Pensée et langue : vie et science
(extrait, p. 7-13)
Dans quelle mesure peut-on penser sans la langue ? La langue est-elle
nécessaire à ma pensée ? En suis-je maître ? Ce type de questions relève
d'un vieux chapitre de philosophie intitulé souvent « Les rapports
langue-pensée » et placé entre le chapitre sur le langage et les signes et
celui sur les rapports entre l'homme et l'animal. Sujet scolaire s'il en est,
que l'on dispute par exemple à l'école normale supérieure. Ce sont en
effet les professeurs comme Henri Marion qui s'expriment de la sorte.
Qu'on lise les
Leçons de psychologie appliquée, autrement dit les cours que
Henri Marion a délivrés à l'école normale d'institutrices de Fontenayaux-Roses : la question des « Rapports de la parole avec la pensée »
vient tout de suite après la question de savoir si la langue est naturelle
ou artificielle. C'est la quarante-troisième leçon, où l'on raisonne ainsi :
« Considérons maintenant les rapports de la parole avec la pensée […
] nous ne sommes pas de l'avis de M. Bonald quand il prétend, d'une
manière absolue, que sans la parole on ne pourrait pas penser, qu'il a
donc fallu que la parole précédât la pensée (1). »
Vieux sujet donc, le nôtre, auquel la fin du XIXe siècle a accordé une
attention toute particulière, mais sous des formes étranges, très
éloignées parfois de leur formulation académique, sous une forme
notamment métaphorique, celle qui consiste à parler de « vie du
langage ». notre titre renvoie en effet à la reformulation la plus
commune du problème dans les discours fin de siècle. C'est aussi le titre
d'un ouvrage fameux de sciences du langage publié en 1875 par l'Américain
W.D.Whitney
(2). Après avoir défini comme il convient le langage
humain dans le premier chapitre de son ouvrage, le linguiste s'attache
plus précisément à raisonner sur ce qu'il appelle « la vie du langage »
et il s'agit alors de l'enfant. La vie du langage à la fin du XIXe siècle est
l'expression communément répandue pour désigner l'acquisition du
langage par l'enfant, ou plus exactement pour désigner le travail d'ajustement
de la langue à la pensée visible dans le langage de l'enfant, ce
qui n'est pas incompatible, loin s'en faut, avec d'autres acceptions. La
vie du langage, c'est donc la reprise par la fin du XIXe siècle français du
problème classique des rapports entre langue et pensée, envisagé particulièrement
du point de vue de l'acquisition de la langue.
Réécriture par les sciences humaines d'un problème philosophique,
dira-t-on : les « sciences » de l'homme qui se développent ont ceci de
particulier qu'elles travaillent avec la langue commune, à laquelle elles
empruntent notamment le registre métaphorique et quelques imprécisions
de vocabulaire… Pas seulement : il faut voir dans cette question
des rapports langue-pensée et dans ses multiples reformulations antiscolastiques
le point de rencontre de multiples interrogations tant
linguistiques que scientifiques en général et politiques le plus souvent.
Car, et ce n'est pas le moins intéressant dans le sujet, la question des
rapports langue-pensée voyage, d'une discipline à l'autre, d'un champ
intellectuel à un autre, avec cette simple constante, l'omniprésence de
la métaphore vitaliste. en effet, le rapport en question se dit toujours
« vivant », dynamique, changeant, dimorphique… Les sens de cette
métaphore vitale restant à découvrir. Plus clairement, ce livre peut être
lu comme une étude d'histoire de la linguistique portant sur les années
1890 en France, mais aussi comme une contribution à l'archéologie des
sciences de l'éducation, et pourquoi pas encore, comme une réflexion
sur le sujet parlant républicain. Le tout à partir d'une question : dans
quelle mesure peut-on penser sans la langue ?
Notre première intention était simple : il s'agissait de revenir sur la
période scientifique précédant immédiatement Saussure, et de souligner
une communauté de réflexion sur le thème des « rapports languepensée ». Pour le dire plus clairement, il nous a semblé que ce problème
posé ainsi, sous la forme d'une question d'école, s'offrait manifestement
comme la question principale des sciences du langage fin de siècle, ce
qui n'est, en général, absolument pas souligné. Il est difficile de trouver
des travaux de recherche sur ce sujet : nous avions là un oubli de l'épistémologie
historique. Ou une relégation organisée du problème : c'est
de la philosophie, dira-t-on, et la fin du XIXe siècle n'a pas de philosophie
du langage, tout au plus un « désir diffus de théorie
(3) ». nous sommes
dans l'âge de la science : il faut des faits, non des spéculations. La
période considérée, l'extrême fin du XIXe siècle, est dominée par la
question de l'évolution, certes. Mais, le point de vue historique sur la
langue exclut-il toute préoccupation philosophique – admettons que
les rapports langue-pensée relèvent de la philosophie ? Le point de vue
évolutif ne permet-il pas une réflexion de type anthropologique sur la
nature de l'esprit humain et sur le rôle du langage dans la constitution
de soi et du monde ? Un certain nombre de travaux importants ont contribué depuis une quinzaine d'années à relever une image défaillante
de la production intellectuelle française avant Saussure, entre la fin de
l'Idéologie (les années 1820, pour garder les dates de L'Archéologie du
savoir) et les débuts du XXe siècle. Les histoires de la linguistique avaient
souligné le retard français, depuis Ferdinand Brunot qui faisait du XIXe
siècle une longue lutte contre les vieilles lunes du classicisme national
jusqu'à Georges Mounin pour qui la France était bloquée à cause de
« sa tradition culturelle issue de Port-Royal
(4) ». Même Sylvain Auroux,
plus récemment, faisait des
Antinomies linguistiques de Victor Henry le
texte emblématique de la crise des années 1880, comme si décidément
la linguistique française tombait dans une impasse après avoir épousé
un peu vite le comparatisme, par manque de réflexion sur les principes.
Sur un autre terrain, celui de l'école, André Chervel
(5) dénonçait avec
autorité le massacre d'une grande tradition grammaticale – celle de la
grammaire générale – au nom de l'alphabétisation, continuant par là à
instruire le procès d'une recherche linguistique minée par le vide
théorique, incapable de se donner les bases conceptuelles d'une
nouvelle science. La linguistique française d'après les Idéologues et
d'avant Saussure est mal considérée, étranglée entre le déclin lent d'une
prestigieuse grammaire philosophique, le modèle universitaire comparatiste
allemand et la condamnation par Saussure du manque de
réflexion épistémologique qui caractérise ses prédécesseurs. Il n'y aurait
pas de philosophie du langage en France après les Idéologues, il y aurait
même abandon des questions philosophiques traditionnelles. La réédition
de textes comme ceux de Victor Henry, linguiste totalement
méconnu par les non-spécialistes et pourtant passionnant
(6), l'intérêt
général porté ces dernières années à la constitution des sciences
humaines, un certain regain d'intérêt pour ce qu'on a appelé la
« linguistique naturaliste » à la française
(7), permettent de réviser
quelque peu ce jugement. Mais, il reste globalement admis que cette
vieille question des « rapports langue-pensée » n'avait plus cours en
France ou plus de sens dans cette période comparatiste avant que la
linguistique générale et la théorie du signe ne reprennent sa rigueur
conceptuelle au début du XXe siècle. Première époque : l'âge préscientifique,
théoricien, marqué par les spéculations abstraites, jusqu'au
début du XIXe siècle. Deuxième époque : début de l'âge scientifique
marqué par le comparatisme positiviste, mais le retard français, faute
d'institutions universitaires notamment, bloque le développement des
recherches. troisième époque : sortie de crise, par le « retour » sublimé d'une tradition française théoricienne avec Saussure et la linguistique
générale. Tel est, à peu de choses près, le schéma retenu. Or, Daniel
Droixhe a définitivement mis en péril l'idée d'une rupture épistémologique
brutale entre le classicisme des lumières et le comparatisme
positiviste en signalant l'ouverture précoce de l'âge classique à la
question historique : il n'y a pas de coup de balai historiciste venant
moderniser les méthodes anciennes
(8). Mais il n'y a pas non plus
abandon des questions classiques : il faut signaler, dans la période historiciste
française, la persistance de ce pont aux ânes des cours de philosophie
qu'est la question « des rapports langue-pensée » et la volonté
manifeste de donner une véritable ampleur à la question linguistique
au lieu de la cantonner dans une technicité formelle. Cette persistance
de la question est visible chez les linguistes eux-mêmes, et pas seulement
chez les philosophes de la IIIe République comme Gabriel
Compayré ou Henri Marion. C'est, par exemple, le sujet de la troisième
« antinomie » développée par Victor Henry dans son bilan de la
recherche linguistique publié en 1896 et intitulé
Antinomies linguistiques.
La question des rapports langue-pensée est également au cœur
de la sémantique de Michel Bréal qui se constitue dans ces mêmes
années… elle est au cœur de la « psycholinguistique » en cours de
constitution : le mot est anachronique, mais il désigne clairement les
premières formes de réflexions sur le développement du langage de
l'enfant. L'intérêt général de l'époque pour le langage de l'enfant, encore
– c'est par là que nous avons commencé – ressortit entièrement à cette
question des rapports langue-pensée. Mais quelques exemples suffisent
: toute notre enquête établira cette prégnance de la question et,
naturellement, son caractère problématique. Loin d'être oubliée, après
Locke, Condillac, Maupertuis, les Idéologues, et en poussant un peu
dans le XIXe siècle, après Louis Gabriel Ambroise de Bonald, la question
est au cœur des préoccupations philologiques de la fin du XIXe siècle.
Pour s'en convaincre, il faut sortir du champ étroit des conceptualités
linguistiques et s'intéresser aux autres discours scientifiques et au
discours scolaire. Il n'y a pas d'autonomie de la science linguistique, il
n'y a pas d'autonomie de la réflexion sur le langage en général. Il faut
interroger, en 1890 tout spécialement, sur ce que Meschonnic appelle
les autres « disciplines du sens
(9) », les autres sciences humaines en
général qui partagent le même objet et le domaine du politique. Les
enjeux de la question linguistique resteront mal déterminés tant que les liens entre ces différentes disciplines resteront flous : seule la sociologie,
dont l'histoire est la plus avancée, a démontré ses liens privilégiés
avec la linguistique fin de siècle, au point que la théorie d'une « tutelle
sociologique » (selon l'expression de Sylvain Auroux
(10)) des jeunes
sciences du langage est aujourd'hui généralement reçue. nous
voudrions élargir ce point de vue en soulignant le rôle joué par d'autres
disciplines, sans prétendre donner un tableau complet de la situation:
à bien des égards, la linguistique est d'abord sous la « tutelle » – s'il
faut adopter ce langage paternaliste – de la psychologie. non que la
philologie ait besoin nécessairement de soutenir de frêles efforts après
tout centenaires. Il arrive seulement qu'après 1850, le siècle voit survenir
une véritable déferlante psychologique et cet aspect est en général
délaissé ou négligé comme archaïsme. gabriel tarde donnait, en 1876,
le portrait suivant du psychologue contemporain (on pardonnera cette
longue citation, nous plantons un décor) :
« Celui-ci est tout en dehors, toujours en mouvement ; il voyage
beaucoup, soi-disant pour étudier les races humaines et faire de l'ethnologie,
ou pour visiter des musées et faire de l'esthétique. Il trace des
milliers de portraits littéraires, comme Sainte-Beuve, pour parvenir,
dit-il, à classer les diverses familles d'esprits. Si son sommeil est
habituellement agité, il tient registre de ses songes, comme M. Alfred
Maury, dont le livre est, du reste, des plus instructifs. S'il est père, il
note avec sollicitude les moindres gestes, les moindres mots de son
enfant au berceau, pour induire de là comment l'esprit s'éveille au jeune
âge. Ce sera, si l'on veut, de l'embryologie mentale. Il fait, avec Darwin,
de la psychologie animale et suit scrupuleusement les manifestations
du sentiment moral, du sentiment esthétique, du sentiment religieux
lui-même chez les singes et les perroquets. Il fera bientôt de la psychologie
végétale, de la psychologie minérale, pour peu que la science
continue à nous ramener aux monades de Leibniz. Il recherche avant
tout les faits rares et curieux, par exemple, le cas de névropathie
cérébro-cardiaque, où le malade a, paraît-il, une personnalité de
rechange et croit être un autre et dit même : “Je suis un autre” ce qui,
certes, est bien étonnant puisqu'en parlant ainsi, il dit je. Il est linguiste,
il est naturaliste, il est aliéniste, et, sans avoir beaucoup disséqué, il a
parcouru assez de planches d'anatomie pour ne point brouiller la
substance grise et la substance blanche quand il en parle, et il en parle
souvent, notamment M. Bain, ainsi que de bulbe rachidien, de ganglions et de couches optiques. enfin, il est physicien et mathématicien
; c'est lui qui a découvert le logarithme des sensations non sans
fortes objections de Hering, et fondé la psychophysique (11). »
Telle est l'atmosphère de notre travail : le personnage important,
encore en 1890, c'est le psychologue. notre linguiste est rangé auprès
du naturaliste, coincé entre le médecin et l'aliéniste. Cela naturellement
ne remet pas en cause l'importance ultime de la sociologie dans la
constitution d'une linguistique générale. Simplement, il nous semble
que cet arrière-plan est pour l'heure beaucoup trop négligé pour qu'on
puisse avoir une conception claire de la réflexion linguistique au XIXe
siècle. La question de la relation langue-pensée, notamment, est prise
en charge par ces nouveaux analystes de l'âme que sont les tout
puissants psychologues. Tarde ne cite pas le cas du psychologue de
l'éducation, mais il évoque les recherches sur l'enfant. Dans le décor
scientifique que nous avons à prendre en compte, la psychologie appliquée
à l'éducation et, d'une manière générale, les sciences de l'éducation
pèsent d'un poids considérable. La question scolaire est à l'ordre du
jour, la plupart des linguistes sont passionnés par la question de
l'apprentissage de la langue et ils sont même politiquement impliqués
dans la réforme de l'école. Il est évident que la persistance de notre
question philosophique a à voir avec la question scolaire : la grammaire
générale n'a cessé d'être enseignée jusqu'à la fin du XIXe siècle, en dépit
des critiques d'ordre pédagogique qui la grèvent depuis le siècle précédent
déjà. Ce pourrait être une première raison pour interroger le
champ éducatif. Mais surtout, les réformes scolaires en cours ont fait
de la langue et de son rôle dans la formation de la pensée un point
capital de la réflexion républicaine. Comprendre ce rôle formateur de
la langue dans le discours d'école de la fin du XIXe siècle, c'est aussi
comprendre à quoi mène la réflexion sur les rapports langue-pensée à
cette époque : à arriver à lire, plus précisément, le
Dictionnaire de
pédagogie de Ferdinand Buisson, somme problématique des discours
d'école entre 1880 et 1911, dont les propos sur la langue sont à la fois
riches et contradictoires. notre enquête sur le traitement de la question
langue-pensée à la fin du XIXe siècle nous a portée naturellement vers
le discours scolaire.
D'où une réflexion possible, à partir de ce sujet, sur le sujet parlant
républicain. Quel sujet veut-on former à l'école de la République en
enseignant la langue nationale ? La théorie pédagogique développée dans les années 1880-1890 s'appuie sur les savoirs scientifiques disponibles
et ceux-ci remettent en question le rapport privilégié de la langue
à la pensée qui fonde, pour parler vite, l'éducation classique. La langue
cesse d'être l'instrument parfait de la raison, dégrossi, affûté par la raison
elle-même en progrès. Le gouvernement de l'esprit et de la langue
devient problématique quand le rapport entre les deux est marqué par
l'insubordination. L'écolier de la IIIe République, l'enfant du peuple
notamment, ne maîtrise pas sa langue : jusqu'ici le constat n'est pas
original. Mais si la combinaison langue-pensée est conçue essentiellement
comme un rapport instable, imprévisible et jamais définitif, la
question de son enseignement est profondément renouvelée.
(...)
1. Henri Marion, « La parole et les
langues »,
Leçons de
psychologie appliquée à
l'éducation, Paris, A. Colin,
1882, p. 438-446.
2. Le premier titre anglais
est le suivant :
The Life
and Growth of Language.
An Outline of Linguistic
Science. Il a été traduit en
français par l'auteur
lui-même par
La Vie du
langage.
3. L'expression est de
Claudine Normand,
in Sylvain Auroux (dir.),
L'Histoire des idées
linguistiques, Paris ; Liège,
Mardaga, 2000, t. III,
p. 444.
4. Georges Mounin,
Histoire de la linguistique,
des origines au XXe siècle,
Paris, PUF, 1967, p. 182.
5. Cf. André Chervel,
… Et il fallut apprendre à
écrire à tous les français.
Histoire de la grammaire
scolaire, Paris, Payot, 1977.
6. Il s'agit de deux ouvrages,
Les Antinomies linguistiques
[Paris, Alcan, 1896] et
Le Langage martien [Paris,
Maisonneuve, 1901],
diffusion Didier
érudition/Paris X Nanterre,
Paris, 1986.
7. Avec la thèse de Piet
Desmet,
La Linguistique
naturaliste en france (1867-
1922), Louvain, Peeters,
1996 et des publications
plus récentes, jusqu'à Claude Hagège,
Halte à la
mort des langues, Paris,
Odile Jacob, 2000.
8. Dans
La Linguistique
et l'appel de l'histoire,
Genève, Droz, 1978.
9. Dans
De la langue française,
essai sur une clarté obscure,
Paris, Hachette, 1997.
10. Dans
L'Histoire des idées
linguistiques, Paris ; Liège,
Mardaga, t. III, 2000. Une
expression parmi d'autres
de cette théorie : « Sous
l'influence de Meillet, la
linguistique générale est
donc, en France,
fortement orientée par un
sociologisme qui introduit
un principe d'explication
dans les données sans
faire intervenir de
bouleversement dans les
méthodes. » (Claudine
Normand,
op. cit., p. 455.)
11. Gabriel Tarde,
Maine de
Biran et l'évolutionnisme en
psychologie, Le Plessis-
Robinson, Institut
Synthélabo pour le progrès
de la connaissance, 2000,
p. 55-56.