Préface
(p. 23-24)
« NON, je sais dire NON, et c'est bien suffisant »
Marguerite Duras, Ah ! Ernesto
Les débats sur l'économie des savoirs dans les institutions artistiques et plus
particulièrement dans les écoles d'art – jusqu'alors considérées comme des
espaces d'exception – ont récemment pris un nouveau tour : série de nouvelles
publications et de rééditions, articles de revues souvent motivés par ces mêmes
ouvrages, nouvelle actualité de projets d'écoles plus ou moins alternatives et/
ou expérimentales, annexion de problématiques pédagogiques à de nombreux
projets curatoriaux… Cela dans un contexte de crise sans précédent des écoles
d'art elles-mêmes, éprouvée à une très grande échelle, dont l'écho ne se fait
pourtant que faiblement sentir au cours des débats sus-mentionnés
(1).
En Europe, c'est l'application des accords de Bologne – qui visent à intégrer
tous les types d'enseignement supérieur à un même système d'évaluation – qui
a été le déclencheur d'une grave crise allant au-delà des seules formations
artistiques. Une situation qui témoigne plus profondément d'orientations
politiques reconsidérant avant tout les « savoirs », de la culture à l'enseignement,
sous l'angle de leur seule « rentabilité ».
Durant l'année 2009, alors que se mettait en place un nouveau train de
réformes, des étudiants des écoles d'art de Munich et de Vienne ont réagi en
organisant des occupations qui ont essaimé dans de nombreux pays d'Europe.
Nous avons choisi de publier deux textes émanant de collectifs auto-organisés,
rédigés à la suite de ces occupations. L'identité de leurs membres importe peu
– même si on devine qu'ils sont ou ont été étudiants dans l'une des écoles d'art
qu'ils évoquent. Ces textes accompagnent des expériences, des pratiques, des
discussions ; dans leur style et leur intensité, ils portent la trace de la mobilisation.
Ce qu'ils défendent, c'est la production d'un espace de réflexion et de
pratique, et, à ce titre, ils ont valeur d'exemple, de
para-deigma, de « ce qui se
montre à côté », pour reprendre les termes de Giorgio Agamben.
Le premier texte, « Apprendre à souffler la révolte », déjà publié dans le
magazine en ligne
Variant, a beaucoup circulé : « compte-rendu » passionnant
d'occupations d'écoles, c'est aussi un catalyseur qui a stimulé la pensée de
beaucoup d'auteurs. Devons-nous dire que nous espérons, en le faisant
passer dans les pages de
May, et surtout en le proposant en français, qu'il suscite
également la réflexion ici ? Fruit d'un travail de contextualisation et d'autoréflexion
sur le mouvement de révolte dans les écoles de Munich et de Vienne,
ce texte militant affirme que les réformes imposées dans l'éducation ne sont que
l'étape finale d'un processus de mise en valeur, d'extraction et de capitalisation
du savoir.
Le second texte, « Le Soi, le Groupe et le Mac : deux faces d'une institution
», écrit par l'un des groupes qui a participé à la rédaction du premier,
est inédit. Introspectif, ironique, déstabilisant, il s'inscrit d'emblée en faux
contre toute tentative d'historicisation des mouvements et des collectifs et,
entre auto-analyse et critique de l'environnement patriarcal dans lequel ils
évoluent, leurs auteurs proposent des pistes de réflexion théorique, privilégiant
« la spontanéité et l'intensité de l'expérience effective à l'analyse ».
Ce second texte, que nous proposons au lecteur de ne lire qu'à la suite du
premier, propose un aperçu de cette mobilisation de l'intérieur, tout en expérimentant
une pratique collective de l'écriture.
C'est à ces mouvements de révolte que nous avons voulu nous intéresser
pour proposer, dans ce numéro de
May, l'amorce d'une réflexion sur cette crise
de l'enseignement et la politique globale des savoirs dans laquelle elle s'inscrit
(2).
1. Tout se passe comme si le fameux « tournant pédagogique » de l'art contemporain n'avait lieu
que dans des espaces policés, pacifiés et déconnectés, suivant une logique et des enjeux institutionnels,
historiques et théoriques « propres ». Bien sûr, de nombreux textes sont revenus sur la situation
concrète de l'enseignement, la mobilisation dans les écoles d'art et l'accentuation de la part théorique
des formations artistiques, et des auteurs comme Marion von Osten, Marina Vishmidt, Simon Sheikh
ou Tom Holert ont encore récemment insisté, dans les pages de
Artforum, de
Mute ou d'un recueil
comme
Curating and the educational turn (Paul O'Neill et Mick Wilson (dir.), Amsterdam, Open
Editions / De Appel, 2010), sur l'urgence d'une situation qui ne cesse de se dégrader, sous les effets
de « réformes » qui touchent les écoles, les académies et les universités, ceux qui y enseignent – artistes,
assistants d'artistes, curateurs, critiques, chercheurs – et ceux qui y étudient. Curieusement, ces
derniers ne sont pour ainsi dire jamais sollicités. Et rarement ces contributions s'engagent dans une
contextualisation des différentes expériences présentes ou passées, ou sont à même de prendre en
considération leur propre inscription dans cette « économie du savoir ».
2. Pendant ce temps-là, en France, la conjonction de la décentralisation des administrations étatiques
culturelles – auxquelles il est demandé de changer de statut – et de l'homologation des diplômes
– la conformation au système Licence/Master – provoquait une réorganisation, toujours en cours, des
écoles d'art, une réorganisation parfois laborieuse et brutale, portant sur la structure des enseignements,
les programmes de recherche et les modes d'évaluation. Toujours en 2009, les universités traversaient
une crise majeure, de nombreux enseignants et étudiants se mobilisant contre la « mastérisation » des
diplômes d'enseignement et la « loi relative aux libertés et responsabilités des universités ». À la rentrée
2010, pour la première fois, on mit face à leur classe des enseignants tout juste diplômés, en demandant
à leurs collègues de prendre en charge leur formation.