exemple, en France par des structures comme le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (C.S.T.B.) et l'Institut de Recherche et Coordination Acoustique / Musique (IRCAM) — ouvrent de nouvelles possibilités. L'idée d'une matière vivante, réactive au son, qui habitait les images mythologiques, ou d'anciennes spéculations non scientifiques sur la diffusion sonore, semble devenir une réalité possible. L'exploitation de l'acoustique virtuelle, dans un futur où elle serait généralement abordable et applicable, pourrait-elle révolutionner de manière décisive ce rapport complexe entre le son et la matière bâtie ? La discipline architecturale dépassera-t-elle la domination rétinienne qui caractérise son histoire ? Le son parviendra- t-il à assumer un nouveau statut dans le projet d'architecture ? Ces questions sur le futur restent ouvertes : le progrès technologique est sans doute un moteur pour de nouvelles expériences artistiques, mais c'est finalement la demande d'une culture et d'une société qui en détermine le succès. Le parcours proprement historique proposé par ce travail s'arrête à la période du soundscape, car cet épisode marque une nécessité de mise au point sur les problématiques liées à l'environnement sonore, suite à une période d'expérimentations poussées et d'interférences entre les arts. Il s'agit, d'un moment de prise de conscience, et d'une tentative de théoriser des pratiques empiriques passées, préparant aussi celles du future. Mais l'histoire, comme le progrès technologique, se poursuit, et aujourd'hui, on peut déjà percevoir la résurgence de questions, plus ou moins anciennes, qui couvrent le rapport entre le son et l'architecture, ainsi que l'émergence de nouvelles thématiques. Il est encore tôt pour écrire un chapitre d'histoire sur l'ère informatique et les utilisations en architecture des systèmes d'acoustique virtuelle. L'objectif de cette étude est, d'ailleurs, de retracer plutôt les postures intellectuelles qui ont souvent précédé les exploits d'une technologie de plus en plus prodigieuse. Quelques épisodes de l'avant-garde musicale, artistique et architecturale, ainsi que certaines productions de la culture populaire du XXe siècle ont poussé le rapport entre l'environnement sonore et l'espace bâti dans des directions inouïes : ce sont les pistes qui ont guidé ce travail.


1 R. Murray Schafer, Le paysage sonore (traduction par Sylvette Gleize, New York, A. Knopf, Inc., 1977), Paris, Editions Jean-Claude Lattès, 1979, pp. 304-305.
2 Renato Poggioli, Teoria dell'arte d'avanguardia, Bologna, Il Mulino, 1962.
3 Peter Bürger, Theory of the Avant-Garde (Frankfurt, Suhrkamp Verlag, 1974), Minneapolis, University of Minnesota, 1984.
4 Notamment, cela fait référence à l'ouvrage du sociologue canadien Marshall McLuhan qui, en 1962, prédisait le retour d'une culture multisensorielle, et en particulier auditive, due à l'apparition de l'électronique : Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg, les civilisations de l'âge oral à l'imprimerie (Toronto, University Toronto Press, 1962), Montréal, Éditions H.M.H., 1967. cf. Infra Partie V, L'école de Toronto, p. 195.
5 On fait référence ici au philosophe allemand Walter Benjamin qui, en 1936, écrivait son important ouvrage sur l'apport de la méthode de reproduction technique dans le champ des arts. Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (Zeitschrift für sozialforschung, 1936), Paris, Gallimard, 1991.
6 cf. Infra Partie III, Architecture : conteneur d'ambiances, p. 90.
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