Gravity Greater than Velocity –
L'asymptote de Vincent Lamouroux
Arnauld Pierre
(extrait, p. 5-8)
« Un mobile roulant animé d'une vitesse suffisante s'élève et plane, l'adhérence au sol
étant, par la vitesse, supprimée. Quitte à retomber s'il n'est pas muni d'organes propres
à le propulser sans point d'appui solide. » Alfred Jarry, Le Surmâle (roman moderne,
1902)
Avec
The Wheel and the Way (2005), Vincent Lamouroux a donné l'œuvre qui
permet d'embrasser en un regard synoptique l'imaginaire et le monde de références sur
lequel s'appuient, avec une cohérence remarquable, les développements de sa réflexion
créatrice. La pièce en question est une sorte de
statement revêtant l'aspect d'une
peinture murale, adaptable aux dimensions du lieu d'exposition. Sous la forme de lettres
vinyliques disposées selon les rayons d'un motif circulaire, comme une roue ou le cadran
d'une horloge, elle égrène une douzaine de mots et de locutions dont le sens s'avère
étroitement approprié à la situation spatiale qu'ils construisent :
station et
acceleration
s'opposent sémantiquement et visuellement, l'un à midi, l'autre à six heures ; de part
et d'autre, se lisent successivement, dans le sens des aiguilles d'une montre :
potential
energy, gravitation, free fall, velocity, projectile motion, centripede acceleration,
friction, acceleration stress, centrifugal force et
kinetic energy. Soit le vocabulaire
et les notions de la physique du mouvement, de la cinématique et de la dynamique,
systématiquement déclinés. Et inscrits de telle manière, en partant du centre vers la
périphérie, qu'ils organisent une sorte de fuite du regard et un entraînement de la vision
dont la conséquence sensible est d'assimiler l'observateur tout entier à la chose évoquée
et de le faire participer du monde des mobiles ainsi décrit. Si
The Wheel and the Way
est par excellence l'œuvre qui parle de l'œuvre et qui la met en abyme, c'est que le plus
clair de la production de Lamouroux depuis son apparition sur la scène artistique, au
début des années 2000, a été en effet consacré à l'invention d'objets, d'installations et
d'environnements qui se présentent comme autant de structures de vitesse et de mise en
mouvement du spectateur –
Scape (2005-2006) en est à ce jour l'une des meilleures
illustrations.
Installé en sa première occurrence au
Mamco à Genève en 2005,
Scape est une
structure suspendue en tubes d'acier cintrés dont la trajectoire serpentine entraînait
l'observateur à sa suite dans la totalité des salles du premier étage, lui faisant « visiter sa
propre exposition » tout en le transportant « au-delà de son propre corps de passant
(1) ».
Réinstallée l'année suivante au Palais de Tokyo à Paris, dans le cadre de l'exposition
« Cinq milliards d'années », l'ossature métallique, faisant retour sur elle-même, allait
jusqu'à traverser la paroi en deux endroits, dessinant la figure gigantesque d'un huit :
le signe de l'infini, mais aussi bien le « grand huit » des parcs d'attraction et des rampes
de
rollercoaster, l'une des références avouées de l'œuvre, avec les glissières tubulaires
qui conduisent la bille d'acier des flippers. Nulle bille ni chariot de
rollercoaster,
cependant, sur les rails de Lamouroux, puisque c'est en l'occurrence l'œil qui joue le
rôle du mobile, et que c'est le regard qui se trouve accéléré par les forces perceptuelles
de l'œuvre jusqu'à lui permettre, idéalement, d'atteindre une vitesse libératoire –
scape, forme ancienne et contractée de
escape, est alors à prendre dans son sens de
« fuite », ou d'« échappement ». Confronté à ces rails pour la vision, on se surprenait à
des comportements qui en rappellent d'autres : ceux, par exemple, des membres les plus joueurs du public rasant les parois des dernières grandes sculptures ondulantes
de Richard Serra, prenant la tangente des courbes et s'en servant comme d'une sorte
de piste de bobsleigh, de rampe de skateboard ou comme la vague figée d'un spot
de surf, pour y faire glisser le regard et aller chercher, dans l'énergie suggestive des
lignes, l'impulsion qui, à la traîne du regard, propulse le corps. Semblables stratégies de
déplacement font bien de
Scape, dans les termes de l'artiste, une sorte de « manège, tout
en légèreté et dynamisme, pour la glisse, la vitesse, la sensation intense du mouvement »,
ou encore : « un embrayeur d'imaginaire qui projette le visiteur dans l'univers des jeux
et des sports célibataires contemporains où la vitesse et la sensualité du mouvement
portent le corps aux limites de l'apesanteur ». Ce qui est aussi une manière de rappeler
que les œuvres de Lamouroux n'oublient jamais d'intégrer la dimension perceptive de
leurs modèles, qu'ils soient tirés des attractions populaires, des effets spéciaux du cinéma
ou de la culture visuelle des avant-gardes et de ses utopies technologiques, ainsi que
de répercuter le choc des bouleversements sensoriels dont ils furent tout à la fois le
symptôme et l'occasion.
C'est ainsi que les
visual studies ont récemment fait passer le
rollercoaster de
simple pourvoyeur de sensations fortes, pour amateurs peu regardants sur la subtilité des
moyens, au statut d'emblème d'un type d'avidité perceptive associée aux transformations
du regard à l'âge moderne, où l'immersion kinesthésique et l'engagement proprioceptif
seraient venus contrebalancer l'orientation oculaire dominante des tâches et des
comportements requis par l'organisation rationnelle du travail et par un milieu urbain de
plus en plus en plus machinisé.
Rollercoasters, montagnes russes, manèges et grandes
roues – auxquelles le sens de lecture giratoire de
The Wheel and the Way faisait peutêtre
allusion – constitueraient ainsi un détournement des technologies de déplacement
et de mise en mouvement dominantes, au profit d'un réinvestissement du corps dans
des activités de divertissement où la vitesse n'est plus seulement ce qui met au défi les
capacités ordinaires du regard, mais ce qui permet d'éprouver, à travers un acte souvent
paroxystique et pouvant aller jusqu'à l'inconfort viscéral, la pleine conscience de son
être corporel. Le toboggan est un autre de ces vecteurs d'immersion kinesthésique que
cette histoire devrait d'ailleurs prendre en compte, comme
Carsten Höller l'a récemment
fait avec
Test Site, une installation de trois glissières tubulaires en forme d'hélices dans
le Turbine Hall de la Tate Modern d'octobre 2006 à avril 2007. Celles-ci offraient le
spectacle de leurs utilisateurs autant qu'elles s'adressaient à l'expérience corporelle de
ces derniers, à qui il était donné de vivre cet instant de panique intérieure qui s'empare
des esprits soudainement envahis par l'intensité des perceptions physiques. Cette analyse
des loisirs populaires et des besoins sensoriels auxquels ils répondent est ce qui a permis
à Scott Bukatman d'amender les thèses de Jonathan Crary sur la perte de corporéité
affligeant l'expérience de l'homme moderne, sur la schize de la sensorialité entre l'acte
de voir et le corps de l'observateur, sur l'hiatus entre la kinesis de l'âge de la machine
et l'espace haptique. Au motif que le rôle historique des loisirs populaires aurait été au
contraire de solliciter à nouveau « une acuité corporelle décuplée, et même exagérée, en
relation avec des environnements hautement technologisés
(2) ». Il ne suffit pas de rappeler,
en regard de cette discussion, que Lamouroux est un connaisseur confirmé des objets
qu'elle prend en considération – et de leur longue histoire, qui mène des toboggans
de glace de la Russie impériale (les « montagnes russes ») aux réalisations toujours plus gigantesques et techniquement accomplies des parcs d'attraction modernes, en
passant par les entreprises téméraires des premiers promoteurs de « grand huit » et de
rollercoasters, qui, en Europe comme aux États-Unis, suivaient à la trace les progrès du
chemin de fer et de l'industrialisation
(3). L'artiste a aussi relevé, à travers des campagnes
photographiques qu'il poursuit occasionnellement, les indices de la profonde et durable
imprégnation de ce divertissement populaire au cœur d'un tissu social et urbain dont
le modèle résidentiel favorisa l'implantation, dans les jardins et arrière-cours, de
rollercoasters à usage privé, aux dimensions et à l'ambition technologique plus ou
moins affirmées. Les images qu'il en rapporte documentent ainsi le stade ultérieur de
l'appropriation et du détournement par les classes moyennes et populaires de ces
vecteurs de mouvement célibataire et compensatoire, détachés de toute finalité pratique,
de ces exutoires voués à l'expression d'une pure jubilation sensorielle.
(...)
1. Sauf indication contraire, toutes les citations de l'artiste proviennent des commentaires d'oeuvres rédigés pour son site internet personnel (
www.vincentlamouroux.net).
2. S. Bukatman,
Matters of Gravity. Special Effects and Supermen in the 20th Century, Durham & Londres, Duke University Press, 2003, p. 2. Pour la controverse avec J. Crary, voir les p. 83-88.
3. Pour une brève mais très instructive histoire de ces techniques, voir : Joseph Lanza,
Gravity. Tilted Perspectives on Rocket Ships, Rollercoasters, Earthquakes, and Angel Food, New York, Picador, 1997, p. 135-147.