D'Isou aux groupes lettristes
(extrait, p. 7-9)
Que sait l'amateur éclairé, l'homme cultivé du
lettrisme ? Peu de choses en réalité. Qu'il a été fondé
par un poète au nom étrange, Isidore Isou, que ses
membres ont pratiqué la poésie phonétique et le
scandale, qu'ils ont fait quelques films, frayé avec les
situationnistes et exposé, de temps à autre, dans de
petites galeries du sixième arrondissement, du côté
de Saint-Germain-des-Prés. C'est tout, ou à peu
près. Le lettrisme et son fondateur méritent
évidemment bien plus.
Peu de créateurs d'un mouvement artistique ont
autant marqué le groupe qu'ils ont fondé qu'Isou.
Et pourtant, on ne saurait confondre l'un et
l'autre. Les relations entre Isou et les lettristes ont
beaucoup évolué au fil du temps, mais elles n'ont
toujours eu que peu à voir avec celles qu'ont pu, par
exemple, entretenir André Breton et ses camarades
du groupe surréaliste. Mais j'y reviendrai.
La biographie d'Isou, d'une simplicité presque
désarmante, ressemble à celle de Kant : une vie
dédiée au travail, sans fantaisie ni rien qui put le
détourner de son œuvre. Isou a vécu l'essentiel de sa
vie au 42 de la rue Saint-André-des-Arts, dans une
chambre d'hôtel rachetée dans les années 1960 avec
l'aide financière de quelques camarades pour en faire
un studio d'une extrême austérité, sans peinture au
mur, sans le moindre confort. Une table, une chaise, un lit. Dans la salle de bains, la baignoire servait à
ranger, un peu n'importe comment, les tableaux. Ce
qui lui imposa la fréquentation des bains publics tant
que sa santé le lui permit.
Loin de la légende de Saint-Germain-des-Prés
qu'ont écrite les historiens du situationnisme, ce fut
une vie sans écarts. Isou ne buvait pas, ne fumait pas,
travaillait sans cesse et il avouera, à la fin de sa vie,
que « l'invention et la découverte exigent des efforts
immenses ». « On ne devient plus, aujourd'hui,
ajoutait-il dans ce texte presque mélancolique, un
Rimbaud ou une Berthe Morisot aussi facilement
qu'auparavant : les efforts doivent être multipliés,
densifiés, surtout devant l'augmentation galopante
de la population et de l'intelligence, sinon du génie.
Devant la difficulté de l'œuvre, il faut insister
(1)… »
Ce fut également une vie sans violence. Isou a
écrit des dizaines de pamphlets d'une extrême
cruauté, lancé de nombreux scandales mais il s'est
toujours tenu à distance des coups de poing et des
bagarres
(2). Couard ? Peureux ? Non. Attaché à la
protection de sa puissance créatrice, comme il
l'explique au tout début de sa carrière, au moment
même où les journaux sont pleins de récits de
bagarres lettristes : « J'en ai marre, écrit-il en 1950,
des individus qui sont intransigeants par leur
personne parce qu'ils n'ont rien d'autre à sauver à
côté. Un créateur est comme ‘enceinte'. Il ne peut
pas faire des gestes imprévoyants et aventureux. Il a
peur de ce qu'il porte en lui. Un coup de pied dans le qu'il a patiemment nourri
(3). »
À l'inverse de Kant, Isou a eu de nombreuses
maîtresses, mais jamais il ne s'est laissé détourner de
son chemin par des questions sentimentales. Auteur
de plusieurs romans pornographiques, son seul
maître en la matière fut le Lysias de Platon qui
explique, dans le
Phèdre, que les amours les plus
heureuses sont celles qui font l'économie du
sentiment amoureux: si on investit peu, on ne
souffre pas lors de la rupture.
Toute sa vie aura, en fait, été dominée par cette
exigence de mener à bien son aventure créatrice. Il
s'en explique longuement dans
La Créatique, livre
fleuve auquel il aura travaillé pendant quarante ans :
« Si je n'avais pas été un créateur obligé de défendre
ses apports, aucun motif ne m'aurait conduit, un
samedi, chez Gaston Gallimard, pour essayer de le
convaincre de publier mon premier ouvrage, comme
il l'a fait, aucune force ne m'aurait incité d'organiser
une manifestation au théâtre du Vieux Colombier, à
la suite de laquelle les journaux du monde entier ont
parlé de moi, d'exposer mes principes dans une
conférence à l'université de Lausanne, d'obtenir des
millions de francs de Rotschild ou de Giacometti
(4),
ou un doctorat d'État, de pouvoir faire la cour à des
femmes riches qui m'ont cédé, de présenter un film
au studio de l'Étoile, d'être entouré d'une estime et
d'un amour croissants
(5). »
(...)
1. Isidore Isou,
La Créatique ou la Novatique,
Al Dante, 2003, p. 1332.
2. Compagnon de la première heure, rapidement brouillé, Robert Estivals raconte avoir assisté à une bagarre entre Isou et Debord, boulevard Saint-Germain devant l'Old Navy. Si ce n'est pas reconstitution
a posteriori, c'est l'exception qui confirme la règle.
3. Isidore Isou,
Précisions sur ma poésie et moi, Les Escaliers de Lausanne, 1950, p. 79.
4. Ce dernier lui offrait des sculptures qu'il allait aussitôt mettre en vente…
5. Isidore Isou,
La Créatique ou la Novatique, p. 970.