L'amour de l'art
(p. 11-14)
L'antiquité, par le truchement de Pline et de quelques autres
auteurs, nous a livré plusieurs histoires d'hommes épris de statues
: l'un souilla nuitamment la Vénus / Aphrodite de Praxitèle à
Cnide, l'autre un Cupidon nu du même à Parium en Propontide,
« égal à la Vénus de Cnide pour la renommée et l'outrage : car
Alcetas de Rhodes en tomba amoureux et y laissa aussi pareille
trace d'amour »
(1). Plus tard, Élien assurait qu'un jeune Athénien
se tua en gémissant pour n'avoir pu obtenir une statue de la
Bonne Fortune – peut-être aussi de Praxitèle – qu'il aimait follement
(2).
Plus tard encore,
Les Amours du pseudo-Lucien – une dispute
sur le thème classique : doit-on préférer l'amour des femmes
ou celui des garçons ? – ont pour cadre la ville de Cnide en Asie
mineure, et avant tout le temple d'Aphrodite. Les interlocuteurs
admirent la statue avec passion, puis remarquent une tache sur
l'une des cuisses.
La blancheur éclatante du marbre décelait encore plus ce défaut.
D'abord j'imaginai, avec quelque vraisemblance, que ce que nous
apercevions était naturel à la pierre. Les plus belles ne sont pas absolument
exemptes de défaut, et souvent un accident les empêche d'être
d'une beauté parfaite. J'admirais
en cela même l'art de Praxitèle, qui
avait su cacher cette difformité du marbre dans l'endroit où l'on pouvait
le moins l'apercevoir. Mais la néocore qui nous accompagnait
nous détrompa, en nous racontant une histoire incroyable et tout à
fait surprenante. Un jeune homme d'une famille distinguée, nous
dit-elle, mais dont le crime a fait taire le nom, venait fréquemment
dans ce temple. Possédé de quelque mauvais génie, il devint éperdument
amoureux de la déesse. Il passait ici des journées entières.
D'abord on attribua sa conduite à une vénération superstitieuse. En
effet, dès la pointe du jour, avant le lever de l'aurore, il accourait en
ce lieu, et ne retournait à sa demeure que malgré lui, et longtemps
après le coucher du soleil. Durant tout le jour, il se tenait assis visà-
vis de la statue, ses regards étaient continuellement fixés sur elle,
il murmurait tout bas je ne sais quoi de tendre et lui adressait furtivement
des plaintes amoureuses. […]
Déjà sa passion s'irritant de plus en plus, il en avait gravé des
témoignages sur toutes les murailles. L'écorce délicate de chaque
arbre était devenue le héraut de la beauté d'Aphrodite. Il honorait
Praxitèle à l'égal de Zeus même. Tout ce qu'il possédait de précieux,
il le donnait en offrande à la déesse. Enfin, la tension violente de
sa passion lui fit perdre la tête, et son audace se fit l'entremetteuse
de ses désirs. Un jour, vers le coucher du soleil, sans que les assistants
s'en aperçussent, il se glissa derrière la porte, et se cachant
dans l'endroit le plus enfoncé, il y resta sans faire le moindre mouvement
et respirant à peine. Les prêtresses, suivant l'usage, fermèrent
la porte en la tirant sur elles de dehors et le nouvel Anchise fut
enfermé dans le temple. Qu'est-il besoin que je vous fasse le détail
du crime que cette nuit vit éclore ? Le lendemain on découvrit les
vestiges de ses embrassements amoureux, et la déesse portait cette
tache, comme un témoin de l'outrage qu'elle avait reçu. À l'égard du
jeune homme, on dit qu'il disparut, et l'opinion commune est qu'il
se précipita contre des rochers ou s'élança dans la mer.
La prêtresse parlait encore que Chariclès l'interrompant s'écria :
« Une femme se fait donc aimer, même lorsqu'elle est de pierre ! Eh,
que serait-ce si l'on voyait vivante une beauté si parfaite ? Ne préférerait-
on pas une seule de ses nuits au sceptre de Zeus ? » Callicratidas
lui répondit en souriant : « Nous ne savons pas encore, Chariclès,
si en arrivant à Thespies nous n'apprendrons pas une foule d'histoires
semblables ; en attendant, ceci est une preuve manifeste qui
dépose contre cette Aphrodite qui t'est si chère. – Comment ? » lui
demanda Chariclès. Callicratidas lui répondit, et avec assez de raison
ce me semble : « Ce jeune homme amoureux avait le loisir d'une
nuit entière, et pleine liberté pour satisfaire sa passion ; cependant,
il a eu commerce avec le marbre comme avec un garçon [παιδικῶς], et
il eût bien voulu, je crois, qu'elle ne fût pas une femme par devant. »
Tout en concentrant ses regards sur le dos, Callicratidas,
l'amateur de garçons, est forcé de reconnaître le caractère excitant de la statue : « que ces flancs charnus offrent une agréable
prise ! Et comme les chairs de ces fesses s'arrondissent
avec
grâce ! […] Mais qui pourrait exprimer combien ces deux fossettes
sur les reins sourient agréablement ? » Etc. C'est là une
des caractéristiques de Praxitèle : « Si grand était l'art du sculpteur
[δημιουργός] que la nature résistante et dure du marbre s'appropriait
à chaque partie de son corps. »
(3) La magie de son art
tient, entre autres, à ce pouvoir d'attendrir le marbre, au point
de faire tourner la tête à cet ennemi des femmes. La transgression
nocturne du jeune homme en est l'effet, fou et désespéré,
mais presque naturel : quoique de marbre, l'Aphrodite semble de
chair. Tel fut longtemps le but que se proposa un art véritable : il
doit devenir nature, et pour cela se cacher de lui-même, comme
l'affirme justement Ovide (
ars adeo latet arte sua). Décrivant
le tableau de Titien
Vénus et Adonis, Lodovico Dolce (qui avait
adapté dans ses
Trasformazioni les
Métamorphoses d'Ovide)
rappelle à point nommé l'histoire de la statue de Cnide ; mais,
ajoute-t-il, si la Vénus en marbre du sculpteur grec a su pénétrer
un jeune homme jusqu'à la moelle au point d'y laisser sa
tache, celle de Titien, « qui est de chair, qui est la beauté même,
qui semble respirer », excitera l'ardeur de tous, de vous, de moi,
du plus froid au plus vieux : « Je vous jure, Monseigneur, qu'il
n'est homme si aigu de vue et de jugement, qui en la voyant ne
la croie vivante : ni personne de si refroidi par les ans, ou si dur
de complexion, qui ne sente tout son sang se réchauffer, s'attendrir
et s'émouvoir dans ses veines. »
(4) À ce degré de passion,
l'amour de l'art ne peut que s'abîmer dans une extension du
fantasme qui rend vivant le simulacre : c'est l'objet du poème
ovidien. Sa nature est celle d'une imagination débordante, qui
ne saura s'apaiser un temps que dans le rêve et la pollution,
volontaire ou involontaire.
Réciproque de cette fantaisie : celle qui veut que la statue
s'anime d'elle-même sous l'effet d'un désir pour le vivant. C'est
le cas de la Vénus d'Ille, dans la nouvelle de Mérimée (1837) – une
antique statue de bronze, dont l'amour est mortel –, ou encore,
de ces hyperboles baroques qui dénotent un amant en extase :
ainsi parle le père Antonio Rocco par la voix de son double, le
pédagogue Philotime décrivant les lèvres du jeune Alcibiade,
puis ses fesses en plein ébat amoureux :
Le corail animé qui rougissait en ces lèvres divines, avec une juste
proportion, aurait (ô très puissant aimant d'amour !) invité aux baisers
les statues inanimées et leur aurait par leur moyen infusé l'âme
et la vie.
Les globes arrondis, rivaux des globes célestes, étaient vifs, parsemés
de troènes animés et de narcisses. […] Le mouvement réglé
et grave que par un doux ébat leur dictait le glorieux enfant aurait
donné la trique aux statues de bronze et de marbre, averrebe incazzite
le statue di bronzo e di marmo. (5)
On songe aux statues semi-animées des fêtes galantes de
Watteau, qui semblent s'éveiller et présider aux charmes de
l'amour éployés à leurs pied
1. Pline l'Ancien (23-79),
Histoire naturelle, xxxvi, 21, 22. V. le catalogue
Praxitèle, musée du Louvre, 2007, « Principales sources littéraires
antiques… », s. v. Valère Maxime, Lucien, Élien, p. 424, 425, 426.
2. Élien (v. 170-v. 235),
Histoire variée, ix, 39.
3. Pseudo-Lucien (iie-ive s. ?)
Les Amours, 13-17 : texte grec et trad.
anglaise MacLeod,
Works, t. viii (1967) ; trad. fr. Belin de Ballu (1788),
ici modifiée ; reprise dans al-Jahîz,
Mérites ; voir aussi la traduction
Maréchaux, Paris, Arléa, 1993.
4. Lodovico Dolce, lettre à Alessandro Contarini, v. 1554 : Mark W.
Roskill,
Dolce's « Aretino » and Venetian Art Theory of the Cinquecento,
New York University Press, 1968, p. 214-216.
5. Antonio Rocco,
Alcibiade fanciullo a scola (v. 1630) : éd.
L. Coci (1988), Rome, Salerno editrice, 2003, p. 44, 87 ; traduction française
anonyme (1866) dans al-Jahîz,
Mérites. Antonio Rocco, frère
mineur et professeur de philosophie et de rhétorique, était membre
de l'académie vénitienne des Inconnus.
6. Carr, 1960, p. 244.
(6).